Atelier






Ce qui a lieu
par Pierre Schoentjes (Université de Gand)


Extraits de Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique, éd. Wildproject, coll. «Tête nue», 2015 (Introduction, p. 12-18; chap. 12, sur Pierre Gascar et Robert Hainard, p. 212-217; chap. 15, sur Jean-Christophe Bailly, p. 268-271; Conclusion, p. 273-278).



Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossier Écopoétique.
Sur le site nonfiction.fr, lire également De la Terre au terroir: comment écrire la nature?, par Hicham-Stéphane Afeissa.





Ce qui a lieu




                 

 " Il n'y a que le monde qui parle". Pierre Gascar



Introduction



L'ouvrage que l'on va lire s'efforce de proposer un cadre de réflexion à l'étude de la littérature dans ses rapports avec l'environnement naturel. C'est là l'objet de l'écopoétique, qui n'est pas une façon d'habiller de vêtements neufs la discipline si décriée qu'est la thématique mais une manière de répondre à la place toujours grandissante que les problématiques liées à la nature et à sa préservation occupent dans la littérature des dernières années.


Si une certaine ambition théorique n'est pas étrangère au projet, ce livre n'entend toutefois pas offrir une quelconque approche unifiée, qu'il serait ensuite possible d'appliquer à des textes spécifiques partageant un même souci pour l'environnement. «Essai» se comprendra d'abord au sens de «tentative»: il s'agira plutôt de suggérer des pistes d'investigation en s'appuyant sur une lecture attentive de la lettre des œuvres. L'étude s'inscrit certes dans une perspective académique mais s'autorise à l'occasion un pas de côté: c'est avant tout un livre de lecteur, curieux de la manière dont la littérature se pratique aujourd'hui.


Des enjeux de fond et de forme sont au cœur de cette recherche, qui accorde une place centrale aux espaces naturels, au-delà de la fonction de décor auquel ils ont souvent été réduits. C'est une littérature qui fait surgir des lieux, inséparables des histoires qui s'y déroulent et des récits qu'ils font vivre.


Le regroupement de ces textes à l'intérieur d'un même corpus permettra, on l'espère, de mesurer à la fois l'ampleur et l'importance de la problématique. toutefois, si les analyses qui suivent prennent en considération un nombre important d'ouvrages, aucun souci d'exhaustivité n'a présidé à l'élaboration de ce travail. Le hasard des lectures a sa part dans le résultat final, qui témoigne aussi des préférences personnelles de l'auteur.


Corpus


L'étude se concentre sur le roman français, et dans une moindre mesure sur la littérature d'idées; le roman francophone et la poésie – des domaines qui mériteraient incontestablement une attention soutenue – restent hors champ, malgré quelques coups de sonde en Belgique et en Suisse.


Privilégier l'univers de la littérature d'imagination est certes discutable, mais cela permet de mettre en avant les ouvrages qui touchent le plus grand nombre de lecteurs. Se concentrer sur la fiction permet aussi de faire résonner largement des livres qui n'appartiennent pas à la littérature hexagonale. La littérature française se lit ici dans une perspective résolument ouverte sur l'étranger. Chacun sait qu'il existe aujourd'hui dans l'ensemble de l'Europe comme en Amérique du Nord un nombre important d'œuvres qui interrogent notre rapport à la nature. Cette littérature étrangère touche chaque jour davantage le public français, jeune en particulier. Les nombreuses traductions et une meilleure maîtrise de l'anglais contribuent d'ailleurs à la rendre accessible bien plus rapidement que par le passé. Dans le domaine qui nous préoccupe, la curiosité pour d'autres littératures est essentielle: l'universalité de la problématique invite à dépasser les approches nationales toujours dominantes dans les études littéraires.


La période prise en considération s'étend du lendemain de la Seconde Guerre mondiale à la première décennie du 21e siècle, même si quelques repères plus anciens sont établis ponctuellement. Rousseau, Hugo ne seront toutefois pas conviés: il ne s'agit pas de refaire ici l'histoire du sentiment de la nature en France, parfaitement connue et depuis longtemps. on imagine certes qu'une lecture écopoéticienne puisse renouveler notre vision du romantisme, mais il s'agit là d'un projet vaste et complexe, méritant une étude en soi. D'autres écrivains, plus récents et attendus, n'apparaîtront qu'occasionnellement ou à la marge: c'est le cas de Jean Giono, d'Albert Camus ou de Julien Gracq. Ces figures majeures de la littérature du 20e siècle ont été amplement étudiées, et il existe d'excellentes études qui s'arrêtent à l'importance de la nature dans leurs œuvres. Si toutefois l'on voulait revaloriser des auteurs oubliés et éclairer une nouvelle génération d'écrivains, il n'était pas envisageable de s'arrêter à ces «monuments». La place relativement discrète qu'occupent ici ces écrivains ne relève en rien d'une volonté de les faire tomber de leur piédestal: il s'agit d'attirer l'attention sur d'autres, Pierre Gascar notamment, un admirable styliste dont l'œuvre a accompagné la montée de l'écologie.


L'essentiel du corpus s'inscrit à l'intérieur de ce que l'on a pris l'habitude de nommer l'«extrême contemporain», une période qui commence dans les années 1980 avec le retour simultané de l'Histoire et des histoires dans un univers littéraire marqué jusqu'alors par le formalisme. Que le centre de gravité de l'enquête se situe dans les trente dernières années n'étonnera pas: c'est la période où les menaces qui pèsent sur l'environnement naturel se sont progressivement imposées comme un problème de société majeur. C'est l'époque aussi où de nombreux lecteurs, citadins, ont commencé à porter sur la nature un regard nouveau, et se sont efforcés de renouer avec cet environnement de plus en plus éloigné de leur quotidien. Si cette nouvelle relation s'établit par des voyages exotiques, des activités de plein air ou un engagement écologiste, il ne fait pas de doute qu'elle s'élabore aussi par le truchement de l'imaginaire, dont la littérature reste un véhicule privilégié.


Démarche


Dans son étymologie, «écopoétique» renvoie évidemment d'abord au grec poiein, à un faire littéraire qu'interroge toute poétique. Le mot partage en outre une racine avec «écologie», construit sur oikos, qui désignait la maison mais dans un sens qui englobe tant la demeure et les terres que les membres de la famille. Si pour le scientifique, l'écologie est l'étude de l'interaction entre les organismes et l'environnement, pour le grand public, le terme réfère à une attitude qui prend en considération l'interconnexion de tous les êtres vivants et se montre soucieuse de la manière dont nous habitons la terre. Cette responsabilité de l'homme envers l'environnement se traduit par des prises de position éthiques et politiques dont l'éventail est large et varie de manière importante d'un pays à l'autre.


L'on trouvera explicitées plus loin les raisons précises qui nous ont poussé à privilégier le terme d'«écopoétique» plutôt que de transposer ecocriticism ou de chercher un équivalent à green studies. Retenons pour l'instant que si les termes en usage dans le monde anglo-saxon renvoient bien à des disciplines qui interrogent un corpus similaire à celui que nous aborderons, ils ont l'inconvénient de ne pas mettre suffisamment l'accent sur le travail de l'écriture.


Or, c'est précisément dans ce paradigme que nous entendons nous inscrire, plutôt que dans la lignée des études culturelles. Non pas par hostilité envers ces approches — nous suivrons au contraire volontiers certaines pistes que celles-ci ont ouvertes — mais parce que ces disciplines reposent sur des prémisses qui ne leur permettent pas d'accéder telles quelles à une entière légitimité dans le champ intellectuel français. La conception de l'universalisme, l'histoire du rapport à la nature et les textes de référence ne sont pas partagés des deux côtés de l'Atlantique. L'articulation du littéraire et de l'environnemental se fait selon d'autres logiques, sur base de critères idéologiques et esthétiques différents, et qui aboutissent à la canonisation d'autres types d'œuvres. trop souvent sans doute, le souci pour des enjeux éthiques ou sociétaux conduit ces approches à négliger les questions de forme et d'écriture qui nous paraissent à nous toujours premières.


Les mondes universitaires non plus ne sont pas toujours perméables: il est hautement révélateur que vingt ans après leur publication, les ouvrages des fondateurs de l'écocritique anglo-saxonne ne sont toujours pas traduits en français et que les noms de leurs successeurs de la seconde génération — qui a élargi le domaine d'investigation de la nature writing à celui des menaces environnementales — restent également méconnus. Alors que le dialogue avec la pensée anglo-saxonne est constant dans la sphère philosophique —, que l'on songe notamment aux interrogations sur l'éthique de la terre ou aux droits des animaux — les échanges dans l'univers strictement littéraire sont rares et plutôt limités aux américanistes.


Accents


Quelles que soient les raisons précises qui expliquent le peu de curiosité dont les études littéraires ont jusqu'à présent fait preuve en matière d'environnement, il était important de rendre cette interrogation plus visible en France. La légitimité de cette démarche apparaissait avec d'autant plus de force que les Français font un excellent accueil à des œuvres qui problématisent d'une manière ou d'une autre le rapport à la nature. Henry David Thoreau, John Muir, Aldo Leopold ou Gary Snyder étaient quasiment sans échos il y a trente ans: ils sont aujourd'hui lus par un large public. Dans le même temps, des écrivains comme les Américains Rick Bass, Annie Dillard, Jim Harrison ou Pete Fromm, l'Italien Mario Rigoni Stern ou le Finlandais Arto Paasilinna — pour ne citer ici que quelques noms d'écrivains dont l'œuvre est tout entière tournée vers la nature — touchent un lectorat chaque jour grandissant.


L'envie était donc de faire un livre sur la littérature contemporaine et la nouvelle dynamique qui s'est mise en place. De considérer la littérature française contemporaine non pas comme close sur elle-même, mais dans son rapport avec la littérature américaine et européenne. Il s'agit là en effet de référents qui sont venus s'ajouter aux anciens repères nationaux et qui parfois même les remplacent: en ce début de 21e siècle, aucun lecteur ne se cantonne plus à un espace national unique.


L'une des convictions les plus profondes qui ont guidé cet essai est que l'on ne peut pas aborder une littérature nationale sans parler des littératures étrangères influentes. Là où l'écocritique est très américaniste, ce volume revendique d'entrée de jeu un profond cosmopolitisme. C'est pourquoi j'ai conçu le travail en tâchant de tenir compte des pratiques effectives de lectures, sans exclure du champ d'étude des références réputées plus «populaires». Cette position m'apparaissait comme d'autant plus évidente que, né en Belgique, pays à la croisée de langues et de traditions culturelles très diverses, j'ai eu la chance de vivre les cultures française, flamande, anglo-saxonne et germanique en complémentarité. Francophone vivant en Flandre, je suis sensible aux sujets «limitrophes»: il ne s'agit donc pas ici d'une transposition française de l'écocritique américaine, mais plutôt d'une invitation à lire la littérature française contemporaine à travers un prisme qui n'est précisément pas national.


L'on aura compris que mes goûts, et au-delà, ma vision du littéraire me poussent à privilégier une littérature soucieuse de forme plutôt que d'engagement et de militantisme, une littérature cosmopolite aussi, qui met en avant la diversité et la mobilité et rejette toute idée d'enracinement. Je suis sensible par ailleurs à la réalité concrète des choses, plutôt qu'à leur généralité. Une longue pratique de la littérature ironique m'a conféré une solide méfiance vis-à-vis des discours supposés sincères – méfiance que partage toute ma génération nourrie de Nouveau Roman et de postmodernisme – mais j'ai gardé de ma formation comme philologue une curiosité pour les choses concrètes. Cet intérêt pour la matérialité du monde a d'ailleurs été nourri depuis longtemps par la pratique régulière de la randonnée. Ce livre se tourne donc prioritairement vers des œuvres qui font voir le monde dans sa dimension concrète: il est moins curieux de célébration lyrique ou de dimension symbolique que d'écritures qui font voir et sentir le monde.


Cosmopolitisme, mise en avant du travail d'écriture, attention pour le concret…: d'autres postulats étaient évidemment possibles. L'orientation choisie demeure subjective et elle ne vise nullement à exclure d'autres approches. La diversité des écritures créatives, comme celle des pratiques critiques, rend au contraire souhaitable la coexistence de différentes écopoétiques. Dialoguant entre elles, elles permettront de découvrir ou redécouvrir un vaste champ. Quant à la présente étude, parmi la grande quantité d'écrivains qui méritaient d'y figurer, certains occupent une place de choix: Claude Simon, Jean-Loup Trassard et Pierre Gascar, sur qui s'achève notre étude avec son troisième volet, qui est le plus personnel.



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Chap. 12. Comment raconter des histoires plus naturelles? [Pierre Gascar et Robert Hainard]



Écriture et histoire naturelle dans l'après-guerre


La guerre de 40-45 a incontestablement influencé la conception que l'on se faisait de la nature. La confiance qu'un Robert Goffin pouvait avoir, dans l'avant-guerre, que science et littérature se rencontreraient est mise à mal. Si le culte de la nature a pu devenir sujet à caution parce que le nazisme s'est inscrit dans cette tradition qui, en Allemagne, remonte au romantisme, l'environnement naturel concret, lui, s'est trouvé valorisé par des biais moins suspects. D'abord parce que les mobilisés de la drôle de guerre ont pu faire une expérience relativement paisible de la nature, ensuite parce que la forêt et d'autres endroits difficilement accessibles sont rapidement apparus comme des lieux où les maquisards pouvaient trouver refuge et la résistance s'organiser. Si l'environnement pouvait être rude, il était par contraste au moins perçu comme protégé, voire idyllique.


L'on sait déjà que c'est suite à l'expérience des camps que le protagoniste des Racines du ciel (1956) de Romain Gary décide de se consacrer à la protection des éléphants. Pour l'écrivain Pierre Gascar, d'origine campagnarde, la guerre a été l'occasion de faire une nouvelle fois l'expérience directe de la nature; d'abord lors d'un séjour dans un fortin, ensuite pendant sa captivité à Rawa Ruska. L'artiste et naturaliste suisse Robert Hainard a certes vécu à l'écart de la violence, mais il n'en a pas moins réfléchi sur ce que la venue de la guerre signifie pour la tâche qu'il a entreprise, et qui est d'œuvrer pour que l'Europe conserve «une nature d'une certaine grandeur[1]».


Né en 1906, Hainard est de dix ans l'aîné de Pierre Gascar, mais les deux hommes se sont mis à écrire pendant la guerre en tournant dès le départ leurs regards vers les animaux, dont le mouvement en particulier les fascine. Ils se retrouvent encore en raison de la primauté qu'ils accordent à l'observation directe: Hainard passe d'innombrables heures à l'affût, et Gascar ne semble jamais autant dans son élément que lorsqu'il vit en prise directe avec l'environnement naturel. Kenzaburo oe, le prix Nobel de littérature japonais, ne manque d'ailleurs pas une occasion de rappeler sa dette à Gascar, le premier parmi ses modèles, auquel il doit sa vision sur les animaux et la forêt[2].


L'intérêt que Pierre Gascar et Robert Hainard portent au concret les conduit en effet à accorder une place importante à l'histoire naturelle comme mode d'écriture. Beaucoup les sépare par ailleurs: Gascar est un grand voyageur à la curiosité intellectuelle toujours en éveil et qui fut un temps compagnon de route du communisme; Hainard est un conservateur, hostile à tout cosmopolitisme et qui revient un peu trop volontiers à l'antienne d'une époque qui s'égarerait en matière d'art et de mœurs.


Toutefois, Hainard et Gascar se retrouvent au moins en ceci qu'ils pensent leur travail créateur dans un rapport étroit avec l'histoire naturelle, même s'ils n'en étaient pas des professionnels. Le Suisse a appris le dessin avec son père mais est autodidacte en matière d'histoire naturelle; son célèbre Mammifères sauvages d'Europe est d'abord le résultat d'un travail sur le terrain. Le Français, précocement doué pour l'écriture, s'est fait journaliste et écrivain: divers romans et récits rendent compte de l'expérience concrète de la nature, qu'il aborde aussi dans des études consacrées à Bernard Palissy, Buffon, Humboldt, Pasteur ou encore Jean Rostand, qu'il a fréquenté.


Gascar ne regretterait sans doute pas comme Hainard la part toujours plus grande de la technique dans l'histoire naturelle, mais il s'accorderait certainement avec lui pour souligner que l'homme vient à la nature par volonté de contact:

[L']observation discrète, sans intervention, nous fait accepter les règles du jeu de l'animal au lieu de lui imposer les nôtres. Nous nous moulons sur lui, cela nous donne grand respect de ses facultés. Ce serait grand dommage d'abandonner ces exercices d'identification, de communion. […] Je reste un chasseur d'images et c'est ma faiblesse comme éthologue. […] Je ne suis pas très motivé par une observation qui ne donne pas d'images. […] Mon idéal est de passer inaperçu. Si le renard vient de mon côté, me regarde d'un œil soupçonneux et se retire, inquiet mais pas trop effrayé, c'est un moment de grande intensité[3].

L'appétit sensuel pour le monde caractérise Gascar: c'est l'expérience intime de la nature qui permet à l'écrivain d'imaginer le réel. Sans ce vécu intime, la mythologie, l'histoire, l'ethnologie et les sciences naturelles sont incapables de dire le monde concret.


Le primat du concret et de l'observation


«Les chevaux», premier texte publié par Pierre Gascar et repris dans Les Bêtes suivi de Le Temps des morts (1953), partait de l'observation de l'agitation immobile de chevaux militaires parqués dans un enclos au début de la guerre: «Le vent qui s'était maintenant levé tout à fait brassait des feuilles et établissait au-dessus de l'enfer chevalin, un bruit long et sans faille, une ardeur basse – brasier ou mer –, le climat de cette damnation.» (LB 14) Cependant, une écriture extrêmement travaillée faisait subir à cet épisode, comme à d'autres qui portent sur l'univers concentrationnaire, une transformation telle qu'elle aboutissait à déréaliser les scènes. C'est ce «réalisme onirique[4]» qui fera le succès du premier Gascar, mais l'écrivain s'est progressivement détourné de ce beau style parce qu'il lui est apparu qu'une écriture travaillée parfois jusqu'à l'excès masquait plus qu'elle ne révélait la réalité du monde, qu'il jugeait essentielle.


Devenu matérialiste encore plus résolument qu'il ne l'était déjà, Gascar mettra volontiers en avant des exemples d'écrivains ayant connu un parcours similaire au sien. Abordant les avancées de l'évolutionnisme, il rappelle ainsi comment la pensée a trouvé «son émancipation dans les sciences expérimentales. Rousseau lui-même, vers la fin de sa vie, dans Les Rêveries d'un promeneur solitaire, montre une conception résolument matérialiste de la vie animale[5].» Attaché au réel, Hainard écrivait:

Le concret! Comme je l'ai aimé! En sortant des rêves de l'enfance, de ses dessins conventionnels qui racontent des actions, de quelle passion pour lui je me suis pris, comme je m'appliquais à saisir ce qui est! Ce qui est là, ce qui est présent, ce que je touche. Je dessinai d'après nature. (EN 117)

Comme en écho à ces phrases, Gascar soutiendra dans Les Sources (1975): «Il n'y a que le monde qui parle.» (LS 265) Parmi les sommets de la vie d'Hainard figurent quelques rencontres avec les grands prédateurs, ainsi cet ours dans la forêt bulgare, revenant «au sanglier qu'il avait tué, la bosse de ses épaules, son museau flairant dessiné un instant par un rayon de lune filtrant sous les hêtres[6]».


C'est l'importance accordée au concret qui lui fait souhaiter que les grands mammifères puissent être présents en Suisse autrement qu'en imagination: «Notre nature m'a toujours semblé veuve de quelque chose» (EN 211), écrivait-il déjà en 1943, et l'idée sera toujours présente en 1989, dans un de ses derniers textes: «Il devrait y avoir des ours, sur cette montagne, comme il y en avait il y a moins d'un siècle.» (VS 12) Aussi Hainard, dont on sait l'appétit sensuel pour le monde, a-t-il résolument choisi une esthétique réaliste pour ses images, qu'elles se traduisent en dessins ou en mots:

Deux canards, ce n'est pas deux fois un canard, parce que le second canard n'est pas semblable au premier, n'est pas son double. […] Il n'y a pas dans la nature que des différences de qualités. Les sens appréhendent directement la réalité, ils sont de même nature qu'elle mais irréductibles à la raison. […] L'artiste s'abandonne à la nature par la sensation, puis tâche de posséder sa sensation, de faire en lui une instable, une irréalisable unité. (EN 40-41)

À l'époque où Hainard publie ces lignes, Gascar pratique encore une forme d'écriture artiste; ce n'est que plus tard et progressivement qu'il évoluera vers un style plus dépouillé. Dans Le Meilleur de la vie (1964), qui évoque l'enfance campagnarde, nous trouvons un premier moment qui marque l'évolution en cours. L'écrivain fait le portrait de la pie:

Un mauvais génie cuirassé d'innocence qui affectait de mener ses affaires sans se soucier de vous et trouvait son pouvoir dans sa feinte indifférence. La pie s'appliquait à emplir tout l'espace environnant. Il y avait, d'abord, ces plumes blanches et noires et ces cris, un demi-deuil jacassant auquel la longueur de la queue de l'oiseau, assez maigre, d'ailleurs, donnait tout un cérémonial. La pie tournait la tête, lorsqu'elle s'était posée, comme si elle n'était pas sûre que sa queue eût suivi. Mais elle était bien là et elle abandonnait son examen pour se donner tout entière à un balancement semblable à celui d'une barque piquant du nez dans les vagues[7].

Ces petites scènes d'histoire naturelle sont déjà très éloignées des pages des Bêtes: l'écriture peut évoquer Jules Renard par l'acuité du regard, l'ironie du ton et le recours à des métaphores surprenantes. Les derniers textes publiés par Gascar seront d'une facture encore toute différente, comme l'illustrent les vignettes que l'écrivain donne en 1995 pour accompagner les photographies de Frank Horvat. À côté de l'image où deux ours polaires sont saisis dans un jeu de symétrie diagonale, on lit:

Il est le plus gros de tous nos carnivores: sa taille, qui atteint deux mètres et demi communément, le place devant tous les autres.
Enveloppé dans une épaisse fourrure, imperméable de surcroît, il éprouve de temps en temps le besoin de s'allonger sur le sol enneigé ou la glace de la banquise. Bien qu'habitant les terres voisines du Grand Nord, l'ours blanc devient bientôt fantomatique lorsqu'il hante les glaces qui couvrent la mer[8].

Alors que ses premières descriptions d'animaux s'ornaient de ce qui passait au milieu du siècle pour les volutes du beau style, les derniers textes de Gascar reposent sur le principe de la litote. Comme le ferait un naturaliste, l'écrivain se concentre d'abord sur les caractéristiques morphologiques générales de l'espèce. Cependant, il ne s'en tient pas à une écriture exclusivement factuelle, ses lignes jouent sur un implicite caractéristique du littéraire. En effet, si l'ours polaire devient fantomatique, ce n'est pas seulement parce qu'il apparaît blanc sur fond blanc, mais encore parce que, menacé d'extinction, il est en réalité déjà un fantôme appartenant à un monde révolu. […]



*



Chap. 15. Ironie, écologie et cosmopolitisme



[…]


Ironie, écologie et place de l'individu dans la collectivité [Jean-Christophe Bailly]


En définitive, l'ironie vaut ce que vaut l'ironiste. La valorisation de sa pratique en littérature tient aux ambiguïtés qu'elle fait naître et qui demandent un engagement de la part du lecteur. Dans le domaine de la littérature environnementale, qui a retenu ici notre attention, elle semble précieuse surtout pour maintenir une distance salutaire par rapport à un attachement trop fort à une cause, à un groupe ou à un lieu. C'est dans cette perspective d'ailleurs que l'on s'est efforcé de choisir des exemples dans des traditions littéraires très diverses et dans des domaines nationaux qui dépassent les territoires généralement abordés. L'on s'étonne en effet un peu que la critique environnementale, comme une part importante de l'engagement écologique, se tourne prioritairement vers le patrimoine national, quand ce n'est pas vers un univers local conçu de manière plus restreinte encore. Si l'ambition est certes d'agir localement tout en pensant globalement, pour rappeler ici une formule à succès, l'on constate néanmoins qu'une forme de particularisme trouve régulièrement à s'exprimer. La valorisation du lieu naturel, nécessaire parce que c'est par elle que la littérature peut espérer conduire à un changement d'attitude envers l'environnement, conduit parfois à un attachement exclusif. Les efforts déployés par Ursula Heise dans Sense of Place and Sense of Planet (2008) pour échapper au localisme et penser les enjeux de l'écologie — et ceux de l'écocritique — en rapport avec le cosmopolitisme moderne[9] n'ont pas encore imprégné en profondeur le domaine.


Or, l'ironie constitue, répétons-le, un outil privilégié qui nous permet de moduler notre rapport à un lieu ou à une communauté et de nous prémunir contre un rapport qui tournerait à la dévotion. La manière dont l'ironie participe d'une mise à distance critique s'est vue récemment mise en exergue par Le Dépaysement, Voyages en France (2011), qui interroge la question de l'identité dans les relations que celle-ci entretient avec un pays et ses paysages. Réfléchissant à la manière dont l'individu s'efforce de se situer par rapport à son lieu et à la communauté dans laquelle il vit, Jean-Christophe Bailly revient à la valeur que Walter Benjamin accordait dans le Sens unique (1929) à l'ironie:

C'est à l'intérieur de cette gamme [qui va de la noyade pure et simple de l'individu dans le bain communautaire jusqu'à l'évasion sans retour] que Benjamin avait pu reconnaître en son temps […] «le plus européen de tous les biens», qu'il définissait ainsi: comme «l'ironie plus ou moins nette avec laquelle la vie de l'individu prétend se dérouler sur un autre plan que l'existence de la communauté, quelle qu'elle soit, dans laquelle elle se trouve jetée». Ce bien, Benjamin disait que les Allemands d'alors l'avaient tout à fait perdu et il ne savait même pas encore à quel point l'Histoire allait lui donner raison. Mais là où je veux en venir, c'est là où la réduction des cultures à des signalétiques ou à des panoplies et où la capture de la provenance par l'appartenance nous conduisent – c'est au fait alarmant que dans la France de 2010 la marge de manœuvre de cette ironie, c'est-à-dire de cette liberté dont parlait Benjamin, tend à se réduire. (LD 160)

L'ironie est ce qui permet à l'individu d'ajuster constamment sa place dans le monde entre adhésion et distanciation. Le propos final de Bailly, qui consiste en un plaidoyer en faveur d'une forme d'existence qui relève du «bariol», témoigne par le choix même du terme de la valorisation d'une ironie dans laquelle la conscience des contraires permet à chacun de trouver une place dans la société sans avoir à y adhérer entièrement. Une adhésion totale, au plus près de la nation, au plus près du paysage, est en effet toujours une adhésion à un cliché. Le mot-valise que Bailly imagine est formé par l'espagnol barrio, qui désigne un quartier, «mais avec une nuance, imprécise et non appuyée, de quartier populaire», et bariolé, qui rappelle «une intensité de la variété, avec un accent de gaîté ou de vivacité» (LD 401). Le bariol laisse deviner un «quartier mixte, bariolé» mais surtout «la forme d'un état du monde présent dans de très nombreux quartiers» marqués par la diversité où «par la force des choses, et malgré les résistances, les inerties, les tensions, une dimension de coexistence finit par l'emporter» (LD 402).


Il est très intéressant d'observer que Jean-Christophe Bailly retrouve ici une voie que Pierre Gascar, l'écrivain qui voyait dans l'ironie du paysage français la marque spécifique lui conférant toute sa valeur, avait déjà suivie dans les années 1990. Regardant avec La Friche (1993) non pas du côté des villes mais des campagnes françaises, Gascar notait comment les villages ruraux se voyaient repeuplés par des citadins – français et étrangers – venus passer d'abord des vacances, puis ayant décidé au moment de leur retraite de s’installer définitivement sur des lieux où disparaissaient simultanément les activités traditionnelles, liées à l'agriculture.


Racontant par le détail l'histoire et les conséquences de ce genre de migrations dans un petit village du Jura, Gascar notait combien la situation préfigurait selon lui «la fusion des peuples qui prévaudra en Europe» (LF 161):

La diversité de leurs origines pourrait autoriser à parler d'un bariolage cosmopolite, s'ils ne se fondaient très vite dans la masse déjà cosmopolite des habitants. tout au plus y apporteraient-ils un instant une note nouvelle dont la singularité tient au caractère souvent des plus inattendus de la nationalité qu'ils représentent, un peu comme, dans l'album d'un philatéliste, un timbre acquis par hasard vient jeter une note de couleur insolite nimbant quelque royale effigie […]. (LF 162)

Résolument optimiste, comme l'est aussi Jean-Christophe Bailly quand il imagine que les résistances seront surmontées, Gascar estime que ces nouvelles communautés permettront, par le brassage des cultures qui les caractérisent, de garantir aussi le futur de la planète:

Aussi la mission écologique, protection du dernier et suprême bien commun, se substituera-t-elle au nationalisme, et l'on souhaite que l'homme y apporte la passion, voire, à l'occasion, l'héroïsme, qu'il a montrés, au cours des siècles, dans ses autres combats. (LF 161)

Pour Bailly comme pour Gascar, un bariolage qui garantit la multiplicité et la diversité des perspectives conduira à fonder une politique dont les priorités dépasseront les enjeux nationaux. Cette position nouvelle, qui relève d'un cosmopolitisme repensé, permettra aux paysages naturels de persister d'autant plus durablement que le regard qui sera porté sur eux se trouvera déchargé du nationalisme qui les a si lourdement pollués dans l'Europe du 20e siècle.



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Conclusion. Un moment charnière



Tensions structurantes


La lecture croisée de Gascar et de Bailly renforce un des premiers postulats de l'écopoétique: qu'elle imagine un lieu qui n'existe pas ou qu'elle charge d'imaginaire un lieu réel, la littérature joue un rôle essentiel dans la manière dont nous habitons le monde. Le réel et l'imaginaire sont en interaction constante et déterminent aussi la manière dont nous nous comportons envers la nature.


Une série de tensions parcourt le corpus que nous avons vu surgir au fil de cette recherche. Le chapitre que l'on vient de clore en abordait une essentielle, peut-être la plus urgente à dépasser: celle qui oppose le désir que nous éprouvons de nous inscrire dans un lieu au souci que nous devons avoir de le rendre habitable pour tous.


Mais les pôles autour desquels la problématique s'articule sont nombreux: ils cristallisent des interrogations philosophiques (nature vs culture), des attitudes politiques (nationalisme vs cosmopolitisme), des modalités d'action (localisme vs globalisme) et des priorités sociales (économie vs consumérisme, solitude vs. communauté). Des choix de mode de vie sont en jeu (campagne vs ville, sédentarité vs nomadisme), comme l'est la conception du temps libre (tourisme vert vs loisirs de proximité en plein air). Les réponses données engagent l'éthique (anthropocentrée ou non) et influent sur l'écriture. La hiérarchisation des priorités conduit à des positionnements esthétiques différents, qui impliquent simultanément des questions de genre (pastorale vs utopie), de registre (édénisme vs apocalyptisme), de pratique (primitivisme vs escapisme) et de perspective (anthropomorphiser ou non). Cette liste, qui reprend quelques-uns des principaux questionnements ayant fait l'objet de ce livre, n'est pas close mais elle résume bien l'étendue et la diversité des enjeux.


Dans l'objet qu'elle s'est choisi, notre étude a été contrainte d'osciller elle-même entre ces deux pôles que sont la littérature de la nature et la littérature environnementale. Elle a souvent dû se résoudre à mêler les deux, conformément à la pratique d'écrivains qui eux aussi font fusionner les perspectives. Si en définitive l'accent a porté davantage sur le premier champ que sur le second, c'est qu'il apparaît à la fin de l'enquête que c'est la littérature s'efforçant de rendre la nature perceptible aux sens qui domine, même à notre époque qui a tourné le dos à la célébration lyrique.


Les œuvres qui évoquent la nature en faisant voir les menaces qui pèsent sur elle sont plus rares et ne sont apparues qu'à une date plus récente, parallèlement à la montée de l'écologie. La pollution sous ses diverses formes, l'exploitation inconsidérée des ressources naturelles, la misère liée à la répartition inégale des richesses entre le Nord et le Sud ou le sort que l'élevage industriel réserve aux animaux restent des sujets peu abordés par la littérature française contemporaine. Ces questions occupent en particulier peu de place dans la littérature que le canon se montre disposé à accueillir. Mais la sélection s'opère avec un certain décalage, et chaque nouvelle rentrée littéraire atteste que ces problématiques font aujourd'hui surface beaucoup plus fréquemment que par le passé, et chez des auteurs de qualité.


Comparées à la littérature anglo-saxonne, les lettres françaises apparaissent néanmoins globalement plus soucieuses de nature au sens large que d'écologie au sens strict. C'est aussi qu'elles ont la particularité d'aborder le domaine davantage par le biais de la littérature d'imagination qu'à travers la littérature d'idées qui porte le sujet aux États-Unis. Edward Abbey, Annie Dillard et Rick Bass, pour prendre ici trois auteurs très différents, écrivent à partir d'une expérience personnelle de la nature des œuvres qui hésitent entre le récit et l'essai, dans une tradition qui remonte à thoreau, Emerson et Muir. outre-Atlantique, le champ est par ailleurs occupé par des enquêtes qui, de Rachel Carson à Wilson Duff, dénoncent les atteintes à l'environnement naturel. or, ces deux pratiques sont sans véritables équivalents en France, où l'essentiel du corpus est fourni par des fictions romanesques. Si Pierre Gascar a été très présent dans les pages que l'on vient de lire, c'est aussi parce qu'il s'agit d'un des rares écrivains qui a fait résonner le souci pour la nature et l'écologie dans des genres très divers: romans, récits, essais et ouvrages d'enquête.


Une interrogation pivot


L'époque semble cependant révolue où de grands succès de librairie allaient à des œuvres sceptiques, voire hostiles envers l'écologie: Jean-Christophe Rufin dans l'univers du roman, par exemple, ou Iegor Gran dans celui de l'essai. Après une fin de 20e siècle qui a connu le retour à l'intrigue en littérature et qui a vu les écrivains curieux d'enquêter sur ce qui nous reliait au passé, il semblerait qu'une inflexion se dessine aujourd'hui. Nous nous trouvons à un moment charnière qui voit l'attention de la littérature se porter de plus en plus volontiers sur l'environnement naturel, qu'il soit sauvage ou rural. La nature, et la manière dont nous nous situons par rapport à elle, s'impose désormais comme un domaine d'intérêt de premier plan.


Certes, seule une enquête approfondie menée dans les années à venir pourra nous révéler si l'intérêt est durable et l’attention pour ce champ en réelle augmentation, mais l'abondance de textes que nous avons eu l'occasion d'évoquer témoigne au moins déjà d'une présence solide.


Le travail de défrichage auquel ce livre s'est attelé a permis de dégager un massif là où certains n'imaginaient peut-être que des arbres isolés, quelques pousses fragiles. L'ampleur du corpus disponible invite à reconnaître qu'il existe bien aujourd'hui une littérature «verte» qui a toute sa place aux côtés des catégories usuelles figurant dans les panoramas de l'écriture contemporaine: romans du retour de l'histoire, fictions ludiques, néoclassicisme, autofiction…


Alors que, dans les années 1980, le renouveau des lettres est passé par la mise en avant de la mémoire et que les écrivains se sont volontiers servis de stratégies de narration faisant appel à des documents, des témoignages et des archives, l'attention actuelle pour la nature et sa préservation pourrait être considérée comme l'indice du fait que le monde des lettres regarde à nouveau vers l'avenir, et s'en montre soucieux. Le futur, qui fut un temps suspect en raison des désillusions et des compromissions qui avaient accompagné les années de l'engagement idéologique, retrouve une légitimité nouvelle à travers les interrogations sur le devenir de la planète.


Pistes


Il s'agira pour l'écopoétique, plus exactement pour les écopoétiques car une approche unifiée n'est ni envisageable ni même souhaitable, d'accompagner les évolutions en cours et d'aider à penser dans la sphère du littéraire le rapport nouveau que nous établissons avec la nature. L'étude qui s'achève ici a tenté de saisir les contours d'un corpus et s'est efforcée de le structurer en pointant son évolution récente, ses outils et ses enjeux. Ce livre n'a aucune ambition totalisante mais il entend préparer le terrain, une tâche rendue nécessaire en raison de la discrétion de la problématique dans le paysage traditionnel des lettres françaises.


De nombreuses pistes se dessinent dans le prolongement des travaux entrepris ici, pistes que le présent ouvrage n'a pas empruntées ou seulement en passant. on ne rappellera pas ici les directions privilégiées par l'ecocriticism, dont les présupposés et les méthodes ne sont pas tous compatibles avec les nôtres, mais qui n'en demeurent pas moins stimulants dès lors que l'on réussit à les acclimater au contexte intellectuel européen.


Avançons cependant ici qu'il va de soi que l'écopoétique n'est pas réservée à l'étude du contemporain: les acquis d'aujourd'hui sont des invitations à se retourner sur les grands moments du passé afin de les revisiter. Rousseau et Hugo, Giono et Camus — pour ne citer qu'eux — méritent d'être relus à la lumière de la sensibilité environnementale d'aujourd'hui. L'écopoétique a par ailleurs vocation à (re)découvir une littérature oubliée. Pierre Gascar s'est ici vu tirer de l'oubli poli dans lequel il était relégué, mais il existe très vraisemblablement d'autres écrivains qui, pour avoir été en avance (ou en retard!) sur leur temps, ont donné des pages importantes sur la nature mais qui n'ont pas reçu l'attention qu'elles méritaient.


L'approche aura d'autant plus de chances de se développer qu'elle se montrera le plus accueillante possible. Si plusieurs littératures étrangères ont trouvé place dans ce livre, les différents univers de la francophonie sont hélas restés hors cadre, faute d'assez vastes lectures de la part de l'auteur. or, il s'agit là de littératures majeures qui, au gré des continents où elles se pratiquent, multiplient les regards sur des environnements extraordinairement divers. Il est essentiel qu'il se trouve des spécialistes pour faire retentir ces écritures aussi bien entre elles qu'avec la littérature qui s'écrit à l'intérieur de l'Hexagone.


L'écopoétique bénéficiera encore grandement de passerelles pouvant la relier à des disciplines ou à des discours avec lesquels la littérature entre en résonance: l'on pense évidemment à la philosophie en général et à l'éthique en particulier. L'auteur n'étant pas spécialiste dans ces domaines, ces questions ont été ici peu étudiées, mais une réflexion importante existe déjà, et est en plein développement. L'histoire naturelle, dont les liens avec la littérature ne se limitent pas à Buffon, constitue une autre pratique potentiellement riche d'enseignements, et qui a reçu jusqu'à présent assez peu d'attention.


Rien n'interdit non plus de penser — de rêver? — l'écopoétique en dehors de l'univers académique. À une époque où les randonneurs se trouvent majoritairement équipés de GPS et de smartphones, il est parfaitement envisageable d'associer des textes littéraires aux lieux qu'ils évoquent et de rendre ensuite les œuvres consultables aux endroits mêmes les plus reculés. L'on verrait ainsi apparaître une page de Claude Simon le long de la route qui mène à Bar-le-Duc — un chemin que l'ancêtre de l'écrivain a tant de fois parcouru —, on proposerait un paragraphe de Stevenson le long de l'Escaut – ce fleuve que l'auteur a descendu en canoë mais dont les berges sont aujourd'hui envahies par l'industrie —, quelques lignes de Jim Harrison surgiraient dans les vignes de Bandol — dont il célèbre le vin! L'on prendra garde de ne pas se satisfaire de faire apparaître Giono dans les collines de Banon ou Genevoix en forêt de Sologne, tout comme l'on évitera soigneusement d'entretenir l'illusion d'une quelconque fidélité réaliste. Parions qu'il ne manquerait pas d'enthousiastes pour contribuer à pareil projet. L'environnement concret s'inviterait ainsi dans les cours de lettres, et la littérature deviendrait plus présente dans le monde sensible. À l'occasion d'un rapport à la nature réinventé, l'aller-retour placerait les textes, les lecteurs et les spécialistes dans une interaction nouvelle.


Quels que soient les chemins qu'emprunteront demain les lectures écopoéticiennes, ce livre espère avoir convaincu le lecteur du fait que l'environnement naturel et sa préservation sont aujourd'hui en passe de s'imposer en littérature comme un topos majeur, pour employer une fois seulement, et en clôture, cet ancien mot pour lieu. Parce qu'il participe à façonner le monde dans lequel nous vivons, il convient de lui donner l'attention qu'il mérite. [Fin]



 

 Pierre Schoentjes (Université de Gand)
février 2015


Dossier Écopoétique.
Sur le site nonfiction.fr: De la Terre au terroir: comment écrire la nature?, par Hicham-Stéphane Afeiss.


[1] Robert Hainard, Et la nature ? Réflexions d'un peintre, Saint-Claude-de-Diray, Hesse, 2006 [1943], p. 210 ; dorénavant EN.

[2] «Mort de Pierre Gascar», Libération, 27 février 1997 ; cf. aussi le «Questionnaire de Proust : Kenzaburo oe» L'Express, 4 janvier 2006, consulté le 1er février 2014.

[3] Robert Hainard, préface à la 4e édition, in Mammifères sauvages d'Europe, Paris/Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1989, t I, p. 12 ; dorénavant MSI.

[4] Pierre Gascar, Portraits et souvenirs, Paris, Gallimard, 1991, p. 104 ; dorénavant PS.

[5] Pierre Gascar, L'Homme et l'Animal, Paris, Albin Michel, 1974, p. 151.

[6] Robert Hainard, « Voir et savoir », in Défense de l'image, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1987 [1967], p. 11, dorénavant VS ; disponible sur le site de la Fondation Hainard, consulté le 1er février 2014.

[7] Pierre Gascar, Le Meilleur de la vie, Paris, Gallimard, 1964, « Soleils »,

p. 194-195, dorénavant MV ; des lignes similaires sont consacrées aux écrevisses (MV 30).

[8] Le Bestiaire d'Horvat, textes de Pierre Gascar, Arles/Paris, Actes Sud/ Photo copies, 1995, p. 52.

[9] Ursula K. Heise, Sense of Place and Sense of Planet. The Environmental Imagination of the Global, oxford, oxford University Press, 2008, p. 45-48 et passim.



Pierre Schoentjes

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Septembre 2015 à 15h48.