Atelier


Marielle Macé

Connaître et reconnaître un genre littéraire

Ce texte est la communication introductive à un colloque intitulé "Compétences, reconnaissance et pratiques génériques" (resp. R. Baroni et M. Macé), (Lausanne, 26 et 27 novembre 2004 et Paris, 21 et 22 avril 2005).

Pratiques générique : perception, mobilisation, expérience

Nous avons placé le sujet de ce colloque sous le signe du « tournant pragmatique » imprimé aux études littéraires. On connaît, de ce point de vue, l'histoire de la notion de genre, qui (pour la dessiner à très gros traits) est allée de l'attitude normative – présente dans l'idéal classique de convenance générique, indissociable de la notion d'imitation et des genres constitués de la rhétorique –, à l'essentialisme – contenu dans les pensées historiques promues par le Romantisme, la logique hégélienne des genres et l'évolutionnisme de Brunetière –, puis à une démarche structurale – qui a triomphé dans la narratologie –, enfin à une attitude pragmatique, promue par exemple par Alastair Fowler, Marie-Laure Ryan et Jean-Marie Schaeffer, qui insiste sur l'observation des pratiques du genre et leur transformations dans des contextes historiques donnés. Cette vision pragmatique permet de poser la question générique en termes de fonctions et de pratiques : dans cette « bourse de l'imaginaire » (Alastair Fowler, Kinds of literature) qu'est le système des genres, c'est en effet la valeur d'usage qui prime. Les genres sont des supports d'opérations accomplies par les acteurs de la vie littéraire, et susceptibles de remplir une grande variété de fonctions : esthétique, herméneutique, cognitive, affective, politique… On se situera à l'intérieur de cet intérêt pour les pratiques génériques : le genre c'est ce dont on se sert.

Cette mise en avant des pratiques a d'abord consisté dans notre réflexion à regarder le genre comme un crible de la lecture, une catégorie de la réception. « Les genres littéraires dépendent peut-être moins des textes eux-mêmes que de la façon dont ces textes sont lus », enseignait Borges. Dans la dialectique de défamiliarisation et de respect des conventions que suppose toute expérience esthétique (quoique évidemment du classicisme au modernisme leur rapport soit inversé), le genre est la part de généralité et de « connu » qui assure la communicabilité du texte à son lecteur, et son inscription dans l'histoire des formes. Mettre l'accent sur la fonction de criblage, de médiation ou de filtrage qu'ils exercent dans la lecture permet d'échapper à l'illusion de l'idéalité des genres, mais en même temps d'accepter la forme de transcendance qu'ils incarnent : général mais non universel, élément d'un système de relations mais aussi objet d'une mémoire au long cours, tissant des liens entre des individus qui l'adaptent à leur tour, entité floue mais fortement structurante, le genre est « généralité intermédiaire » (Antoine Compagnon, La notion de genre), « idéalité incarnée » (Gérard Genette, Figures V).

C'est ce statut de généralité intermédiaire qui nous a poussés à nous interroger sur le mode d'existence et de fonctionnement des catégories génériques : qu'est-ce qui, du genre, préexiste, c'est-à-dire est disponible, pour les individus ? On peut pour cela chercher à préciser la nature des usages du genre : le genre, est-ce quelque chose que l'on perçoit, quelque chose que l'on mobilise, quelque chose dont on fait l'expérience ? Comment fonctionne la perception du genre ? Est-ce un souvenir, un rappel ? la perception de signaux formels, la reconnaissance de valeurs? Qu'est-ce que mobiliser un genre ? actualiser une règle, moduler une norme, emprunter un filtre, cadrer une idée globale du sens ? Qu'est-ce que faire l'expérience d'un genre ? identifier un modèle, convoquer une filiation, percevoir une intention globale, produire une vision générique ? Les notions de compétences et de reconnaissance, dans leur hétérogénéité, nous sont apparues comme des leviers possibles pour ces questions.

Compétences, reconnaissance

J'en viens à quelques remarques sur ces deux notions que nous avons proposées : compétences (au pluriel) et reconnaissance (au singulier). Je voudrais insister sur la dissymétrie de ces notions, qui mobilisent chacune un domaine de référence, et fonctionnent en couplage avec d'autres concepts qui engagent des décisions fortes sur la nature de la pratique et de la relation génériques.

  • Compétences génériques

L'idée de compétences renvoie à une notion technique, héritée de Chomsky ; rapportée aux « compétences », la pratique des genres prend pour référence la linguistique et pour modèle de fonctionnement la production linguistique explorée dans ses mécanismes les plus fins (Chomsky a établi un couple compétence : « la connaissance que le locuteur a de sa langue » vs performance : « l'usage effectif de la langue dans des situations concrètes » ); appliquée aux pratiques génériques, l'idée de compétence met l'accent sur la question des critères et de leur maîtrise, et pose le problème de l'apprentissage de ces critères. Couplée à la notion de performance, elle dessine une temporalité duale, celle de l'actualisation d'un possible, qui correspond bien, il me semble, à notre perception intuitive de la narrativité comme logique des carrefours, ajustement, actualisation de potentialités. Vues à travers le prisme de la compétence, les pratiques des genres sont une façon de se rapporter aux possibles littéraires dans un cadre institutionnel et une interactivité donnés.

La compétence est également une notion centrale des sciences cognitives – elle a d'ailleurs servi de pierre d'achoppement dans le célèbre débat qui a opposé Chomsky à Piaget ; elle nous invite à à nous interroger sur le savoir que suppose un genre et les façons de l'acquérir (le débat s'ouvre alors du côté de la question de l'apprentissage, en opposition avec le constructivisme). Dans cette perspective cognitive, percevoir c'est « savoir exploiter une information et/ou savoir anticiper une action qui confère à cette information son contenu efficace, c'est entrer dans un jeu de sollicitation qui enclenche à son tour d'autres relais » (J. Morizot). Parler de compétences génériques permet alors d'insister sur la fonction des blancs du texte : « la part d'initiative dans l'attitude du sujet répond à la part d'indétermination présente dans le donné, en tenant compte que s'y trouve aussi déjà incorporé une part d'interprétation due au résultat d'expériences antérieures ».

La notion de compétences nous invite aussi à nous interroger sur le type de connaissances que fait naître le genre littéraire, alors transformé en filtre cognitif : l'ensemble des compétences s'organise-t-il en effet en un savoir générique spécifique ? Aborder les genres par le biais du concept de compétence générique débouche ainsi sur des interrogations d'ordre méthodologique formulées par Raphaël Baroni à l'occasion de ce colloque : quelles sont les procédures d'identification des genres ? les « compétences génériques » définissent-elles un protocole de réception, ou une abstraction éminemment subjective et variable construite par chacun ? Peut-on expliquer a posteriori, à travers une analyse textuelle laissant une large place à la notion d'implicite (ou de blanc textuel), quelles compétences étaient présupposées par l'œuvre pour assurer son intelligibilité ? Faut-il au contraire mettre en évidence, sur la base d'une enquête socio-historique, la façon dont les compétences moyennes de certaines communautés de lecteurs se différencient, évoluent, s'affrontent, permettent de lire les mêmes textes différemment ? En quoi la transformation des compétences génériques participe-t-elle de l'histoire d'un genre, et dans quelle mesure le contexte littéraire modifie-t-il ce rapport à l'historicité des normes discursives (notamment à travers le recours à la tradition) ? Devant la nouveauté, la répétition et l'accumulation sont nécessaires pour instituer une innovation générique, c'est-à-dire produire un apprentissage. Le genre, enfin, est-il définissable comme la modélisation d'un ensemble de compétences ?

Dans la mesure où elle est empruntée à la linguistique, l'idée de compétence encourage une vision de l'expérience littéraire comme acte de communication, et de l'oeuvre comme un message – dans le cas de la reconnaissance, l'œuvre est plutôt vue comme un objet, perçu dans sa globalité ; la fonction essentielle des traits génériques est alors de rendre possible la communication littéraire.

Mais on peut aussi faire un usage souple de la notion, et voir en elle l'occasion de s'interroger sur des problèmes de critériologie, en particulier sur la variabilité des traits de genre. Tout trait esthétique est en effet susceptible de devenir un trait de genre, une fois répété, varié, intégré à un ensemble signifiant. L'apprentissage scolaire et les lectures antérieures font la basse sourde de ce répertoire, système d'attentes et de capacités à percevoir les modulations, qui crée aussi l'espèce d'habitus (autre forme de compétence) d'un regard générique global (l'équivalent, pour les genres, de la grammaire universelle de Chomsky) ou d'une conscience de genre, ne serait-ce que parce que certains genres dépendent du savoir que nous avons déjà sur d'autres. On peut d'ailleurs se tromper de genre, et J.-M. Schaeffer parle du Marbot d'Hildesheimer, biographie sérieuse d'un personnage inventé qui ne fait jamais comprendre que son objet est fictif, comme d'un acte de parole qui a échoué à être reconnu pour ce qu'il était, faute du respect par l'auteur du pacte nécessaire à la reconnaissance générique.

  • Reconnaissance générique

La reconnaissance, justement, entraîne sur des terrains conceptuels assez différents. C'est une notion empruntée aux philosophies de la perception, de la mémoire et de l'identité ; elle a reçu en particulier, récemment, des développements importants en phénoménologie (chez Ricœur avec le récent Parcours de la reconnaissance, chez Barthes avec La Préparation au roman). Le modèle du fonctionnement générique devient celui du regard phénoménologique. La reconnaissance permet de mettre l'accent sur l'expérience générique dans sa singularité, voire sur le plaisir générique, tel qu'il a été exploré récemment par Genette dans un essai de pragmatique des genres ; elle pose le problème de l'identité, reformulée en termes d'exemplarité, de comblement. La temporalité générique n'y est plus celle de l'actualisation, mais celle de la mémoire en tant que telle : mémoire existentielle, la reconnaissance supposant la mobilisation globale d'un souvenir, et mémoire littéraire, le genre étant alors essentiellement pensé comme une façon de se rapporter au passé esthétique ; l'idée de reconnaissance nous tire ainsi à la fois du côté d'une phénoménologie de la lecture et du côté de l'histoire des formes ; tout ensemble en avant et en arrière de son temps, le genre devient une scansion essentielle du temps des œuvres.

Comme la compétence, la reconnaissance nous invite à mettre l'accent sur la composante cognitive des genres littéraires ; mais contrairement à la compétence, elle s'enlève sur un fond de méprise, et pose, dans l'acte de connaissance, la question de l'identité et de l'acquiescement au vrai, dans une dynamique connaissance / méconnaissance / reconnaissance. Ricœur précise dans son dernier ouvrage que la reconnaissance donne le sentiment d'un délai, d'une difficulté en forme d'hésitation ou de résistance : un écart est à la fois posé et franchi, qui peut faire de la reconnaissance la réitération de la force du connaître.

La reconnaissance, donc, désigne d'abord un certain type d'expérience esthétique, dont je trouve l'exemple chez Proust à propos du genre « église » : « L'abside de l'église de Combray, peut-on vraiment en parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d'élan religieux. […] Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j'ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d'elles l'abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d'une petite rue provinciale, j'aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que l'abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié : “L'Église !” » (Du Côté de chez Swann, Gallimard, 1987, p. 61).

Le Narrateur reconnaît le concept générique par la médiation d'une œuvre qui le lui a appris et permet de « passer d'un singulier à l'autre à travers une essence commune » (Gérard Genette, Figures V), c'est-à-dire à travers cette généralité intermédiaire qu'est le genre ; de la même façon nous reconnaissons le roman chez Sand, Dumas ou Stendhal qui l'incarnent à l'état d'hyperbole. Plusieurs composantes donc dans l'idée de reconnaissance : la médiation du général (ou d'une oeuvre qui « vaut » le genre, le sentiment du vrai, et le sentiment du comble (de l'exemplarité). À l'intérieur d'une phénoménologie de la lecture, que l'on aille du côté de « l'effet » (avec les analyses de Vincent Jouve sur le personnage), de « l'événement » (c'est la définition que donne Laurent Jenny du langage figural), ou de « l'intentionnalité » (pour Roman Ingarden) la reconnaissance devient un synonyme de l'expérience générique. Grâce au concept d'horizon d'attente, indissociable de celui d'« écart esthétique » (toujours la double détente de la pratique générique, dialectique de généralité et d'événement, de passé et de présent) Jauss avait d'ailleurs déplacé vers la phénoménologie, c'est-à-dire la considération de l'expérience du lecteur, la relation entre la règle et l'occurrence ; il a aussi ancré les normes dans le temps, insistant sur la variabilité historique des lois : si les premiers lecteurs partagent l'horizon d'attente de l'écrivain, la vie du texte est faite de la transformation progressive ou brutale de ces attentes, et, pour filer les métaphores, de l'angle de vision et de la position des lecteurs à l'égard du paysage littéraire.

La réflexion sur le « plaisir générique » qu'a récemment menée Gérard Genette fait une place essentielle à la reconnaissance : il existe quelque chose comme un plaisir générique, qui réside dans « la satisfaction esthétique que procure dans (à l'occasion de) la relation à une œuvre, le sentiment – fondé ou non, simple ou complexe, direct ou indirect – de son appartenance à un genre » (Figures V, p. 84). Le plaisir de certaines œuvres repose sur la relation privilégiée qu'elles entretiennent avec les attentes d'un genre ; les genres particulièrement contraints de la paralittérature suscitent plus que d'autres cette dialectique d'attente et de comblement, privilégient la conscience de la variation dans la répétition et le rapport ludique avec les conventions génériques que Genette a décrit comme le sentiment du « passage au second degré » (ce « moment où l'observance, nécessairement consciente, de la convention se nuance d'un auto-pastiche plus ou moins ironique, accentuations ou dénudation » qui peuvent donner le « sentiment d'une transgression des normes, transgression qui [parfois] les conforte en révélant à temps une fausse transgression », Figures V, p. 85-86). Même plaisir générique dans le romanesque, qui pourrait être défini comme une reconnaissance du comble du roman dans un roman, d'un état hyperbolique du genre. L'excès de l'aventure (la « narration narrative » disait Stendhal), le statut du héros, l'acmé des sentiments y réalisent de véritables précipités de roman.

L'idée de reconnaissance met également l'accent sur l'histoire littéraire, en faisant du genre la composante essentielle d'une « archive » (le mot est de Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation), l'outil de mobilisation d'une mémoire dans sa généralité. Une tradition exténuée peut continuer d'exister comme mémoire, dans l'hommage ou le saccage ; un texte peut charrier, par un effet de levier, tout un bloc mémoriel sur un fait de langue ténu ; il faut compter alors sur la capacité de reconnaissance du lecteur. Ainsi, si l'épopée ne fait plus partie du répertoire moderne, la première scène de combat de Voyage au bout de la nuit de Céline se construit sur le souvenir et le massacre de l'épopée. On y reconnaît une série de traits du genre épique : le mouvement collectif, l'expression de la totalité, la forme de la liste, le thème de la croisade… Dans ce geste de « connotation » générique, le genre fonctionne comme archive violente, la cruauté du passage n'éclate que si le lecteur projette sur ce carnage les valeurs épiques et le prestige patriotique du genre dont il a le souvenir : c'est l'impossibilité historique, l'obsolescence des valeurs épiques qui est mobilisée par cet usage du genre. Cette conception de l'expérience générique permet de sortir d'une vision législatrice : tout trait de genre n'est pas une loi, mais l'objet d'une projection, de la mobilisation d'un bloc mémoriel, ou d'un vacillement identitaire (c'est l'aveu amoureux lisible sous le portrait chez La Bruyère). Dimension cognitive (l'effort de l'esprit vers le général) et dimension identitaire (la projection du lecteur qui se sait requis) se croisent ici, articulant une compréhension, une mémoire et un événement qui rendent bien compte des fonctions profondes des genres. L'idée de reconnaissance implique en effet, dans la pratique du genre, la possibilité d'un mouvement d'adhésion et d'un sentiment du vrai ; c'est la conjonction d'un souvenir et d'une vérité qui s'articulent par exemple dans la reconnaissance de l'église chez Proust.

Reconnaître, enfin, c'est aussi « voir comme », solliciter une compétence littéraire pour produire une vision générique : la citation, la référence, jusqu'à la simulation et à la parodie sont d'autres cas d'usage large des genres ; les genres insérés ou les cas de « mimèsis formelle », sont de bons exemples de ce « voir comme ». L'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci de Valéry, Henri Matisse roman d'Aragon, L'Idiot de la famille de Sartre font ainsi un usage en mention du genre « roman », s'élaborant dans un appel global à ce point d'accroche extérieur qu'est pour l'essayiste le désir de fiction. La méprise générique est d'ailleurs l'un des moteurs de l'histoire du roman, l'auteur exposant par le malentendu, la charge et la confusion des pratiques les attentes majeures du genre. Le genre est en cela un objet de mémoire propre au littéraire. Pastorale américaine, de Philip Roth, naît de cette mémoire, l'anachronisme de la mention générique produisant un effet de sens puissant. La parodie aussi est un instrument d'écriture reposant sur la manipulation visible de traits textuels, et le plus sûr moyen de faire percevoir un genre : l'écrivain, s'étant livré à une opération de généralisation (« Imiter, c'est généraliser », écrivait Genette dans Palimpsestes) puise à un répertoire et le lecteur y reconnaît à l'état de caricature un modèle générique, tenu aussi fermement qu'en régime sérieux par un contrat de genre.

« Compétences » et « reconnaissance » offrent donc des vues contrastées de la mobilisation des genres dans nos pratiques littéraires. Un autre terme plus englobant aurait pu être préféré, celui de savoir. Chacune de ces notions embrasse en effet des dimensions qui en font des modes de participation du genre à la constitution de savoirs, deux façons d'appréhender l'idée d'un savoir générique : savoirs mobilisés ou savoirs produits par l'expérience des genres, la notion pourrait servir de médiation, ou de concept pacifiant, entre compétences et reconnaissance. Pourtant cette dissymétrie est féconde, qui permet de multiplier les ordres de connaissance en jeu dans le genre, et de tenir les deux bouts de la chaîne de l'expérience générique.

Mobilisation, perception, expérience : la pluralité des figures rend en effet compte de celle des pratiques génériques, de la diversité des façons pour les lecteurs et pour les textes de se rapporter au genre et de la gradualité des forces de désignation des noms de genre. C'est sur l'hétérogénité de leurs traits que les notions de compétences et de reconnaissance permettent in fine de mettre l'accent. Les genres qui embrassent une règle constitutive, ceux qui désignent un horizon d'attente, ceux que ne constituent que les lecteurs… n'impliquent pas les mêmes compétences. Tout trait de genre n'est pas une loi de genre, et tout trait de genre n'est pas un signal générique. Si le topos de la dissimulation ou la forme de la répétition, par exemple, connotent la comédie, elles ne lui sont pas plus indispensables qu'exclusives d'une autre appartenance générique. En retour, tout aspect textuel ou contextuel est susceptible de devenir pertinent génériquement (« genre-linked », dit Fowler), de fonctionner comme un « signal générique », de connoter le genre : mode mimétique, structure métrique, taille, sujet, valeurs, affects, finalité, personnages, structure de l'action, rappel intertextuel, rôle du lecteur … Ce qui était un trait de genre à une époque donnée peut perdre sa pertinence (la modestie d'une condition sociale n'implique plus la comédie), ou changer de fonction (les destinations tonales des vers en sont un bon exemple, un mètre pouvant se prêter à l'écriture d'une chanson après avoir été considéré comme héroïque).

Je voudrais donc entendre ces notions en un sens large pour en faire des outils maniables. Il s'agit en particulier de sortir de la problématique convenance-subversion qui a fait de la théorie des genres une véritable mécanique de commentaire dans la critique contemporaine, au profit d'une réflexion sur ce qu'apporte, en particulier en termes cognitifs, la mobilisation du genre. Plutôt que de mettre l'accent sur l'irréductibilité de l'œuvre au genre, sur le jeu de cache-cache avec la postulation générique, reconnue par le lecteur puis subvertie par le texte, il s'agit de s'interroger sur ce que la pratique des genres requiert et produit.

Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 10h39.