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Virginia Woolf, « Comment devrait-on lire un livre? » ou le théoricien du commun
Première publication dans Yale Review, octobre 1926. Version révisée dans The Common Reader: Second Series, 1932.
Présenté et traduit pour Fabula par François-Ronan Dubois (Université Stendhal — Grenoble 3).



1. Présentation — Le théoricien du commun
Par François-Ronan Dubois


Publié en 1926, revu six ans plus tard, le texte de «Comment devrait-on lire un livre?»[1] trouve naturellement sa place dans une série d'essais que Virginia Woolf consacre à la littérature en général et au roman en particulier[2]: non seulement y retrouve-t-on le style distinctif de l'écrivaine essayiste, mais encore l'architecture conceptuelle du texte, construite avec discrétion, simplicité et élégance, s'associe-t-elle étroitement avec les idées développées dans les plus célèbres pages de l'auteur[3]. «Comment doit-on lire un livre?» répond à une incertitude dont Woolf croit sentir qu'elle habite le monde littéraire de son époque, au moins en Angleterre, et dont il lui semble qu'elle naît d'une modernité apparemment irréductible à l'évolution des formes anciennes. Tout le problème de l'essayiste devient alors de tenter de concilier une longue et riche tradition littéraire avec un roman nouveau et de faire des plus belles pages de La Promenade au Phare, par exemple, un développement nécessaire et pourquoi pas évident des romans de Jane Austen. On comprend bien que la résolution d'un semblable problème doive nécessairement aboutir à la formation de catégories littéraires, plus précisément de genres, dont il s'agit de défendre l'unité synchronique, malgré la variété historique de leurs manifestations, ce qui implique de faire de l'acte de lecture une entreprise de sélection et d'étiquetage des qualités communes d'œuvres diverses; or, sélectionner, nommer, rassembler et distinguer sont très manifestement des activités théoriques. Qu'un auteur se livre à la réflexion théorique ne doit pas nous surprendre et la théorie littéraire moderne n'a jamais prétendu à l'immaculée conception; ce qui est remarquable, dans le texte de Woolf, c'est la manière dont cette activité théorique non seulement tient à s'opposer frontalement à la pratique critique qui lui est contemporaine, mais surtout s'articule à l'expérience la plus quotidienne et la plus partagée de la lecture, au point d'aboutir à une affirmation qui paraîtrait sans doute paradoxale à bien des étudiants (et bien des chercheurs): l'activité théorique est le plaisir final le plus vif de la lecture.

C'est bien la quotidienneté de l'expérience littéraire qui préoccupe ici Virginia Woolf, mais encore faut-il voir que cette quotidienneté n'est pas la quotidienneté du quotidien même: dans ce texte comme dans d'autres, Woolf distingue implicitement deux sortes d'expériences existentielles. Soit nous abordons la vie sans en avoir conscience, comme l'âne qui braie, le poulain qui galope ou les femmes qui commèrent, et alors nous ne connaissons que les faits, qui sont une forme très inférieure de réalité, soit nous abordons la vie en collectant les impressions que les situations, même les plus communes et les plus banales, produisent en nous; ces impressions ressenties, nous tentons de les appréhender, de les reproduire pourquoi pas, et alors éclatent en nous l'inépuisable diversité de ce matériau brut. Selon Woolf, le désir de lire (et d'écrire), est éveillé par la sensation de cette confusion et l'art de la lecture (et de l'écriture) consiste à la mise en ordre de cette diversité, c'est-à-dire à sa compréhension et à l'accès à la vérité. La première tâche, c'est d'abord de choisir parmi ces impressions nombreuses celles qui comptent; la seconde tâche, c'est de trouver les mots qui puissent les dire. Ces deux travaux sont également difficiles. Le plaisir de la lecture réside dans la découverte, dès les premières pages d'un grand livre, que le monde qui s'y trouve est orienté par une vision intérieure qui l'arrange au moment même où il se manifeste à nous, de sorte que les impressions, déjà travaillées par un esprit que nous rencontrons alors, s'ordonnent d'elles-mêmes, sans que nous ayons besoin de nous mettre en peine. Lire, c'est alors s'abandonner aux manœuvres de cet esprit supérieur qui a forgé un monde et nous l'offre et la lecture exige du lecteur toute la sympathie qu'il peut donner à l'auteur, lui-même moins une personne, il est vrai, qu'une conscience au travail. Woolf recommande donc la lecture la plus naïve, la moins critique possible: il faut se laisser faire et ce n'est pas nécessairement le plus facile. Lire de la sorte, l'auteur en est persuadée, c'est lire exactement de la façon dont tout lecteur désire lire, c'est-à-dire lire sans se compliquer la vie, puisque justement le livre existe pour la simplifier. Et cette lecture familière et quotidienne doit surtout n'être pas trop acharnée: il faut parfois détourner son regard du livre, vaquer à d'autres occupations et vivre dans le livre avec une curiosité toute mondaine; ainsi par exemple de la lecture des biographies, qui exige selon Woolf le même genre de curiosité de voyeuriste qui nous pousse à épier nos voisins à la faveur d'un vis-à-vis. Pour Woolf, les livres sont des maisons la nuit que leur lumière intérieure illumine et dont les fenêtres nous offrent la chance de surprendre la vie secrète.

Peu d'images innocentes, en effet, dans les essais de Woolf: chaque évocation concrète, chaque métaphore et chaque comparaison, sert la simplicité du style et est destinée à construire l'impression de familiarité —vraiment, l'expérience que l'auteur nous décrit, c'est aussi simple que cela, qu'une promenade, c'est quelque chose que nous connaissons bien. Dissimulée derrière des concepts dont l'auteur avoue d'elle-même la simplicité, exprimée par des formulations dont elle annonce la platitude, l'architecture conceptuelle fait fonds de matériaux bien communs. A de nombreux égards, la lecture d'un essai de Virginia Woolf s'apparente à une aimable conversation, à une conférence pleine d'humilité, à des réflexions jetées au hasard sur un carnet de notes, et l'on comprend bien qu'en-deçà de l'intérêt, si l'on peut dire, rhétorique de cette simplicité d'apparat, l'humilité woolfienne s'oppose vivement à la pédanterie des critiques, dont l'auteur rappelle à plusieurs endroits les pourpres et les fourrures dont ils se parent et contre lesquelles elle ne cesse de mettre en garde ses lecteurs, tant pour les préserver d'une première approche trop intellectualisée que par méfiance pour le discours critique, dont elle dénonce finalement la vacuité et l'inefficacité. C'est de ce contexte apparemment hostile à toute abstraction théoricienne que procèdent les réflexions de l'essayiste.

Mais la lecture est un processus en deux étapes. La première étape, nous l'avons vu, est un abandon franc et sincère à l'influence de l'écrivain, c'est-à-dire une suspension du jugement critique: c'est avec bienveillance que nous devons parcourir toutes les phrases d'un roman. Après la première étape, une pause: il faut faire autre chose, par exemple s'occuper de ses roses. L'insistance que Virginia Woolf fait peser sur la séparation entre le temps de la lecture et le temps de la vie et qui semblait relever, dans un premier temps, de ces effets de style que je viens d'évoquer, prend ici tout son sens: si la séparation est nécessaire, c'est qu'il faut que «l'intoxication» des mots se dissipe, que le livre, dans sa particularité verbale, s'efface et que survive une impression plus ferme, moins soumise à la personnalité de l'auteur par le mouvement des phrases, une impression, donc, qui laisse le lecteur libre de se faire un avis. Deux partis pris ici par Woolf: d'abord, que juger d'un livre, ce n'est pas juger du détail de ses phrases et ensuite, que l'idée que nous avons d'un livre est forcément et heureusement différente de la réalité de ce livre. Alors seulement commence la seconde étape de la lecture: il faut à présent juger du livre, sans l'avoir sous les yeux, et émettre ce jugement, le façonner, pour Woolf, c'est lire encore; cette étape n'appartient pas moins au temps de la lecture que celle pendant laquelle nous parcourons de nos yeux les caractères imprimés sur les pages de l'ouvrage.

Cette seconde étape est le terrain d'un nouveau glissement conceptuel de la part de l'auteur: si d'abord le jugement que le lecteur est appelé à émettre sur le livre est semblable à ceux qui abondent dans la conversation («j'ai aimé ceci, détesté cela»), il prend bien vite la forme d'une appréciation théorique de la valeur de l'ouvrage et, moins ou plus que de sa valeur, de son appartenance à un ensemble d'ouvrages régis par certaines lois. C'est donc bien au cœur de l'expérience la plus quotidienne de la lecture que l'activité théorique émerge, chez Virginia Woolf. On peut dire grossièrement que cette activité est en trois temps: d'abord, il s'agit d'identifier le groupe auquel il semble que puisse appartenir le livre que l'on vient de lire, ensuite, il faut mesurer le degré de son appartenance et subséquemment celui de sa spécificité et enfin il faut remanier notre définition du groupe, pour la rendre plus performante. La deuxième étape de la lecture, l'étape théorique, est donc une entreprise comparatiste: Woolf y insiste, il faut lire beaucoup de livres pour éduquer son goût et découvrir les vastes réseaux de ces appartenances.

A la lumière de cette proximité entre les livres, un long passage de l'essai prend soudain une nouvelle importance. La première manière que Woolf évoquait pour la lecture des biographies, des correspondances, des chroniques et des mémoires, la manière qui lui paraissait la plus intuitive, c'était la curiosité que l'on a pour la vie des grands hommes; l'auteur alors déploie son érudition pour montrer comment, à travers les lieux et les personnes, tous les grands noms de la littérature anglaise sont connectés les uns aux autres. Cette manière de lire, dont Woolf reconnaît l'intérêt enivrant mais dénonce finalement la futilité, s'oppose, on le comprend bien, à la connexion que forment entre les œuvres leurs qualités, à la fois mérites et propriétés essentielles. Ainsi, pour le lecteur informé, la communauté théorique des œuvres se substitue à leur communauté historique; c'est ce déploiement synchronique de la comparaison évaluative qui permet à Woolf de balayer l'objection de la modernité ou de la médiocrité: ce n'est pas parce qu'une œuvre est nouvelle ou médiocre qu'elle ne fait pas corps, de quelque manière, avec les grandes œuvres anciennes, et il faut juger du plus moderne roman, ou du plus médiocre, avec le meilleur, parce qu'ils sont de la même sorte, du même genre, le genre du roman.

Il faut bien comprendre l'enjeu, pour Virginia Woolf, de cette discussion. En effet, ce qu'écrit Virginia Woolf, formellement et thématiquement, semble n'avoir plus de rapport avec ce qui s'écrivait avant. L'origine de cette rupture importe peu; ce qui importe, c'est que les critiques modernes se sentent démunis face à cette nouveauté. Cette perplexité, selon Woolf, est inévitable: c'est que les critiques jugent des œuvres modernes en ne songeant qu'à leur modernité, qu'au cours de l'Histoire, sans envisager qu'elles entretiennent une parenté profonde avec les œuvres anciennes, non parce que les œuvres anciennes les inspirent, mais parce qu'œuvres anciennes et œuvres modernes appartiennent à des groupes communs et que les divisions entre les groupes ne sont pas des divisions historiques. Woolf affirme donc discrètement que lire un roman de Woolf, c'est encore lire quelque chose comme un roman de Jane Austen ou de Thomas Hardy.

Cette division nouvelle n'est pas seulement plus exacte, elle a aussi et surtout le mérite de dissiper l'inquiétante étrangeté de la modernité pour la rétablir dans une continuité synchronique avec les œuvres connues: cette continuité ne gomme pas les différences, elle rétablit simplement les continuités. Or, puisqu'il n'y a pas de différences sans identités, on voit bien que le dysfonctionnement de l'organisation historique menaçait gravement la seconde étape de l'acte lecture, entièrement consacrée à l'établissement des ces similitudes et de ces divergences, de sorte que la nouvelle organisation proposée par Woolf, l'organisation théorique, rétablit le plaisir de la lecture. Si l'on se rappelle que la lecture est une entreprise de compréhension d'expériences existentielles fortes, on comprend bien la portée éthique de ce travail théorique et, même en-deçà de cette dimension, la nécessité de le mener à bien pour atteindre la finalité commune de la lecture. C'est donc bien de l'expérience quotidienne de la lecture, ou pour le plaisir de cette expérience, que procède la réflexion théorique.



2. Traduction

Comment devrait-on lire un livre? (How should one read a book?) Par Virginia Woolf
Première publication dans Yale Review, octobre 1926.
Version révisée dans The Common Reader: Second Series, 1932.


Comment devrait-on lire un livre?

Je voudrais d'abord attirer l'attention sur le point d'interrogation à la fin de mon titre. Même si je pouvais répondre à cette question pour moi-même, la réponse ne vaudrait que pour moi et non pour vous. Le seul conseil, en effet, qu'une personne puisse donner à une autre à propos de la lecture est de ne pas écouter les conseils, de suivre son propre instinct, d'utiliser sa propre raison, d'arriver à ses propres conclusions. Si nous sommes d'accord sur ce point, alors je me sens libre d'avancer quelques idées et suggestions, parce que vous ne leur permettrez pas de flétrir cette indépendance qui est la plus importante des qualités qu'un lecteur puisse avoir[4]. Après tout, quelles lois peut-on formuler à propos des livres? Il ne fait certes pas de doute que la bataille de Waterloo ait eu lieu tel jour, mais peut-on dire qu'Hamlet soit une meilleure pièce que Le Roi Lear? Personne ne le peut. Chacun doit décider de la question pour soi-même. Faire entrer dans nos bibliothèques des autorités, même chargées de pourpre et de fourrures, et les laisser nous dire comment lire, quoi lire, quelle valeur donner à ce que nous lisons, c'est détruire l'esprit de liberté qui est l'âme de ces sanctuaires. Peut-être sommes-nous partout ailleurs soumis aux lois et aux coutumes; là, nous n'en avons aucune.

Mais pour jouir de la liberté, si on me pardonne cette platitude[5], nous devons bien sûr nous contrôler nous-mêmes. Nous ne devons pas gaspiller nos capacités, par maladresse et ignorance, en inondant la moitié de la maison pour arroser un seul rosier[6]; nous devons les exercer, avec exactitude et acharnement, sur l'objet le plus approprié. C'est peut-être l'une des premières difficultés que nous affrontons dans une bibliothèque. Quel est «l'objet le plus approprié»? Il pourrait bien sembler ne rien y avoir d'autre qu'un conglomérat confus. Les poèmes et les romans, les chroniques et les mémoires, les dictionnaires et les rapports parlementaires, des livres écrits dans toutes les langues par des hommes et des femmes de tous les caractères, de toutes les races et de toutes les époques se jouxtent les uns les autres sur les rayonnages. Et dehors, le mulet braie, les femmes commèrent au puits, les poulains galopent dans les champs[7]. Où commencer? Comment ordonner ce chaos multiforme pour retirer le plus profond et le plus large plaisir de ce que nous lisons?

Il est assez simple de dire que puisque les livres ont des classes (fiction, biographie, poésie), nous devrions les distinguer et tirer de chacun ce qu'il convient que chacun nous donne. Pourtant, peu de gens demandent aux livres ce que les livres peuvent nous donner. La plupart du temps, nous venons aux livres avec l'esprit confus et indécis: nous demandons à la fiction qu'elle soit vraie, à la poésie qu'elle soit fausse, à la biographie qu'elle soit flatteuse, à la chronique qu'elle renforce nos propres idées reçues[8]. Si nous pouvions bannir de semblables préjugés de nos esprits quand nous lisons, ce serait un commencement admirable. Ne vous imposez pas à votre auteur; essayez de vous fondre en lui. Soyez son compagnon de travail et son complice. Si vous demeurez distant, que vous êtes réservé et critique dès le début, vous vous empêchez d'accéder à la plus complète valeur[9] possible de ce que vous lisez. Mais si vous ouvrez votre esprit aussi largement que possible, alors des signes et des indices d'une subtilité presque imperceptible[10], au détour des premières phrases même, vous mettront en présence d'un être humain semblable à nul autre[11]. Laissez-vous pénétrer de ces indices, devenez-en familier et vous sentirez bientôt que l'auteur vous donne, du moins essaye de vous donner, quelque chose de bien plus substantiel[12]. Les trente-deux chapitres d'un roman, si nous considérons pour commencer la manière de lire un roman, sont une tentative pour fabriquer quelque chose d'aussi construit et maîtrisé qu'un bâtiment; mais les mots sont plus impalpables que les briques et la lecture est un processus plus long et plus complexe que la vue. Peut-être que la manière la plus rapide de comprendre les principes du travail de romancier n'est-elle pas de lire, mais d'écrire, de faire votre propre expérience des dangers et des difficultés des mots[13]. Rappelez-vous donc quelque événement de votre vie qui a laissé sur vous une impression distincte: comment au détour d'une rue, peut-être, vous êtes passé à côté de deux personnes qui discutaient. Un arbre frémissait, une lumière électrique vacillait, le ton de la conversation était comique, mais tragique aussi: toute une perspective, une vision du monde entière, semblait contenue dans ce moment[14].

Mais si vous essayez de reconstruire cet événement par les mots, vous découvrirez qu'il se brise en un millier d'impressions conflictuelles. Il faut en atténuer certaines, insister sur d'autres, et ce faisant vous perdrez probablement toute prise sur l'émotion elle-même. Ensuite, détournez-vous de vos pages confuses et noircies vers les premières pages de quelque grand romancier: Defoe, Jane Austen, Hardy. Maintenant, vous serez plus à même d'apprécier leur maîtrise. Ce n'est pas tant que nous soyons en présence d'une personne différente (Defoe, Jane Austen ou Thomas Hardy), que nous vivions dans un monde entièrement différent. Ici, dans Robinson Crusoe, nous parcourons la grand-route en ligne droite: les choses arrivent les unes après les autres, le fait et sa position suffisent. Mais si l'air libre et l'aventure veulent tout dire pour Defoe, ils ne signifient rien pour Jane Austen. Son monde à elle, c'est le salon, les gens qui parlent et qui, par les nombreux miroirs de leur conversation, révèlent leurs caractères. Et quand nous nous sommes habitués au salon et à ses reflets, nous nous tournons vers Hardy et nous nous trouvons à nouveau désorientés. La lande nous entoure et les étoiles nous surplombent. L'autre face de l'esprit humain est à présent exposée, la face cachée qui prend le dessus dans la solitude et non la face éclairée qui se montre en compagnie. Nous entretenons des relations, non plus avec les personnes, mais avec la Nature et le destin. Aussi différents que soient chacun de ces mondes, tous sont cohérents en eux-mêmes. Le créateur de chacun d'eux observe avec vigilance les lois de sa propre perspective et quelque épreuve qu'ils nous fassent subir, ils ne nous plongeront jamais dans la confusion, comme le font souvent des écrivains moins talentueux, en introduisant deux genres de réalité différents dans le même livre. Ainsi, passer d'un grand romancier à un autre, de Jane Austen à Hardy, de Peacock[15] à Trollope[16], de Scott à Meredith[17], c'est être malmené et déraciné, c'est être jeté d'un côté et de l'autre. La lecture de roman est un art complexe et difficile. Vous devez être capable non seulement d'une grande finesse de perception, mais également d'une imagination très audacieuse, si vous voulez faire quelque usage de ce que le romancier, ce grand artiste, vous offre.

Mais un regard à l'assemblée disparate des rayonnages vous montrera que les écrivains sont rarement de grands artistes et il arrive bien plus souvent qu'un livre ne prétende pas le moins du monde être une œuvre d'art. Ces biographies et ces autobiographies, par exemple, ces vies de grands hommes, d'hommes morts depuis longtemps et oubliés, qui se tiennent épaule contre épaule avec les romans et les poèmes, devons-nous refuser de les lire parce qu'ils ne relèvent pas de l'art[18]? Ou bien devons-nous les lire, mais les lire d'une façon différente, avec un but différent? Devons-nous les lire avant tout pour satisfaire cette curiosité qui parfois nous possède quand, le soir, nous nous promenons devant une maison dont toutes les lumières sont allumées et dont les rideaux ne sont pas encore tirés et que chaque étage de la maison nous montre une partie différente de la vie humaine en train d'être vécue[19]? Alors nous sommes consumés de curiosité pour la vie de ces gens, pour les commérages des domestiques, pour le dîner des gentilshommes, pour la jeune fille qui s'habille pour un bal, pour la vieille à la fenêtre avec ses aiguilles. Qui sont-ils, que sont-ils, quels sont leurs noms, leurs activités, leurs pensées, leurs aventures?

Les biographies et les mémoires répondent à de semblables questions, illuminent d'innombrables maisons, ils nous montrent des gens vaquer à leurs occupations quotidiennes, s'agiter, échouer, réussir, manger, haïr, aimer, jusqu'à leur mort. Et parfois comme nous regardons, la maison s'efface, les grilles disparaissent et nous nous retrouvons au large: nous sommes en train de chasser, de naviguer, de nous battre, nous sommes parmi les sauvages et les soldats, nous sommes engagés dans de grandes campagnes. Ou si nous préférons rester en Angleterre, à Londres, le décor change malgré tout, les rues deviennent plus étroites, la maison petite, exiguë, malodorante, avec des murs en papier. Nous voyons un poète, Donne[20], qui s'échappe de cette maison parce que les murs sont si fins que quand les enfants pleurent, ils les déchirent. Nous pouvons le suivre, grâce au chemin qui parcourt les pages des livres[21], jusqu'à Twickenham[22], jusqu'à Lady Bedford's Park, fameux lieu de réunion pour les nobles et les poètes, et puis nous tournons nos pas vers Wilton, la grande maison sous les collines, nous entendons Sidney[23] lire l'Arcadia à sa sœur, nous parcourons les mêmes rives et voyons les mêmes hérons qui figurent dans la fameuse romance, nous voyageons encore vers le nord avec cette autre Lady Pembroke, Anne Clifford[24], jusqu'à ses landes sauvages ou nous plongeons au cœur de la ville et retenons notre enthousiasme à la vue de Gabriel Harvey[25] qui, dans son costume de velours noir, se dispute avec Spenser[26] à propos de poésie. Rien n'est plus fascinant que de tâtonner et trébucher dans l'obscurité mêlée de splendeur de la Londres élisabéthaine. Mais nous ne pouvons pas rester ici. Les Temple[27] et les Swift[28], les Harley[29] et les St John[30] nous font signe, nous pouvons passer des heures à démêler leurs querelles et à déchiffrer leurs personnalités, et quand ils commencent à nous fatiguer, nous pouvons continuer notre chemin, nous passons à côté d'une dame en noir qui porte des diamants, pour aller vers Samuel Johnson[31], Goldsmith[32] et Garrick[33], ou bien, si nous le voulons, nous traversons la Manche pour rencontrer Voltaire, Diderot, Madame du Deffand, puis retour en Angleterre et à Twickenham (comme certains endroits persistent ainsi que certains noms!), où Lady Bedford eût son Park jadis et où Pope[34] vécût plus tard, jusqu'à la maison de Walpole[35] à Strawberry Hill[36]. Mais Walpole nous présente à un tel essaim de nouvelles relations, il y a tant de maisons à visiter et de sonnettes à tirer, que nous pouvons bien hésiter un moment, sur le perron de Miss Berry[37], par exemple, quand, attention, voilà Thackeray[38]: il est l'ami de la femme que Walpole aimait, de sorte qu'en allant d'ami en ami, de jardin en jardin, de maison en maison, nous sommes passés d'une extrémité de la littérature anglaise à une autre et nous nous réveillons pour nous retrouver à nouveau dans le présent, si tant est que nous puissions faire la différence entre ce moment et tous ceux qui ont précédé. Ceci, donc, est l'une des façons que nous avons de lire ces vies et ces correspondances: nous pouvons les faire illuminer les multiples fenêtres du passé, nous pouvons observer les morts fameux dans leurs habitudes familières et nous pouvons parfois imaginer que nous sommes assez près pour surprendre leurs secrets, et parfois nous pouvons sortir une pièce ou un poème qu'ils ont écrit pour voir s'ils sonnent différemment en présence de l'auteur. Mais voilà qui soulève de nouvelles questions. Nous devons nous demander à quel point un livre est influencé par la vie de son auteur, à quel point il est sûr de laisser l'homme interpréter l'écrivain. A quel point devons-nous résister ou laisser libre cours aux sympathies et antipathies que l'homme même éveille en nous, aussi sensibles, aussi réceptifs que soient les mots à la personnalité de l'auteur? Ce sont les questions qui se pressent dans notre esprit quand nous lisons des vies et des correspondances, et nous devons répondre pour nous-mêmes, car rien n'est plus fatal que de se laisser guider par les préférences d'autres personnes pour un problème si personnel.

Mais nous pouvons également lire ces livres dans un autre but, non pour éclairer la littérature, non pour nous rendre familiers de gens célèbres, mais pour vivifier et exercer nos propres capacités créatrices. N'y a-t-il pas une fenêtre ouverte sur la droite de la bibliothèque? Quel plaisir d'arrêter de lire et de regarder dehors! Comme la scène est inspirante, dans sa simplicité[39], dans sa quotidienneté, avec son mouvement perpétuel! Les poulains qui galopent dans les champs, la femme qui remplit son sceau au puits, le mulet qui rejette en arrière sa tête et jette son âcre et long gémissement. La meilleure part de toute bibliothèque n'est rien d'autre que le souvenir de semblables moments fugaces de la vie des hommes, des femmes et des mulets. Toute littérature, comme elle vieillit, possède son débarras, sa collection de moments disparus et de vies oubliées dits d'une voix faible et s'affaiblissant qui a péri. Mais si vous vous abandonnez au plaisir de lire des futilités, vous serez surpris, car en effet vous serez envahi par les reliques d'une vie humaine redevenue poussière. Ce ne sera peut-être qu'une seule lettre, mais quelle perspective offre-t-elle! Ce ne sera peut-être que quelques phrases, mais quelles perspectives suggèrent-elles! Parfois, toute une histoire s'assemble avec tant de bel esprit, d'émotion et de perfection qu'il semble qu'un grand romancier ait été à l'œuvre, et pourtant ce n'est qu'un vieil acteur, Tate Wilkinson[40], qui se souvient de l'étrange histoire du Capitaine Jones[41], ce n'est qu'un jeune subalterne servant Arthur Wellesley[42] qui tombe amoureux d'une jolie fille à Lisbonne, ce n'est que Maria Allen[43] qui laisse tomber son ouvrage dans le salon désert et rêve d'avoir suivi le bon conseil du docteur Burney[44] et n'avoir jamais fui avec son cher Rishy[45]. Rien de cela n'a la moindre valeur, c'est négligeable à la rigueur, et pourtant qu'il est absorbant à chaque fois de fouiller les débarras, d'y trouver des anneaux, des ciseaux, des nez cassés enterrés dans le passé immense et d'essayer de les assembler pendant que le poulain galope dans les champs, que la femme remplit son sceau au puits et que le mulet braie!

Mais on se lasse finalement de lire des futilités. On se lasse d'avoir à chercher ce qu'il faut pour compléter la demi-vérité qui est tout ce que les Wilkinson, les Bunbury[46] et les Maria Allen sont capables de nous offrir. Ils n'avaient pas le pouvoir qu'a l'artiste de surplomber et d'éliminer[47] et ils étaient incapables de dire toute la vérité, fût-ce de leur propre vie: ils ont défiguré une histoire qui aurait pu être harmonieuse. Les faits sont tout ce qu'ils peuvent nous offrir et les faits sont une forme très inférieure de fiction[48]. Ainsi croît en nous le désir d'en avoir fini avec les demi-affirmations et les approximations, de cesser de chercher les formes précises du tempérament humain, de jouir d'une abstraction plus grande, d'une vérité fictionnelle plus pure. Alors nous créons l'atmosphère, intense et généralisée, indifférente au détail, mais animée par quelque pulsation régulière, récurrente, dont l'expression naturelle est la poésie, et c'est le moment de lire de la poésie, quand nous sommes presque à même d'en écrire.

Vent de l'est, quand souffleras-tu?
La pluie fine peut tomber du ciel.
Seigneur, si seulement mon amour était dans mes bras,
Et moi dans mon lit encore![49]

L'impact de la poésie est si brutal et direct que, sur le moment, il n'y a pas d'autre sensation que celle du poème lui-même. Quels profonds abîmes nous visitons alors, comme notre immersion est soudaine et complète! Il n'y a rien ici à quoi s'accrocher, rien pour nous retenir dans notre chute. L'illusion de la fiction est graduelle, ses effets sont préparés, mais qui, en lisant ces quatre vers, s'arrêterait pour se demander qui les a écrits, pour se représenter la maison de Donne, le secrétaire de Sidney ou pour les replacer dans le cours du temps et la succession des générations? Le poète est toujours notre contemporain. Sur le moment, notre être est concentré et resserré, comme à n'importe quel choc violent d'une émotion intime. Par la suite, il est vrai que la sensation commence à se développer en cercles plus larges dans nos esprits, des émotions plus éloignées sont atteintes, qui commencent à résonner et se répondre, et nous prenons conscience des échos et des reflets. L'intensité de la poésie recouvre un large spectre d'émotions. Il nous suffit de comparer la force et la franchise de:

Je tomberai comme un arbre et trouverai ma tombe
Avec le souvenir de ma seule souffrance[50]

avec la modulation ondulante de:

Les minutes sont comptées par la chute des grains
Comme dans un sablier, le passage du temps
Nous ruine et nous mène à nos tombes sous nos yeux ;
Une époque de plaisir, épuisée par la fête, rentre au foyer
Enfin, et s'achève dans le chagrin; mais la vie,
Lasse des combats, compte chaque grain,
En poussant des soupirs, jusqu'à ce que le dernier tombe,
Pour achever la calamité dans le repos,[51]

ou de placer le calme méditatif de:

que nous soyons jeunes ou vieux,
Notre destinée, le foyer et le cœur de notre être,
Est dans l'infinité, et là seulement;
Elle est avec l'espoir, un espoir qui ne peut jamais mourir,
Avec l'effort, et l'attente, et le désir,
Et même quelque chose de plus sur le point de se produire,[52]

à côté de l'inextinguible et parfaite joliesse de:

La Lune changeante monta dans le ciel,
Sans se cacher nulle part:
Elle montait doucement,
Une étoile ou deux à ses côtés —[53]

ou de la fantaisie splendide de:

Et le spectre des bois
Ne cessera pas de flâner
Quand, tout en bas d'une clairière
Du grand monde qui brûle
Une douce flamme se tordant
Paraît à ses yeux,
Avoir la forme d'un crocus[54]

pour nous rappeler la variété de l'art du poète, son pouvoir de faire de nous à la fois des acteurs et des spectateurs, son pouvoir de glisser sa main dans les caractères comme s'ils étaient des gants et d'être ou Lear ou Falstaff, son pouvoir de condenser, d'élargir et de dire, une fois et pour toujours.

«Il nous suffit de comparer»: avec ces mots le diable sort de sa boîte et la véritable complexité de la lecture est admise. La première étape, celle de la réception d'impressions de la façon la plus compréhensive possible, n'est que la première moitié de l'entreprise de la lecture[55]; elle doit être complétée, si nous voulons tirer tout le plaisir d'un livre, par une autre. Nous devons émettre un jugement sur cette multitude d'impressions, nous devons faire de ces images vacillantes quelque chose de solide et de durable. Mais pas directement. Attendez que la poussière de la lecture retombe, que les conflits et les questionnements s'éteignent: marchez, bavardez, ôtez les pétales morts d'une rose, allez dormir. Alors, soudainement, sans que nous l'ayons voulu, car c'est ainsi que la Nature opère ces transitions, le livre reviendra, mais différent. Il flottera à la surface de l'esprit comme un tout. Et le livre comme tout est différent du livre perçu en cours de lecture sous la forme de phrases distinctes. Les détails trouvent maintenant leur juste place. Nous voyons la forme dans son ensemble: c'est une grange, une porcherie ou une cathédrale. A présent, nous pouvons comparer les livres les uns aux autres comme nous comparons les bâtiments. Mais cet acte de comparaison signifie que notre posture a changé: nous ne sommes plus les amis de l'écrivain, mais ses juges, et en tant que juges nous ne saurions être trop sévères. Ne sont-ils pas criminels, les livres qui ont gaspillé notre temps et notre sympathie, ne sont-ils pas les ennemis les plus insidieux de la société, des corrupteurs, des déserteurs, ceux qui écrivent des livres faux, des livres falsifiés, des livres qui remplissent l'air de pourriture et de maladie[56]? Soyons donc sévères dans nos jugements, comparons chaque livre avec le meilleur de son espèce. Voilà que sont suspendues dans notre esprit les formes des livres que nous avons lus, solidifiées par les jugements que nous avons produits: Robinson Crusoe, Emma[57], Le Retour au pays natal[58]. Comparez les romans à ceux-là (même le plus récent et le plus médiocre des romans a le droit d'être comparé avec le meilleur). Et de même avec la poésie: quand l'intoxication du rythme s'est dissipée et que la splendeur de l'œuvre s'est estompée, une forme visionnaire nous reviendra que nous devrons comparer au Roi Lear, à Phèdre, au Prélude, ou, si ce n'est avec ceux-ci, avec quoi que ce soit qui soit le meilleur ou nous semble être le meilleur de son espèce. Et nous pouvons être sûrs que la modernité de la poésie et de la fiction modernes est leur qualité la plus superficielle et que nous n'avons qu'à changer légèrement, non à reformuler, les standards avec lesquels nous avons jugé de l'ancien.

Il serait donc absurde de prétendre que la seconde partie de la lecture, le jugement, la comparaison, est aussi simple que la première (ouvrir en grand l'esprit à la foule innombrable des impressions). Continuer à lire sans avoir le livre devant soi, faire tenir deux ombres chinoises l'une à côté de l'autre, avoir lu suffisamment et avec assez d'intelligence pour rendre de semblables comparaisons vivantes et éclairantes, c'est ce qui est difficile; il est encore plus difficile d'aller plus loin et de dire: «Non seulement ce livre est de telle sorte, mais il a telle valeur: ici il échoue, là il réussit, ceci est bon et ceci mauvais.» Mener à bien cette partie du devoir d'un lecteur exige tant d'imagination, d'intuition et d'érudition qu'il est difficile de concevoir un esprit unique suffisamment doué pour cela: il est impossible pour le plus confiant de trouver plus que les germes de telles capacités en lui-même. Ne serait-il pas plus sage, dans ce cas, d'abandonner cette partie de la lecture et de laisser les critiques, ces autorités vêtues de pourpre et de fourrure de nos bibliothèques, le soin de décider de la valeur absolue d'un livre à notre place[59]? Pourtant, comme c'est impossible! Nous pouvons insister sur l'importance de l'empathie, nous pouvons essayer de perdre notre identité quand nous lisons. Mais nous savons que nous ne pouvons pas être pleinement compréhensifs ni nous immerger totalement, il y a toujours en nous un démon qui murmure «Je déteste, j'adore», et nous ne pouvons le réduire au silence. En effet, c'est précisément parce que nous sommes capables d'amour et de haine que notre relation avec les poètes et les romanciers est si intime que nous trouvons la présence d'une autre personne intolérable[60]. Et même si les conclusions sont aberrantes et que nos jugements sont faux, il n'en demeure pas moins que notre goût, le nerf de la sensation qui nous envoie des chocs, est notre principal éclaireur: nous apprenons en ressentant, nous ne pouvons nous départir de notre propre langage sans appauvrir le processus. Mais avec le temps, peut-être pouvons-nous former notre goût, peut-être pouvons-nous le rendre susceptible d'une sorte de contrôle. Quand il s'est nourri avidement et sans vergogne de livres de toute sorte (poésie, fiction, chroniques, biographies) et s'est arrêté de lire pour regarder pendant de longs moments la variété et l'incongruité du monde extérieur, nous sentons qu'il a changé un peu: il n'est plus si avide, il est d'avantage réfléchi. Il commencera à nous apporter non tant des jugements sur des livres en particulier[61], mais plutôt une intuition de la qualité commune qui unit certains livres. Ecoute, dira-t-il, comment appellerons-nous celui-ci? Et il nous fera lire peut-être le Roi Lear, puis peut-être Agamemnon[62], afin de faire ressortir cette qualité commune. Ainsi, avec notre goût pour nous guider, nous nous aventurerons au-delà du livre particulier pour nous mettre à la recherche des qualités[63] qui unissent les livres en groupes, nous leur donnerons des noms et nous formulerons une règle qui mettra de l'ordre dans nos perceptions. Nous tirerons un plaisir plus poussé et plus raffiné de cette mise en ordre. Mais, comme une règle ne vit que lorsqu'elle est perpétuellement contredite au contact des livres eux-mêmes (rien n'est plus facile et abrutissant que de formuler des règles qui n'ont aucun rapport avec les faits, dans le vide), il est enfin bon à présent, afin de nous rassurer dans cette difficile entreprise, de nous tourner vers les très rares auteurs qui sont capables de nous éclairer sur la littérature en tant qu'art. Coleridge, Dryden[64] et Johnson, dans leur œuvre critique, les poètes et romanciers eux-mêmes dans leurs remarques éparses, sont souvent d'une pertinence surprenante: ils éclairent et assoient les idées vagues qui tremblaient dans les profondeurs brumeuses de nos esprits. Mais ils ne sont capables de nous aider que si nous venons à eux pleins des questions et des suggestions que nous avons honnêtement gagnées au cours de notre lecture. Ils ne peuvent rien faire pour nous si nous nous rangeons sous leur autorité et que nous nous couchons comme des moutons à l'ombre d'un bosquet. Nous ne pouvons comprendre leurs règles que lorsqu'elles entrent en conflit avec les nôtres et en triomphent[65].

S'il en est ainsi, si lire un livre comme il devrait l'être fait appel aux qualités les plus rares de l'imagination, de l'intuition et de la raison, vous en tirez peut-être la conclusion que la littérature est un art très complexe et qu'il est très improbable que nous soyons capables, même après une vie de lecture, d'apporter aucune contribution d'intérêt à la critique. Nous devons rester des lecteurs et ne pas poursuivre la gloire qui échoit à ces êtres rares qui sont aussi des critiques. Néanmoins, nous avons nos responsabilités de lecteurs et même notre importance. Les standards que nous formons et les jugements que nous produisons s'évaporent dans les airs et deviennent une part de l'atmosphère que les écrivains respirent quand ils travaillent. Une influence est créée qui s'exerce sur eux, même si elle ne trouve pas son chemin jusqu'à l'imprimerie. Et cette influence, si elle était correctement éduquée, si elle était vigoureuse, et individuelle, et sincère, pourrait être d'une grande importance aujourd'hui que la critique est par nécessité en vacance[66]; quand les livres passent en revue, comme la procession des animaux au stand de tir, et que le critique n'a qu'une seconde pour charger, viser et tirer, on peut bien lui pardonner de confondre les lièvres et les tigres, les aigles et la volaille de basse-cour, ou bien de tous les manquer et de gâcher son coup sur une vache paisible qui broute dans un champ plus lointain. Si au-delà des coups de feu erratiques de la presse l'auteur pouvait sentir qu'il y avait une autre sorte de critique, l'opinion des gens qui lisent pour le plaisir de la lecture, lentement et en amateurs, qui jugent avec grande affection et néanmoins grande sévérité, cela n'améliorerait-il pas la qualité de son travail? Et si grâce à nous les livres devaient devenir plus forts, plus riches et plus diversifiés, ce serait un but qu'il vaudrait la peine d'atteindre.

Pourtant, qui lit pour atteindre un but, quelque désirable qu'il soit? N'y a-t-il pas certaines entreprises que nous formons parce qu'elles sont bonnes en elles-mêmes et certains plaisirs qui contiennent leurs fins en eux-mêmes[67]? Et la lecture ne compte-t-elle pas parmi eux? Du moins ai-je parfois rêvé que, à l'aube du Jugement Dernier, quand les grands conquérants, les législateurs et les hommes d'Etat viendront recevoir leur récompense, leurs couronnes, leurs lauriers, leurs noms gravés dans un marbre impérissable, le Tout-Puissant se tournera vers Pierre et dira, non sans une certaine envie, lorsqu'il nous verra arriver nos livres sous les bras: «Regarde, ceux-là n'ont pas besoin de récompense. Nous n'avons rien à leur offrir. Ils ont aimé la lecture.»



Virginia Woolf




[1] How should one read a book?

[2] On trouvera la plupart de ces essais dans le petit volume: WOOLF, Virginia. The Crowded Dance of Modern Life. Edition critique par R. Bowlby. Londres: Penguin Books, 1993.

[3] Par exemple dans les essais «Modern Fiction» et «Craftmanship», que l'on trouvera dans l'édition citée ci-dessus.

[4] Cette entrée en matière est caractéristique du style des essais de Virginie Woolf: familière si ce n'est intime, simple et humble.

[5] Woolf souligne fréquemment le caractère vague des concepts qu'elle construit aux débuts d'un essai et dont la vocation est de lier la théorisation aux intuitions courantes des lecteurs.

[6] Le style des essais de Woolf abonde en comparaisons concrètes et surprenantes, le plus souvent humoristiques.

[7] Cette évocation extrêmement concrète sera constamment opposée, tout au long de l'essai, à l'activité de la lecture, qui procède par approximations et abstractions.

[8] Cette énumération, qui apparaît ici innocente, a en réalité un statut ambigu. La suite de l'essai confirmera l'exigence (paradoxale) de vérité de la fiction, l'étendra à la poésie, mais prendra le contre-pied de ce qui semble être les attentes convenues pour la biographie et les chroniques.

[9] La notion de valeur revient fréquemment dans l'essai et désigne aussi bien les potentialités d'un livre que sa qualité esthétique. Dans tous les cas, elle est toujours une propriété objective de l'œuvre d'art.

[10] Cette description de l'expérience de la lecture entretient une ressemblance troublante avec la célèbre description de l'expérience existentielle qui fonde, dans Modern Fiction, le procédé du courant de conscience: en lisant comme dans la vie, l'esprit reçoit des myriades d'impressions qu'il s'agit de restituer.

[11] Ces lignes font évidemment penser aux pages que Gracq consacre, dans En lisant en écrivant, à la rencontre du lecteur avec la personnalité de l'écrivain, qui vit dans l'œuvre et l'accompagne dans sa lecture. Néanmoins, la conception de Woolf se révèle par la suite bien moins vivante que celle de Gracq: si, chez Gracq, il y a conversation, chez Woolf, il s'agit plutôt d'une observation.

[12] La conception de Woolf est fortement marquée par l'idée anglo-saxonne du sens secret de l'œuvre, déposée par l'auteur dans son livre, qui hante également la nouvelle de James, Le Motif dans le tapis.

[13] La principale difficulté de l'entreprise d'écriture est, pour Woolf, de trouver le bon mot; plus que la phrase, ce sont les mots et le choix des mots qui concentrent l'art de l'écrivain.

[14] Woolf opère un glissement significatif: alors qu'elle semblait évoquer les romans classiques aux trente-deux chapitres habituels, elle convoque comme motif romanesque un événement qui tient beaucoup plus du non-événement, typique par exemple de Mrs. Dalloway, que d'une situation digne d'un intérêt narratif.

[15] Thomas Love Peacock (1785 ­ 1866), romancier satirique britannique.

[16] Anthony Trollope (1815 – 1882), romancier britannique prolifique, qui connut dès son vivant un immense succès et dont les œuvres traitent de toutes les questions de son temps.

[17] George Meredith (1828 — 1909), romancier et poète britannique, qui ne rencontra qu'un succès limité à son époque mais qui demeure célèbre pour ses Essais sur la comédie.

[18] Woolf entame ici un mouvement rare dans les essais d'écrivain, qui consiste à ne pas se restreindre à l'œuvre littéraire, mais à embrasser tout le domaine des livres (ce qu'annonçait déjà l'allusion aux rapports parlementaires).

[19] C'est précisément le genre de curiosité qui motive, dans Modern Fiction, l'écriture du roman en courant de conscience.

[20] John Donne (1572 – 1631), poète britannique extrêmement célèbre, appartenant aux poètes métaphysiciens, connu surtout pour ses sonnets théologiques et amoureux.

[21] Des livres de Donne ou des biographiques qui lui sont consacrées? Le texte, qui entretient quelques lignes plutôt la confusion entre le romanesque des romans et le romanesque des mémoires, ne permet pas de décider.

[22] Quartier de Londres.

[23] Philip Sidney (1554 – 1586), poète britannique et homme de cour prépondérant, qui eut une grande influence dans la formation du sonnet élisabéthain.

[24] Anne Clifford (1590 – 1676) épouse en secondes noces Philip Herbert, quatrième comte de Pembroke. Elle est mécène des arts et des lettres et laisse derrière elle un journal et une correspondance.

[25] Gabriel Harvey (1545 – 1630), universitaire et poète britannique, promoteur de l'hexamètre anglais et fondateur de l'Areopagus.

[26] Edmund Spenser (1552 – 1599), important poète britannique, auteur de l'épopée The Faerie Queen et inventeur du Spenserian stanza (huit pentamètres iambiques et un hexamètre iambique).

[27] William Temple (1628 – 1699), homme d'Etat et essayiste britannique.

[28] Jonathan Swift (1667 – 1745), auteur entre autres des Voyages de Gulliver, fut le secrétaire du précédent.

[29] Robert Harley (1626 – 1724), membre du Parlement.

[30] Henry St John (1678 – 1751), important homme politique et philosophe britannique, protecteur de Swift et Pope.

[31] Samuel Johnson (1709 – 1784), écrivain majeur, poète, moraliste, critique littéraire, essayiste et lexicographe britannique. Il se distingue par sa défense du langage moderne en poésie, contre les archaïsmes, par l'œuvre biographique la plus importante de l'histoire anglaise et par d'importantes contributions à la théorisation de la modernité littéraire.

[32] Oliver Goldsmith (1731 – 1774), philosophe, médecin, poète, dramaturge et romancier irlandais.

[33] David Garrick (1717 – 1779), dramaturge, directeur de théâtre, mais surtout acteur majeur britannique, protégé de Samuel Johnson et célèbre pour avoir porté au théâtre de l'époque le répertoire ancien, notamment shakespearien.

[34] Alexander Pope (1688 – 1744), britannique, poète satiriste, traducteur d'Homère et éditeur de Shakespeare.

[35] Horace Walpole (1717 – 1797), britannique, membre du Parlement, historien de l'art, critique littéraire et romancier.

[36] Partie du quartier de Twickenham qu'Horace Walpole achète en 1749 pour en faire sa demeure principale.

[37] Mary Berry (1763 – 1852), auteur britannique, amie de Walpole, dont elle publia les œuvres complètes.

[38] William Thackeray (1811 – 1863), britannique, prolifique romancier satiriste, qui connut un succès considérable à l'ère victorienne.

[39] Unconsciousness: le terme anglais est intraduisible et exprime l'état dans lequel se trouve celui qui n'a pas conscience de soi-même, que Woolf oppose implicitement à l'état de celui, en prise avec les impressions qui viennent du réel, perçoit leur indicibilité.

[40] Tate Wilkinson (1739 – 1803), acteur britannique, célèbre pour ses imitations, qui lui attirèrent autant d'admiration que d'animosité.

[41] Episode des mémoires de Wilkinson dans lequel l'auteur raconte l'histoire du Capitaine Jones qui, dans une grande pauvreté, hérite d'une grande fortune de la part d'une rencontre fortuite.

[42] Arthur Wellesley (1769 – 1852), premier duc de Wellington, grand militaire, deux fois premier ministre, sous William IV et George IV.

[43] Fille d'Elizabeth Allen, seconde femme de Charles Burney (voir ci-dessous).

[44] Charles Burney (1726 – 1814), britannique, compositeur et historien de la musique.

[45] Maria Allen épouse secrètement Martin Rishton en 1772.

[46] Henry Bunbury (1778 – 1860), soldat, historien et mémorialiste britannique.

[47] C'est-à-dire de trier, parmi la myriade d'impressions qui naît de la fragmentation d'un moment unique, celles qui relèvent du même ordre de réalité.

[48] Cette affirmation paradoxale s'explique par le postulat de la vérité de la fiction, de sorte que la narration des faits n'est qu'une entreprise de reproduction des apparences, nécessairement inférieure à la fiction qui, elle, s'attache à la réalité.

[49] Vers anonymes, apparus au début du XVIème siècle et utilisé parfois dans les chants religieux, dont Woolf donne une version modernisée.

[50] Beaumont et Fletcher, The Maid's Tragedy, 1601.

[51] John Ford, The Lover's Melancholy, 1628.

[52] William Wordsworth, The Prelude, 1850.

[53] Samuel Taylor Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner, 1798.

[54] Ebenezer Jones, «When the World Is Burning», sans date (entre 1820 et 1860).

[55] Woolf introduit ici l'idée que la lecture est une entreprise qui excède le simple parcours visuel des phrases inscrites dans le livre.

[56] Woolf détourne ici le vocabulaire qui nourrit les lieux communs de la méfiance du livre et de son immoralité.

[57] Roman de Jane Austen publié en 1815.

[58] Roman de Thomas Hardy, publié périodiquement tout au long de l'année 1878.

[59] Cette phrase constitue un reproche discret mais profond adressé aux critiques, qui jugent de la qualité des livres d'une manière assurée, alors qu'il est humainement impossible de le faire.

[60] Woolf joue ici sur les deux parties de la lecture définies plus haut. Non seulement est-il difficile de parcourir un livre en la présence (physique) d'une autre personne, mais il est difficile de le juger en la présence (abstraite) d'un critique.

[61] Parce que le jugement d'un livre particulier résulte toujours de sa comparaison avec des livres de son genre: ce qui paraît au premier abord être la première étape de l'appréciation critique est en réalité la seconde.

[62] Eschyle, Agamemnon, -458.

[63] Le terme anglais est le même (quality) et supporte le même glissement de sens: d'abord employé par Woolf pour désigner les mérites de telle ou telle œuvre, il est désormais utilisé pour parler des propriétés (objectives?) que certaines œuvres ont en commun.

[64] John Dryden (1631 – 1700), britannique, poète, dramaturge, traducteur et critique littéraire, dont l'influence sur la vie littéraire de la Restauration fut considérable. Il fut le plus grand artisan du distique héroïque.

[65] Le pronom de la seconde personne, constamment employé au cours de l'essai et particulièrement présent ici, accentue ce que ce paragraphe peut avoir de surprenant, quand il affirme que l'entreprise de théorisation littéraire, loin d'être une abstraction réservée aux érudits, est la suite naturelle de la lecture dont jouit le particulier et son plaisir le plus grand.

[66] Ce désœuvrement de la critique participe d'une atmosphère générale de confusion littéraire, produite par la modernité de la fiction, ou plutôt par la sensation qu'une fiction moderne est nécessaire, notamment après le traumatisme de la Première Guerre Mondiale, qui puisse se détacher des modèles anciens.

[67] Cette question constitue l'unique passage de l'essai dans lequel Woolf rompt avec ses concepts vagues et ses formulations familières pour employer des termes philosophiques précis, qui affirment deux choses: que la lecture est un bien en soi et que le plaisir de la lecture est autotélique. Il y a donc une rupture avec le plaire pour instruire, qui s'articule manifestement avec l'exigence de vérité de l'œuvre littéraire.



François-Ronan Dubois

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Avril 2012 à 16h21.