Atelier

Philippe Roussin

Comment revenir à la littérature après 1945 : déplacements de la référence nationale et autonomie (Sartre et Blanchot)


I

Je vais considérer deux scènes primitives de la littérature. Elles présentent l'intérêt de nous renseigner sur le type de lieu où la littérature est susceptible de naître pour l'écrivain lorsque, comme ici, l'histoire le conduit à devoir repenser les conditions de possibilité de la littérature pour son époque et pour lui-même, sur l'histoire qui est nécessaire à la littérature lorsque celle-ci cherche à s'y rattacher et à s'y inscrire, ainsi que sur l'histoire littéraire comme articulation d'une pensée de la littérature et d'une pensée de l'histoire) qui peut-être celle des écrivains. Elles nous montrent également pourquoi l'histoire littéraire constituée par l'écrivain à partir de ces points d'entrée dans l'histoire que sont l'actualité et le contexte contemporain semble devoir exclure, presque par principe, l'idée d'une continuité essentielle des objets littéraires et de la littérature dans le temps, c'est-à-dire celle d'une succession et d'un dialogue des oeuvres entre elles sans conflictualité dans l'enveloppe de la littérature.

Le terme de 'scène primitive' que je retiens doit s'entendre doublement: au sens technique, analytique et fantasmatique du terme, mais aussi, de manière sans doute plus appropriée, au sens de la scène de la rhétorique judiciaire qu'évoque Michel Deguy: cette mise en scène primordiale de l'interlocution humaine où les hommes, écrit-il, «se portent accusation, cherchent à imputer le premier tort, plaident, témoignent, jugent (...) se rassemblent pour entendre, ou surprendre les griefs, l'impatience réciproque, les témoignages, les plaidoiries, le jugement» et où il voit «l'antique scène primitive de la littérature» [i].

Ces deux scènes primitives traitent, chacune à leur manière, des conditions de possibilité de la littérature en France après 1945, c'est-à-dire au sortir de la guerre, de l'extermination et de l'Epuration. Il n'y a pas alors qu'en Allemagne que la question est posée de savoir comment écrire un poème après Auschwitz. On sait comment le champ littéraire se reconstruit en France, à partir de 1944 et de l'Epuration, à l'occasion des polémiques sur la responsabilité ou le droit à l'erreur de l'écrivain, sur la justice et la charité, à partir de la grande division juridique entre facta et verba, actes et paroles, autour d'un ensemble de questions morales et éthiques qui posent le problème de la dimension pragmatique de la littérature en même temps qu'elles engagent les questions de sa définition même et de son statut.

La première de ces deux scènes primitives figure chez Sartre dans le chapitre de Qu'est ce que la littérature? consacré à la situation de l'écrivain en 1947. Elle est l'évocation d'une scène de torture: «Ce qui fait, je crois, l'originalité de notre position, c'est que la guerre et l'occupation, en nous précipitant dans un monde en fusion, nous ont fait, par force, redécouvrir l'absolu au sein de la relativité même. Pour nos prédécesseurs, la règle du jeu était de sauver tout le monde, parce que la douleur rachète, parce que nul n'est méchant volontairement, parce qu'on ne peut sonder le coeur de l'homme (...) Cela signifie que la littérature (...) tendait à établir une sorte de relativisme moral (...) Pour le réalisme politique comme pour l'idéalisme philosophique, le Mal, ça n'était pas sérieux./ On nous a enseigné à le prendre au sérieux: ce n'est ni notre faute ni notre mérite si nous avons vécu en un temps où la torture était un fait quotidien. Châteaubriand, Oradour, la rue des Saussaies, Tulle, Dachau, Auschwitz, tout nous démontrait que le Mal n'est pas une apparence, que la connaissance par les causes ne le dissipe pas (...) qu'il n'est pas l'effet de passions qu'on pourrait guérir, d'une peur qu'on pourrait surmonter (...) Satan, a dit un jour Maritain, est pur. Pur: c'est-à-dire sans mélange et sans rémission. Nous avons appris à connaître cette horrible, cette irréductible pureté: elle éclatait dans le rapport étroit et presque sexuel au bourreau avec sa victime(...) Qui effacera cette Messe où deux libertés ont communié dans la destruction de l'humain? Nous savions qu'on la célébrait un peu partout dans Paris pendant que nous mangions, que nous dormions, que nous faisions l'amour; nous avons entendu crier des rues entières et nous avons compris que le Mal, fruit d'une volonté libre et souveraine, est absolu comme le Bien. Un jour viendra peut-être où une époque heureuse, se penchant sur le passé, verra dans ces souffrances et dans ces hontes un des chemins qui conduisirent à sa Paix» [ii].

Dans Qu'est-ce que la littérature?, Sartre déduit de la guerre récente l'interprétation rétrospective de la littérature française du dix-neuvième siècle et de la première partie du vingtième siècle que l'on sait et il conclut, de la leçon qu'elle porte, qu'il n'existe aucune raison pour que la littérature dispose - et, donc, s'exempte - de morales et de conceptions du bien différentes de celles qui ont cours dans la vie des individus et des groupes, des communautés et des sociétés. Il analyse l'aristocratisme de l'écrivain et la gratuité imputée à la littérature passée à l'aune des quatre d'années d'Occupation et de gouvernement collaborateur et il avance la thèse de la solidarité de la littérature et de la démocratie: «l'art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens: la démocratie. Quand l'une est menacée, l'autre l'est aussi».

La réponse à la théorie de la littérature de l'engagement formulée dans Qu'est-ce que la littérature? devait, on le sait, émaner de Blanchot, en 1949, dans La Part du feu. Une scène primitive de la littérature y figure également, différente (dans «La littérature et le droit à la mort», le dernier chapitre du livre). Elle n'est pas celle de la guerre récente ni de la torture mais celle de la Révolution et de La Terreur. Le nom d'un écrivain y apparaît: «<l'homme> rencontre dans l'histoire ces moments décisifs où tout paraît mis en question, où loi, foi, Etat, monde d'en haut, monde d'hier, tout s'enfonce sans effort, sans travail, dans le néant. L'homme sait qu'il n'a pas quitté l'histoire, mais l'histoire est maintenant le vide, elle est le vide qui se réalise, elle est la liberté absolue devenue événement. De telles époques, on les appelle Révolution (...) Moments fabuleux (...) en eux parle la fable, en eux la parole de la fable se fait action. Qu'ils tentent l'écrivain, rien de plus justifié. L'action révolutionnaire est en tous points analogue à l'action telle que l'incarne la littérature: passage du rien à tout, affirmation de l'absolu comme événement et de chaque événement comme absolu. L'action révolutionnaire se déchaîne avec la même puissance et la même facilité que l'écrivain qui, pour changer le monde, n'a besoin que d'aligner quelques mots. Elle a aussi la même exigence de pureté (...) Ainsi apparaît la Terreur (...) L'événement même de la mort n'a plus d'importance. Dans la Terreur, les individus meurent et c'est insignifiant (...) mourir est sans importance et la mort est sans profondeur. Cela, la Terreur et la révolution - non la guerre - nous l'ont appris. L'écrivain se reconnaît dans la Révolution. Elle l'attire parce qu'elle est le temps où la littérature se fait histoire. Elle est sa vérité. Tout écrivain qui, par le fait même d'écrire, n'est pas conduit à penser: je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en réalité n'écrit pas. En 1793, il y a un homme qui s'identifie parfaitement avec la révolution et la Terreur. C'est un aristocrate (...) Sade est l'écrivain par excellence, il en réuni toutes les contradictions (...) Perpétuellement enfermé et absolument libre (...) Rien de plus qu'un écrivain, et il figure la vie élevée jusqu'à la passion, la passion devenue cruauté et folie (...) La littérature se regarde dans la révolution, elle s'y justifie et si on l'a appelée Terreur, c'est qu'elle a bien pour idéal ce moment historique, où la vie porte la mort et se maintient dans la mort même pour obtenir d'elle la possibilité et la vérité de la parole» [iii].

A Sartre qui avait donné l'expérience et de la torture et de la guerre récente pour la scène primitive de la littérature, Blanchot répond par une opération qui est à la fois de déplacement et de recouvrement: avançant le moment de la Terreur révolutionnaire, il efface par là même la référence à l'histoire contemporaine immédiate. Contre la littérature de l'engagement, il fait de Sade «l'écrivain par excellence». A la littérature pour la démocratie de Sartre et à la récusation chez celui-ci de l'aristocratisme de l'écrivain, il oppose la solitude et la liberté «absolues» que la figure de l'aristocrate qu'est Sade incarne, à ses yeux, avant de conclure à l'impropriété et à l'absence de toute leçon de la guerre qui vient de s'achever au regard de la littérature : «Cela, la Terreur et la révolution - non la guerre - nous l'ont appris».

Ces deux scènes primitives montrent, de la part de Sartre et de Blanchot, un même besoin de redéfinir, au sortir de la guerre, la littérature en la rapportant à l'histoire. Dans les deux cas, lui est confiée le soin d'indiquer la justification, la pertinence et ce qui serait la vérité de la littérature. Inspirées ou imposées à deux contemporains par l'actualité et l'histoire présente, elles sont autant symétriques que divergentes. Elles indiquent des divergences qui - à travers la question de savoir où et quand, dans l'histoire, commence véritablement la littérature - portent sur les relations de celle-ci avec ce qui n'est pas elle, son contexte, le monde commun et les discours qui ont cours dans ce monde commun. Dans ces divergences, on peut aisément reconnaître l'origine des conceptualisations antinomiques de la littérature qui alimenteront ensuite les débats critiques français jusqu'au début des années soixante. L'événement historique respectivement retenu par Sartre et par Blanchot pour dire la nature de l'ancrage historique de la littérature renseigne suffisamment sur les définitions de la littérature qu'il est possible de déduire de tels choix.

Cherchant à définir l'identité et à cerner ce qui serait la vérité de la littérature, Blanchot choisit de la placer sous le signe de la Révolution et de la Terreur. Par un effet de substitution et de surimposition, il met la Révolution en lieu et place de la guerre récente qu'invoquait Sartre lorsqu'il se pose la question de savoir comment écrire pour son époque. Rattachant la littérature à la Révolution et à la Terreur, Blanchot peut ainsi faire de Sade une figure autrement plus centrale que celle qui avait été la sienne dans le surréalisme. Il l'impose comme le modèle qu'il deviendra ensuite pour la philosophie française de la littérature de l'après-guerre marquée par l'hégélianisme noir (V. Descombes). Au sortir de la guerre, la divergence avec Sartre est. Contre l'idée d'une littérature démocratique ou d'une littérature pour la démocratie, Blanchot s'en tient à la leçon du symbolisme: la littérature est d'abord l'expérience d'une séparation de l'écrivain et de la société.

Le lecteur de Sade et de Lautréamont après guerre est celui dont le parcours l'aura conduit, entre 1936 et 1949, des engagements journalistiques dans la presse et dans les petites revues de l'extrême droite, éventuellement antisémite, à la littérature et à la critique «purement» littéraire, c'est-à-dire, pour reprendre les catégories de Blanchot, du monde du discours au monde du langage hors discours qu'est la littérature dans sa réflexion. On sait l'importance de la lecture des Fleurs de Tarbes dans cette évolution et, notamment celle de l'analyse de la terreur littéraire qu'y donne Paulhan. Le lecteur de Sade en 1949 est aussi celui qui, en même temps qu'il tourne définitivement la page de ses engagements journalistiques et politiques d'avant-guerre, dans Faux Pas, recueil critique dans lequel il est longuement question de Kierkegaard et de l'angoisse, de Maître Eckhart et de la mystique du langage et qu'il publie en 1943 - période qui est celle de la torture pour Sartre en 1947 - définit la littérature dont il devient le critique par sa distance à la réalité quotidienne et par son absence de référence au monde commun : «le propre de notre littérature, comme le propre de notre civilisation, est de trouver une ligne de démarcation entre la réalité, telle que nous y vivons avec nos sentiments polis et réservés à l'égard du destin et du malheur, et ce monde spécial, chargé à notre place d'éprouver les plus grandes souffrances et de supporter les plus grands coups du sort. A aucun moment, le Grec ou le Français ne se rend à un spectacle pour y trouver une leçon dont sa vie profitera ou ne lit un livre pour y chercher un reflet de son existence. Il se plaît au contraire au spectacle et à la lecture dans la mesure où il sera vraiment spectateur et vraiment lecteur, c'est-à-dire où l'art le préservera de toute référence à son destin quotidien»[iv].

La manière qu'a Blanchot de conclure à l'impropriété de la guerre au regard de la littérature dans La Part du feu ou d'exclure que l'art puisse témoigner aussi du destin quotidien dans Faux Pas explique sans doute qu'il n'ait pas été des lecteurs de L'Espèce humaine en 1947 et qu'il n'ait pris en compte le livre d'Anthelme qu'au moment de sa réédition, en 1958. Comment ne pas relever cependant l'expression d'un «holocauste littéraire» à propos de Kafka, unique occurrence du terme dans le livre («Kafka et la littérature», La Part du feu, p. 22)? En même temps, contre le procès antérieurement instruit par Sartre,Blanchot relève que «la littérature n'a peut-être pas le droit de se tenir pour illégitime». Il récuse dans «La littérature et le droit à la mort», le chapitre final de La Part du feu, le fait que la littérature puisse avoir autorité dans l'exposé de la morale, que l'oeuvre littéraire puisse être exemplaire d'une réflexion morale, ou qu'elle se confonde avec le spectacle de l'action morale. Cette récusation de l'éthique et de la morale rendra possible la littérature de la transgression et de l'immoralité. La question ne se ramène pourtant pas seulement à la représentation du mal ou de son contraire, à cette dichotomie de la morale et de l'immoralité de la littérature.

II

J'ai relevé les divergences et les incompatibilités des manières d'identifier la littérature qui se trouvaient respectivement inscrites, sinon programmées, dans les deux scènes primitives que j'ai évoquées. Je voudrais, au contraire, faire maintenant remarquer que ces définitions de la littérature, fondées sur des lectures dissemblables de l'histoire nationale, ont pu se croiser et se rejoindre lorsqu'elles ont été appliquées aux littératures étrangères et à la littérature considérée à partir d'une perspective internationale. Après 1945, l'introduction de la référence littéraire internationale bouleverse assez la nature et la perception du rapport de la littérature et de l'histoire, jusque là généralement observé et analysé à partir du seul biais du cadre national, pour qu'il en soit ainsi.

Chez Sartre comme chez Blanchot, après 1945, l'ouverture et le redéploiement de la pensée de la littérature passent par et doivent beaucoup à l'élargissement et à l'internationalisation des références littéraires. Cet élargissement et cette internationalisation de la référence littéraire conduisent à pouvoir distinguer la réflexion sur la littérature de l'ensemble des considérations sur l'histoire et la sociologie de la littérature française dans laquelle cette réflexion restait jusqu'ici englobée et avec quoi elle pouvait aller jusqu'à se confondre. Ponctuellement, au sortir de la guerre, cet élargissement permet à Sartre et à Blanchot de se faire les lecteurs et les critiques d'une littérature qui, abandonnant l'exposé de toute généalogie de la morale, disjoint la responsabilité et la possibilité de raconter, indique que la perspective morale n'implique pas obligatoirement la soumission à l'aveu et la reconnaissance du jugement ou de la règle et qui, ainsi, conduit à relativiser l'alliance, alors dramatisée dans le contexte français, de la littérature, de la morale et de l'immoralité[v]. Le roman américain comme les récits de Kafka montrent que le spectacle de l'interrogation morale et éthique que la littérature peut porter n'est pas exclusif du récit et de la possibilité du jeu réflexif qui fait de la littérature le lieu d'un jugement ouvert, à proportion des équivoques de la littérarité.

Plus fondamentalement, cet élargissement de la référence littéraire met un terme au face-à-face de la littérature française avec elle-même et avec sa tradition. La fin de ce dialogue du même avec le même hors l'histoire (les romanciers français», écrit Sartre, «racontaient l'événement au passé»; le roman français croyait «se tenir en dehors de l'histoire) - ce que Sartre nomme encore «l'autarcie» - permet, après la guerre, de réinscrire la littérature française dans un présent de l'histoire: «ce fut le réflexe de défense d'une littérature qui, se sentant menacée parce que ses techniques et ses mythes n'allaient plus lui permettre de faire face à la situation historique, se greffa des méthodes étrangères pour pouvoir remplir sa fonction dans des conjectures nouvelles», [vi]

La relation littéraire internationale a cessé d'être, comme avant-guerre,de nature essentiellement cosmopolite. La «greffe» qu'elle constitue acquiert, après 1945, une autre dimension. L'histoire du livre et de l'édition nous a appris que c'est au cours de la décennie qui avait immédiatement précédé la guerre que les traductions de livres et de romans étrangers, les traductions des ouvrages en langues vivantes, avaient, pour lapremière fois dépassé en nombre les traductions des langues mortes. On peut mesurer, à dix ans de distance, les effets d'un tel événement - dramatisés par la guerre et par le rejet de la figure de l'histoire nationale que celle-ci représente, dans les lectures qui sont celles de Sartre et de Blanchot comme dans les effets de ces lectures sur leurs manières de circonscrire à nouveaux frais l'identité de la littérature.

C'est ainsi tout le rapport à la continuité et à la tradition représentées par le classicisme et par les auteurs classiques qui se trouve mis en cause et bouleversé. On sait la violence du rejet des prédécesseurs immédiats, du dix-neuvième siècle (Flaubert) comme de ceux de la première partie du vingtième (Proust et le surréalisme) dans Qu'est-ce que la littérature? On sait aussi comment le sociologisme de Sartre le conduit à voir alors dans le prestige dont la France auréole sa littérature classique le fait d'une bourgeoisie et d'une petite bourgeoisie qui, parvenues au pouvoir, ne veulent plus se penser roturières, tandis que son historicisme identifie le classicisme à une culture fermée et close, capable seulement de se parler à elle-même et qui bornerait les ambitions de l'écrivain à une écriture de la confirmation des lieux communs. Si l'on veut pleinement comprendre le sens de ces rejets, sans doute ne faut-il pas les considérer littéralement mais revenir à la scène primitive de la torture et à la leçon de la guerre qu'elle porte pour Sartre. La guerre n'est pas une parenthèse dans la continuité des jours. Elle est appréhendée comme un terme. Ce terme fait que la tradition et la continuité dont la tradition avait aussi pour fonction de témoigner sont désormais des problèmes, qui attendent leur solution. Au sortir de la guerre, il semble devenu impossible de continuer à se situer encore dans une histoire qui serait heureusement portée et assurée par une généalogie, une filiation acceptée ou une parenté reconnue. C'est cette certitude d'une continuité de la tradition littéraire nationale, de la succession ininterrompue des objets littéraires dans le temps, d'un héritage et d'une filiation que la guerre a, pour Sartre, réduite à néant. La démonstration en est apportée par lui lorsqu'il traite du cas de Robert Brasillach dans son article «Qu'est ce qu'un collaborateur?»: seuls les bons fils, ceux qui se sont crus tels, auront finalement tenu le haut du pavé entre 1940 et 1944. La même question est posée dans L'existentialisme est un humanisme, où Sartre la traite sous la forme d'un cas permettant l'exposé d'un conflit et d'une alternative entre deux types de morale: au cours de la guerre, un jeune homme doit-il rejoindre les forces françaises libres ou rester auprès de sa mère qui a déjà perdu un fils aîné?

La modification du rapport au classicisme est présenté par Blanchot en des termes moins dramatisés, et sans liens apparents avec la guerre récente. Il est d'abord chez lui l'objet d'une réflexion sur la distance de la culture littéraire nationale à elle-même que la culture classique avait permis de constituer par sa présence en son sein. Cette distance et cet imaginaire de la distance - qu'il nomme dépaysement -, Blanchot n'est pas loin, me semble-t-il, de les tenir pour la première fonction du classicisme dans la culture littéraire française: «il est bien connu que la littérature classique a demandé à la culture et aux langues anciennes ce dépaysement destiné à élever la langue courante à la dignité d'une langue traduite. Transposer en français une oeuvre grecque ou latine, c'était déjà accomplir l'essentiel d'un acte créateur» [vii] . Il note, après guerre, l'éloignement de cet imaginaire confié aux classiques, leur moindre efficacité, et la reprise par les littératures des autres langues vivantes de la fonction qu'ils assumaient («l'approche extrêmement mystérieuse d'une autre langue de nous tout à fait inconnue»). J'extrais les deux citations de Blanchot que je viens de faire de son beau texte sur la traduction «Traduit de...» dans La Part du feu. Il y est question d'Hemingway, de Faulkner et de Virginia Woolf, à qui un chapitre de Faux Pas (Les Vagues) avait été déjà consacré. Dans ce texte sur la traduction, Blanchot dialogue avec Sartre et discute la formule dont celui-ci avait usé pour définir L'Etranger de Camus: «C'est du Kafka écrit par Hemingway». L'histoire de la littérature se fait, après guerre, chez Blanchot, à partir de Kafka, d'Hölderlin, de Rilke, mais aussi de Joyce et de Virginia Woolf. Elle peut aller de Lautréamont à Miller. Si l'histoire littéraire qu'il construit alors se fait notamment à partir des littératures étrangères, c'est d'abord parce que, dans ces littératures, chez Kafka et chez Joyce, Blanchot trouve la solution du problème que le roman n'avait cessé de lui poser, comme à toute théorie de la littérature inspirée par le symbolisme et constituée à partir de la poésie. Dans Faux Pas, il rêvait à partir de Joyce de la possibilité d'un roman de type mallarméen. Dans La Part du feu, Kafka lui permet de substituer le récit au roman.

Plus fondamentalement, l'élargissement et l'internationalisation de la référence littéraire indiquent, chez Blanchot comme chez Sartre, le passage, après guerre, d'une histoire à une géographie de la littérature. Tel est peut-être le premier déplacement de l'histoire littéraire propre aux écrivains après 1945: l'invention d'une géographie et d'un espace où la littérature puisse retrouver les voies de l'émancipation et de l'autonomie en même temps que celles de sa réinscription dans l'histoire présente.

Chez Sartre, l'histoire littéraire se construit, dans Qu'est-ce que la littérature, à partir de la répudiation violente de la littérature française, de Flaubert à Proust et au surréalisme. Elle s'élabore symétriquement à partir de la convocation d'une figure de l'écrivain étranger à la tradition nationale, celle de l'écrivain nord-américain: «Je parle de l'écrivain français, le seul qui soit demeuré un bourgeois, le seul qui doive s'accommoder d'une langue que cent cinquante ans de domination bourgeoise ont cassée, vulgarisée, assouplie, truffée de "bourgeoisismes dont chacun semble un petit soupir d'aise et d'abandon. L'américain, avant de faire des livres, a souvent exercé des métiers manuels, il y revient; entre deux romans, sa vocation lui apparaît au ranch, à l'atelier, dans les rues de la ville (...) Il paraît rarement à New York et, s'il y passe, c'est en courant ou alors, comme Steinbeck, il s'enferme trois mois pour écrire et le voilà quitte pour une année; une année qu'il passera sur les routes, dans les chantiers ou dans les bars (...) il n'a pas de solidarité avec les autres écrivains (...) rien n'est plus éloigné de lui que l'idée de collège, ou de cléricature (...) il flotte continuellement entre ce monde ouvrier, où il va chercher ses aventures, et ses lecteurs des classes moyennes»[viii].

La figure de l'écrivain américain est celle d'une singularité commune, qui noue la possibilité du discours littéraire, l'état démocratique et la communauté des lecteurs à laquelle l'écrivain entend s'adresser. Sartre n'est pas le premier à évoquer cette figure et l'imaginaire qui lui est lié. De Jules Laforgue à Giono (Pour saluer Melville, 1941), en passant par Cendrars, Larbaud, Elie Faure, le modèle de l'écrivain et des «hommes sans tradition» a été, à partir de Whitman régulièrement cherché en France hors de la tradition et du territoire de la littérature nationale, dans la littérature nord-américaine. Whitman est celui qui fait l'expérience de tous les métiers et de toutes les conditions, celui qui fait des mots Amérique et démocratie des synonymes (Democratic Vistas, 1871), qui exalte the average

man, lesvies communes et lesgens du commun, qui constate que les artistes «ont toujours été contre les masses et le demeurent», que «the People are ungrammatical» qui écrit que Lea­ves of grass n'est pas«a literary performance (...) aiming mainly towards art or aestheticism», pour qui la littérature n'estpas «the privilege of a polish'd and select few» (A Backward Glance o'er travel'd roads, 1888). Qui constate que les écrivains « semblent avoir oublié qu'il y a quelque chose à désirer en dehors de la littérature littéraire» et qui réclame, pour la littérature, un territoire plus vaste que celui des seules belles-lettres [ix].

Dans Qu'est-ce que la littérature, Sartre n'en est plus, comme dans ses articles critiques de 1938, à analyser la nouveauté des formes narratives et romanesques de Faulkner ou de Dos Passos. Opposant le non professionnel des lettres que serait l'écrivain américain à l'écrivain français, identifié au bourgeois et au rentier (Flaubert, Proust) ou au littérateur, il confronte en fait deux enveloppes culturelles de la littérature. G. Deleuze ne fera pas autre chose quand, à partir de sa lecture des essais de D.H. Lawrence sur la littérature américaine, il opposera, lui aussi, et dans des termes pratiquement identiques, la littérature française et la littérature anglo-saxonne: soit l'utopie d'une littérature s'avançant dans un cadre qui ne serait plus institutionnellement littéraire, capable de déborder des limites du territoire des belles-lettres, qui, loin de son statut européen d'exception - son féodalisme, écrivait Whitman -, se fondrait dans les pratiques sociales, serait un «vaste lieu commun» et «la figure de l'unité de l'ensemble social», hors tout partage et conflit des discours[x].

III

L'autonomiede la littérature se dit de habituellement de deux manières. En termes esthétiques d'abord, c'est-à-dire à partir d'une caractérisation lan­gagière de la littérature: la littérature est un objet construit et séparé; le texte littéraire est un texte sans contexte, il n'a pas d'usage pratique dans la communication immédiate, ne s'adresse pas à un destinataire explicite et n'a donc pas de visée de message explicite. Par rapport au réel et à l'histoire, ensuite: l'autonomie désigne le fait que l'oeuvre se détache sur un fond de discours et d'histoire dans une indépendance croissante puis revendiquée à l'égard des données religieuses, politiques et sociales qui pourraient être tenues pour une commande directe de la littérature.

Les débats et les échanges français au sortir de la guerre que je viens d'évoquer indiquent peut-être la possibilité de dire d'une autre manière encore cette autonomie. Pour deux raisons, au moins.

1- L'élargissement de la référence littéraire et le constat de la littérature traduite poussent à considérer la littérature et ses oeuvres en les rapprochant du modèle du musée imaginaire introduit au même moment par Malraux. Cela est notamment le cas de Blanchot (lorsqu'il évoque la traduction des romans: «ce qui compte, c'est la métamorphose qu'ils subissent en entrant dans une langue nouvelle» , «Traduit de...» La Part du feu, p. 175). Tout comme le musée transporte l'oeuvre d'art hors du lieu pour lequel celle-ci avait été créée et la fait exister comme artefact et objet esthétique en la séparant de la fonction qu'elle remplissait dans sa culture d'origine, la traduction, qui arrache l'oeuvre à son site, oblige à considérer les oeuvres traduites, et donc à leur suite les oeuvres de la culture nationale, autrement qu'à travers leurs seuls liens et leur seule appartenance à une langue et à une histoire, nationales ou locales. Elle oblige à penser la distance que l'oeuvre instaure, en tant qu'objet créé, au sein de cette culture et par rapport aux synthèses littéraires déjà réalisées et disponibles. Elle détache l'oeuvre de sa tradition et opère cette même métamorphose que le musée, selon Malraux, produit pour l'objet d'art : «bien que nous sachions ce que les oeuvres capitales doivent à leur naissance, elles nous atteignent, à travers la métamorphose, comme des semblables (...) l'entrée en jeu des autres styles, en contribuant à faire de l'art un domaine spécifique, unit d'autant plus les artistes qu'elle les sépare davantage de la culture traditionnelle»[xi]

2- L'élargissement et l'internationalisation de la référence littéraire ainsi que le détour par l'étranger disent également le refus de considérer le sujet comme un être seulement socialisé (Blanchot) ainsi que le refus, par ce sujet, de l'asservissement aux conventions culturelles d'aucun pays (Sartre). Ils permettent d'appréhender les cultures comme vides en même temps que d'envisager l'oeuvre littéraire comme un excédent qui doit être reconnu comme tel.

L'autonomie de la littérature est, dès lors, la conséquence du déplacement que le détour par l'étranger permet, du jeu que la relation littéraire internationale introduit et de la géographie nouvelle qu'elle constitue par rapport à l'histoire et à la tradition littéraires, dont la leçon de la guerre conduit à refuser l'héritage (Sartre) ou dont la pertinence et l'efficacité imaginaire seraient devenues moindres (Blanchot). Telle est aussi la leçon, désormais recevable dans l'immédiate après-guerre, des grandes oeuvres de l'exil qui sont celles de Kafka et de Joyce puis des romanciers américains expatriés: celle de l'expérience de la disjonction de la langue et du territoire. L'autonomie de la littérature résulte, alors, de la fin de la coïncidence du territoire reçu et du territoire élu.

Philippe Roussin

CRAL
EHESS/CNRS



[i] M. Deguy, préface à B. Clément, L'Oeuvre sans qualités, Paris, éditions du Seuil, 1994, p. 8.

[ii] J.-P. Sartre, Qu'est-ce que la Littérature? (1948), Paris, Idées-Gallimard, 1976, p. 260-264.

[iii] M. Blanchot, La Part du feu (1949), Paris Gallimard, 1972, p. 309-311.

[iv] M. Blanchot, Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, p.118.

[v] Sur les débats internes à la critique contemporaine concernant les rapports entre littérature, morale et éthique, je renvoie à J. Bessière, «Critique littéraire et philosophie morale», Savoirs et littérature, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p.215-238.

[vi] J.-P. Sartre, Qu'est-ce que la Littérature?

op.cit., p.275

[vii] M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 174.

[viii] J.-P. Sartre, Qu'est-ce que la Littérature?

op.cit., p. 203-204.

[ix] W. Whitman, The Portable Walt Whitman, New York, Penguin, 1977, p. 311-312, p. 318-319 et p. 332.

[x] G. Deleuze, «Whitman», Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 75-80.

[xi] Malraux, Le Musée imaginaire (1947), Paris, Gallimard, Idées/art, 1965, p. 268 et p. 231



Philippe Roussin

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2006 à 15h14.