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Notes de la communication présentée par Par Sophie Rabau à Paris3 dans le cadre du séminaire du CERC en 2003:
"Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard : sur une lecture référentielle de l'Odyssée".

Deuxième partie: Identité entre le passé et le présent.



Identité entre le passé et le présent

Bérard dans son voyage prétend être face, sinon à ce qu'a vu Homère, du moins face à la réalité qu'Homère vise. Cela sous-entend une conception de l'histoire telle que le passé, ou plutôt l'expérience du passé, peut se retrouver tel quel dans le présent.


Le passé ne cesse d'être présent.


Pour faire comprendre, par contraste, le rapport de Bérard au passé, on pourrait caractériser d'abord ce rapport négativement comme un refus de l'idée de perte ou de disparition : le passé n'est pas cet objet absent, non disponible dont il ne reste que des ruines ou des souvenirs. Le passé est présent ici et maintenant et je peux le connaître. En ce sens Bérard peut être presque caractérisé comme l'antithèse du romantique au sens où la dimension de perte du passé n'apparaît pas chez lui. Au sens donc où il ne cherche pas à retrouver ce passé soit par un dépassement dialectique de la perte, soit par une l'idée d'une vision hallucinée du passé par sympathie telle qu'on la trouve chez Michelet. Bérard est face au passé dans le présent car le passé ne cesse d'être présent.

Chez Bérard une telle démarche repose d'abord sur une conception de la Méditerranée comme espace de la permanence et de la répétition (Sur ce point, voir aussi répétition, lenteur, permanence, extrait de L'histoire au risque du hors-temps: Braudel et la Méditerranée). Cette conception se marque d'abord dans certains tics stylistiques de Victor Bérard:

- Deux de ses expressions favorites quand il décrit les paysages méditerranéens sont «actuellement encore» et «toujours» (voir aussi Déjà et encore, extrait de L'histoire au risque du hors-temps: Braudel et la Méditerranée).

- Autres marques stylistique l'usage de l'impersonnel et le présent de généralité qui rappelle le style du guide voyage et/ou des instructions nautiques. Par exemple :

Entre la Syrie et la Lybie on est sujet à de pareilles aventures.

Dans le guide de voyage, ces traits stylistiques disent la possibilité pour quiconque de traverser l'espace et de se retrouver dans le lieu décrit. Dans le cas de Bérard, ils expriment plutôt la possibilité de traverser le temps : n'importe quel individu appartenant à n'importe quelle époque peut se trouver dans cette situation pourvu qu'il se trouve en ce lieu.

Mais cette conception d'une Méditerranée éternelle est également plus directement exprimée:

Mais que comptent même quatre ou cinq siècles en cette Méditerranée levantine, où les conditions de vie et de commerce presque immuables ont conservé, jusqu'à nos XIXe et XXe siècles, jusqu'au règne de la vapeur et de l'électricité, des communautés navigantes dont nous retrouvons les caractères et les traits marquants en ce portrait (Les Navigations d'Ulysse, tome I p27-28).

Par quoi tout savoir sur une époque antérieure ou postérieure est également connaissance d'une époque sur laquelle nous ne savons rien:

Pour nous représenter exactement le navire achéen et la vie de bord dans l'odyssée, pour la reconstituer dans le détail avec toutes chances de certitude, nous n'avons pas seulement le textes homériques : cette marine récente n'a fait que continuer les errements de lointains prédécesseurs, qui nous sont connus par les monuments égyptiens ; elle a eu des successeurs qui ont retrouvé ces mêmes errements et les ont conservés jusqu'à une époque toute voisine de la nôtre; Ulysse aurait pu tout aussi bien commander soit une des galères pharaoniques de la reine Hatshopsitou, vers le début du Xve siècle avant notre ère, soit la dernière de nos galère royales vers 1740 après J.C.(Les Navigations d'Ulysse, tome II p. 28).

On comprend mieux ici la fonction du «on» que je notais : dans la mesure où l'activité (commander un navire) est toujours la même, n'importe quel personnage capable d'accomplir cette activité peut l'occuper quel que soit l'époque à laquelle il appartient. Surtout le «on» exprime une disponibilité, une place vide que n'importe qui peut occuper : or le but de Bérard est bien sûr de faire occuper cette place par Ulysse et par là de transformer son savoir de n'importe quelle période en un savoir sur Ulysse. Mais plus qu'un savoir c'est même une connaissance directe d'Ulysse que permet cette conception du temps méditerranéen, comme le marque dans la phrase suivante l'association de l'idée de permanence à celle d'une connaissance immédiate du passé :

Au XII siècle avant notre ère, l'achéen d'Ithaque menait la même vie ou peu s'en faut, que l'albanais d'Hydra, de Spêzzia, de Psara et de Galaxidi au début de notre XIXe siècle, et vers 1890, j'ai connu des compagnons d'Ulysse parmi les riches seigneurs-épongiers de Symi et de Calymnos.

Bien évidemment cette permanence prêtée à l'espace méditerranéen est également mise au service d'une perception directe et non médiatisée de l'action décrite dans l'Odyssée. Ainsi cette description des habitants d'Ithaque qu'a connue Victor Bérard dans son voyage :

Ils reviennent tous - comme Ulysse- après huit ou dix ans (Les Navigations d'Ulysse, tome I p356).

Et il s'ensuit une description du comportement des habitants d'Ithaque qui est annexée sur les actions de l'Odyssée (retrouver sa femme, raconter ses aventures : rien n'est dit cependant sur les prétendants).

Cette conception de l'espace méditerranéen comme lieu de la conservation évoque assez irrésistiblement, je vais y venir, le travail de Braudel sur le même espace (voir L'histoire au risque du hors-temps: Braudel et la Méditerranée). Mais il faut voir que chez Bérard la Méditerranée n'est que le cas particulier d'une conception plus vaste de la permanence dans l'histoire. En fait la nature du lieu et la civilisation sont pour lui des facteurs de permanence tels qu'ils annulent et les différences historiques et même les différences géographiques : nous allons voir par exemple que les récit du voyage de Cook dans l'archipel de Tahiti sont pour lui une source de connaissance sur la navigation phénicienne. Et il ne faut pas oublier non plus que Bérard est l'auteur d'une étude qui s'intitule L'Allemagne éternelle et qui représente l'histoire de l'Allemagne comme répétition d'un même trait anthropologique (en l'occurrence le souci de conquête). Or la conséquence directe de cette conception du temps c'est que toute représentation sur une époque donnée est valable pour une autre époque pourvu que leur objet soit le même.


Tout représentation sur une époque donnée est valable pour une autre époque pourvu que leur objet soit le même.


On pense d'abord à l'utilisation des instructions et cartes nautiques que fait Bérard. A priori ces représentations ne cessent de changer, d'être adaptées aux changements du paysage et des fonds marins et il n'est en fait pas très prudent de partir en mer avec des instructions nautiques non actualisées. Mais cela ne pose guère problème à Victor Bérard qui utilise directement les instructions et cartes nautiques de son temps pour rendre compte des difficultés d'Ulysse. C'est que la carte en général est comprise comme pouvant renvoyer à deux époques à la fois, et j'en voudrais pour preuve la manière dont Bérard sur les propres cartes qu'il dresse des navigations d'Ulysse même assez facilement les noms modernes et les noms antiques (le nom de Calypso voisine ainsi avec le nom de Gibraltar). Surtout, toute description d'un monde donné peut être utilisée pour décrire un autre monde appartenant à une autre époque. Ainsi dans Les Navigations d'Ulysse, tome I p68): Victor Bérard est en train de faire l'hypothèse assez peu vérifiable, sinon à partir d'une phrase de Pausanias, que les habitants de la Sardaigne seraient en fait des descendants d'une peuplade de marins d'origine phéniciennes, les Shardanes. Il se demande alors si ces Shardanes sont venues là du fait d'une politique de colonisation des Phéniciens ou s'ils ont entrepris le voyage de leur propre initiative. Cette deuxième hypothèse le fait songer («on peut songer») aux «entreprises maritimes des insulaires du Pacifique». Et ici intervient une longue citation du la description que livre le Capitaine Cook de son arrivée en 1774 de ce qu'il a vu à Tahiti de ces entreprises maritimes. Ici le récit de Cook est comme utilisé pour décrire non seulement ce qu'il a vu à Tahiti mais aussi pour décrire ce que Bérard ne peut décrire : l'entreprise maritime des Shardanes. Là où Bérard ne peut parler des Shardanes, il insère donc une description de Tahiti qui semble tenir lieu de discours sur ces Shardanes.

Mais inversement, l'Odyssée, peut servir sinon à décrire, du moins à comprendre les peuplades de Tahiti. Car à bord Cook avait deux hellénistes: les Forster frères et fils. Or Forster le fils, que cite Bérard, écrit par exemple:

On nous peint les héros d'Homère comme des hommes d'une grosseur et d'une force plus que naturelle. Les chefs de Tahiti comparées au bas peuple, sont si supérieures, par leur stature et l'élégance de leurs formes, qu'ils paraissent être d'une race différente.

Le texte homérique est donc une représentation adéquate non seulement de la réalité de la Grèce archaïque mais aussi de la réalité de la civilisation de Tahiti telle qu'elle est perçue au XVIIIème siècle.

Toutefois, on peut encore considérer que le journal de Cook et le texte d'Homère ne sont pas exactement interchangeables mais qu'ils portent seulement sur des réalités proches et donc peuvent être rapprochés. Mais Bérard va plus loin encore dans l'idée d'une identité parfaite des représentations textuelle. Dans Les Navigations d'Ulysse (tome II, p342) il cite un extrait de la narration d'Ulysse dans l'Odyssée puis écrit

Le même récit pourrait figurer dans nos relations du XVII siècle touchant les entreprises “franques” dans l'Archipel et “flibustiers” dans les Mers des Antilles.

Là, il cite un certain nombre de ces relations dont un récit naval qui raconte notamment les aventures d'un certain John Hortob. Or après la citation on trouve:

Ulysse qui revit sa patrie au bout de 20 ans va nous raconter une histoire de pirates crétois, où figureront quelques-uns des malheurs de John Hortob (p364).

Et on enchaîne sur une citation d'Homère. En somme le récit de John Hortob et celui d'Ulysse ont non seulement le même objet mais peuvent non seulement se succéder l'un à l'autre sans véritable rupture, mais semblent bien avoir le même objet, raconter très littéralement la même histoire.

Du coup l'Odyssée peut permettre de décrire le présent. Dans Les Navigations d'Ulysse (tome I, p301), Victor Bérard décrit certains habitants de l'île de Leucade en se servant de l'Odyssée comme d'un simple comparant, puis l'Odyssé est utilisée pour à la fois illustrer ce qu'il dit sur Eumée mais aussi pour décrire la réalité des gens de Leucade:

Ils n'ont comme Eumée qu'une misérable garde-robe

De ce caractère interchangeable des époques et des représentations, il ne faudrait pas toutefois conclure que Bérard n'a aucune idée de ce que peut être un changement historique, une évolution, voire un événement. Mais son traitement de la rupture et de l'événement sont remarquables au sens où il en fait des preuves a fortiori de la permanence, un peu comme tout à l'heure la notation d'un écart entre le texte et le réel était une preuve a fortiori du caractère référentiel de l'Odyssée.


Le traitement du changement


De fait, un peu de la même manière que l'identité entre le référent et le réel était forcée, de même l'identité entre le passé et la présent est construite quand elle n'apparaît pas avec assez d'évidence, quitte d'ailleurs à corriger le texte ou à mettre en doute un texte dont on a vu qu'il est pour Victor Bérard la source de toute vérité mais qui heureusement représente un héros menteur dont on peut se servir à l'occasion pour réduire les changements historiques. Par exemple Les Navigations d'Ulysse, tome I p. 341:

[à Ithaque (au présent] chacun veut avoir son Saint particulier non plus pour venir lui offrir de riches hécatombes - Les Ithaciens n'ont plus la généreuse piété d'Ulysse - mais des cierges et quelques fumées d'encens. Je doute pourtant, malgré les affirmations des poèmes, qu'Ulysse ait toujours tenu les promesses qu'il fait à ces Naïades auxquelles «tant de fois il avait amené la parfaite hécatombe.

Plus radicalement, Victor Bérard est confronté aux changements de la Grèce contemporaine entre la date de son premier voyage à la fin du XIXème siècle et celle de son dernier voyage vers 1912. En effet, la Grèce a connu dans l'intervalle la guerre des Balkans (et Bérard quand il rédige a lui-même connu, j'y reviendrai, la première guerre mondiale). Mais on va voir comment la notation de ce changement dans l'histoire courte est traversée par l'idée d'une permanence dans l'histoire longue. Cela passe d'abord par l'idée que les Grecs de la fin du 19ème ressemblent aux Grecs d'Homère comme ceux de 1912 : ils sont différents mais semblables dans leur ressemblance avec le passé lointain. Il peut ainsi noter dans Les Navigations d'Ulysse (tome II p. 252), dans l'ambiance de la guerre des Balkans:

[la guerre] ne donne plus à la génération présente les même espoirs qu'aux Héllènes d'il y a 25 ans. Ceux de 1890 ne rêvaient et surtout, ne parlaient, comme les Achéens d'Agamemnon, que de prendre la ville ; tous leurs regards étaient tournés vers la mer de l'Orient et vers la Sainte Byzance, d'où l'on voulait chasser le Turc, écarter le Bulgare. On comptait alors que les dix dernières années ne s'achèveraient pas sans la reddition de cette Troie (…Suit une évocation des changements) . Mais la «mode américaine» s'est répandue jusque dans les villages écartés, qui vivaient sans trop de peine de leur libre travail.» Et là il refait une analogie entre passé et présent : Ce n'est plus de Constantinople et de guerre que l'on a rêvé depuis dix ans. C'est de New York, de Chicago, de Johanesburg, de Sidney et des fortunes qui ont éta faites par les «Américains» (au temps d'Ulysse, on disait : les Egyptiens), revenus au foyer ou fixés en ces lointains pays de l'or et du diamant.

Mais, plus encore, c'est le fait même du changement qui est ramené à l'idée d'un éternel présent

Pareil revirement s'était produit dans les rêves et les entreprises de la vieille Hellade, quand les expéditions des Argonautes, des Achéens, puis des Ioniens vers les eaux et les richesses du Levant et jusqu'au fond du Pont Euxin avaient fait place à l'exploitation corinthienne et Chalcidienne des portes et des rivages de cette mer du Couchant, dont Ulysse avait osé l'exploration première.(p. 254)

En somme le fait du changement est la preuve que la Grèce ne change pas. Et d'ailleurs même le futur, le non encore advenu, est pour Bérard la garantie d'un retour du même :

Quelque jour, une voie ferrée entre Pyrgos et Spartes rétablira la voie antique de la vallée, à travers les vieilles villes d'Olympie et d'd'Héraia (Les Navigations d'Ulysse, tome II p. 220).

En somme l'espace que traverse Bérard peut être décrit comme un éternel présent dont donne une description fidèle toute représentation de cet espace, ou d'un espace similaire, quelque soit son époque. Et c'est ainsi que la description de son itinéraire en Grèce à la recherche de la ville de Pylos se donne comme un mélange des époques (il y est question autant de la ville mythique de Nestor que du chemin de fer) et une juxtaposition plus frappante encore des textes (Homère, la description de Bérard faite après coup, son journal mais aussi Xénophon, Pausanias et une description de la même région faite en 1826 par un certain Pourqueville). D'un point de vue narratologique, on ne s'étonnera guère que le récit de Pourqueville fait sur un mode singulatif au passé simple, soit le plus souvent résumé par Bérard, entre deux citations, au présent:

Pourqueville entre ici dans le défilé de Samosa, et soit à la limite de devenir un récit itératif quand le pronom vient remplacer Pourqueville alors que Bérard est censé résumer son voyage «on entre ici sous l'ombre des pins.

Aussi bien le voyage de Pourqueville est aussi celui de Télémaque en route vers la maison de Nestor et également celui de Bérard en route vers le même lieu.

Mais pour un peu étrange qu'elle puisse sembler, la conception du temps de Bérard est loin d'être inédite, et si l'on tente finalement de rapprocher sa démarche historique de ce que nous apprennent les épistémologues et historiens de l'histoire (de l'historiographie, comprise ici comme écriture de l'Histoire), on peut dire qu'il infléchit des formes d'historiographie par ailleurs répertoriées vers la possibilité d'une perception la plus concrète possible du passé.


Méthode historique : vers une perception immédiate du passé.


On peut rapporter la démarche de Victor Bérard à trois grandes formes d'historiographie.

Premièrement, une histoire surdéterminée par une vision anthropologie et géographique. On pense évidemment ici à l'École dite «des Annales» et en particulier à Braudel qui travaille sur le même objet que Victor Bérard, la Méditerranée (voir L'histoire au risque du hors-temps: Braudel et la Méditerranée). Or Braudel est certes sensible moins qu'à la permanence à des changements discrets et non événementiel, mais il n'est pas loin par instants de la description d'un éternel présent telle qu'on la trouve chez Victor Bérard. Ainsi ce curieux usage du présent dans cette description des pluies méditerranéennes à travers le temps :

Isabelle Ebehrard périssait en 1904 emportée par une crue inopinée de l'oued. Ces pluies sont cependant bénéfiques. Les paysans d'Aristophane s'en réjouissent.

Plus largement la démarche de Victor Bérard est anthropologique au sens où la détermination culturelle l'emporte largement sur la détermination historique : dans les comparaisons qu'il fait entre les Grecs d'Homère et les différents sauvages qu'évoquent différents navigateurs de différentes époque. On trouve le présupposé simple que l'état de peuple primitif est pratiquement incompatible avec l'idée de changement (on pense à ce que dira plus tard Levi-Strauss des «peuples sans histoires»). Que l'état de peuple primitif détermine donc les traits d'une société primitive donnée où qu'elle se trouve et quelle que soit l'époque à laquelle elle appartient. En somme Victor Bérard s'inscrit implicitement dans une vision du Grec comme sauvage et primitif qui commence à l'époque post-classique et qu'on trouve encore de nos jours chez les nombreux parallèles que dresse un savant comme Gregory Nagy et les différentes peuples décrit par les ethnologues.

Toutefois Bérard infléchit ce type d'histoire anthropologique vers l'idée qu'il peut voir le passé en regardant aujourd'hui la méditerranée. En effet, à ma connaissance, Braudel n'a jamais prétendu avoir vu des paysans d'Aristophane et le présent qu'il utilise dit seulement la permanence de la pluie, pas de celle des paysans. Or Bérard n'est pas loin à plusieurs reprises de rencontrer sinon Ulysse du moins sa réincarnation. Et il voit vraiment et très concrètement dans la Méditerranée le passé. Un passé qu'il voit même d'ailleurs quand il n'est plus là. Ainsi de cette photographie du Sillage dont la légende est «La ville des Phéaciens». Or si l'on regarde la photographie on voit un paysage sans aucune ville. Certes cela doit être l'emplacement supposé par Victor Bérard de la ville des Phéaciens: tout se passe comme si la seule permanence du lieu suffisait à garantir qu'on est devant ce qui n'est plus. Avec cet exemple certes caricatural, on voit sans doute comment Bérard infléchit la pensée du même historique vers une perception du passé immédiate dans la réalité.

Cette exigence de perception immédiate fait qu‘on peut également rapporter la démarche de Victor Bérard à un autre type d'historiographie en ce qu'elle suppose que la seule connaissance historique possible repose sur une connaissance immédiate de la réalité:

Pour les historiens du haut moyen âge, une chose est sûre : les événements dont on n'a été ni le participant ni le témoin oculaire ne peuvent pas être connus. Car selon l'épistémologie acceptée alors explicitement par les théologiens,, et tacitement par les historiens, la connaissance c'est l'appréhension immédiate d'un donné. Connaître signifie ainsi voir, toucher ou entendre. (…) Il ne peut y avoir aucun intermédiaire, de quelque nature que ce soit, entre celui qui tend à connaître et ce qu'il veut connaître (Krzysztof Pomian, Sur l'Histoire, Gallimard, coll. «folio histoire», 1999, p131).

Par quoi le savoir historique n'est pas objectif : il n'a de valeur que parce qu'il est le témoignage d'un témoin digne de foi. Mais là où, selon K. Pomian, l'historien médiéval se contente pour connaître le passé de prêter foi sans le critiquer à un récit du passé fait par un témoin direct doté de l'autorité du garant, Victor Bérard voit précisément l'Odyssée comme un témoignage digne de foi mais on a vu qu'il déplore que le témoin (Homère donc) ne soit pas exactement digne de foi. Dès lors parce qu'il croit à la permanence du passé, se met en quelque sorte dans la position du témoin et par là abolit de fait la distance entre lui et ce qu'il veut connaître. Là où l'historien décrit par K. Pomian recopie le texte transmis par le témoin, Victor Bérard devient reproduit dans la réalité l'attitude qu'aurait dû avoir le témoin Homère : il devient alors à lui-même sa propre source digne de foi car elle a eu une connaissance directe du passé ou comme il le dit fort clairement:

Aux jours de ma jeunesse, j'y suis allé moi aussi(Les Navigations d'Ulysse, tome I, p300).

Il se rapproche donc de l'histoire médiévale par l'idée du témoignage et le désintérêt pour le savoir objectif mais s'en détache au sens où il pense accéder directement à la réalité du passé en corrigeant sa source : ce n'est pas qu'il critique sa source pour la rendre plus objective, c'est plutôt qu'il présente sa propre subjectivité comme plus fiable que celle d'Homère.

Mais pour arriver à penser ainsi une quasi identité entre passé et présent, Bérard a besoin aussi de mettre en œuvre ce que K. Pomian comme Paul Veyne définissent comme une histoire comparée. Dans ce cas, l'historien n'est pas tant intéressé par la rupture événementielle que par la comparaison entre deux époques. Cette méthode comparative se retrouve très nettement chez Bérard et on peut penser qu'elle est principalement la méthode qui sous-tend sa démarche :

Les Atrides et leurs alliés ou vassaux étaient bien plus loin de la pauvreté rustique que ne purent l'être nos Dagobert ou même nos Charlemagne (Préface de Victor Bérard à l'Odyssée, édition de 1941, pXII).

En outre il se sert souvent de la comparaison dans un des but décrits par Paul Veyne (Comment on écrit l'histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1981) : combler par le savoir qu'on a d'une époque les lacunes que l'on à propos d'une autre (ainsi s'explique la convocation de textes postérieurs à l'Odyssée pour parler de l'époque décrite par Homère). Paul Veyne note également que l'histoire comparée repose aussi sur la manipulation de type idéaux qui sont en fait des concepts perçus comme transhistorique (comme «le despotisme éclairé»). En somme l'histoire comparée suppose toujours une idée abstraite et transhistorique qui soit sous-entend la comparaison soit en est le résultat (par excellence une loi que l'on dégagerait de la comparaison). Or Victor Bérard présente une version d'abord caricaturale de cette méthode au sens où sa comparaison se réduit, dans la plupart des cas, à un constat de l'identité et à un effacement des différences. Surtout, si l'on cherche chez lui un équivalent du type, on trouve non pas tant une idée abstraite qu'un type au sens d'emploi au théâtre : Ulysse est ainsi le type du marin rusé et compétent et c'est sans doute en ce sens qu'on peut utiliser son nom pour décrire le commandant d'une trière de Juan D'Autriche à Lépante. Laerte est le type du vieillard à la retraite et c'est ainsi que l'on peut dire qu'à Ithaque se trouve de nombreux Laertes où l'emploi du pluriel marque bien le passage à la généralité. Enfin Alcinoos est le type du bon roi riche et c'est en ce sens qu'on peut dire d'un banquier rencontré à Corfou que c'est un Alkinoos et continuer dans la suite du récit en l'appelant directement Alkinoos («Alkinoos nous dit etc.»).

Mais on voit alors comme cette pensée du type est concrète chez Bérard, comme le type n'est pas cette catégorie abstraite qui me permet de réunir les époques mais la répétition d'une époque à l'autre d'un comportement identique observable dans la réalité. En somme si la pensée de Bérard est typologique c'est plus au sens de l'exégèse biblique dans l'idée que tel personnage ou tel événement de l'Ancien testament préfigure le Nouveau testament. Et à l'affirmation de Victor Bérard qu'il fait une lecture littérale (cf première partie: Complexe de Victor Bérard: effacer la médiation mimétique) de l'Odyssée, il faudrait ajouter l'idée qu'il en fait une lecture typologique. Seulement ce que préfigure l'Odyssée, ce n'est pas un texte mais la réalité que perçoit Bérard. Encore une fois, la méthode historique qu'emprunte Bérard est tirée du côté d'une connaissance immédiate d'un passé perçu comme présent.

Pour le dire dans les termes de l'Odyssée, Bérard est à la fois la Muse et Ulysse. En effet, comme l'a rappelé récemment François Hartog, il est deux rapports possibles au passé qui sont tous deux liés à une idée de présence au passé : soit c'est la Muse qui parle à travers l'aède, or la muse est présente (le verbe grec pareimi employé dans l'Iliade dit exactement cela, «être présent devant») aux événements du passé, elle y assiste et elle remplace en cela la mémoire humaine coupée de ce passé. Soit c'est le témoin qui peut parler de son seul passé, de son expérience là aussi parce qu'il a été présent à ces événements et c'est le même verbe pareimi qui est utilisé dans l'Odyssée pour traduire le fait que le narrateur témoin a été présent au passé qu'il évoque et peut donc en parler. Mais dans l'Odyssée ces deux types d'autorité narrative et historique sont exclusives l'une de l'autre

En revanche chez Bérard les deux présences au passé sont combinés : Bérard est le témoin individuel d'un passé qu'il n'a pas vécu, comme si Ulysse prétendait raconter devant les Phéaciens non seulement ses errances mais aussi le combat de Zeus et des Titans auquel il prétendrait avoir un accès direct.

Il n'est sans doute pas si aisé d'être à la fois Ulysse et la Muse : la seule à s'y risquer très brièvement au chant IV de l'Odyssée est Hélène et elle se fait vertement reprendre par Ménélas. Or il se pourrait bien que Bérard échoue lui aussi en son entreprise au sens où le résultat auquel il aboutit n'est pas exactement le référent passé qu'il prétend présenter. Mais cet échec se double sans doute d'une réussite car à mêler comme il le fait mimésis et référent, présent et passé, Bérard pourrait bien construire pour l'Odyssée une forme d'inédite d'histoire littéraire qui consisterait à donner, sinon à Homère, du moins à son texte un double don d'ubiquité et d'éternité.


Suite: Complexe de Victor Bérard: vers une histoire littéraire.

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Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2008 à 19h28.