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Ce que la figure fait à la fiction Résumé de l'intervention de Jean-Marie Schaeffer.


Jean-Marie Schaeffer précise pour commencer qu'il n'a jamais travaillé sur la figure en tant que telle, et que sa façon d'aborder la fiction hors de la question rhétorique a eu pour conséquence nécessaire de laisser de côté le problème de la figure. Cette approche trouvait d'abord son point de départ chez Searle, pour qui la question figurale et la question fictionnelle sont tout simplement disjointes. Chez Goodman ensuite, chez qui le rapprochement entre la figure, en l'occurrence de la métaphore, et la fiction, existe bel et bien, mais d'une façon très différente de celle de Genette (il s'agit pour Goodman de maintenir la dimension de connaissance de la fiction, et c'est à cela que sert le recours à la figure). En psychologie enfin, où la fiction n'est pas pensée en termes de discursivité, et où l'on rencontre autrement la figure, à travers la notion de simulation. L'exposé présentera à cet égard une « géographie de perplexités ».

  • Cinq façons de rapprocher figure et fiction

La première façon de rapprocher figure et fiction concerne les cas, relativement rares, où une fiction se présente comme une métaphore développée ; on peut songer aux récits oulipiens, dont la contrainte productive est très spécifique. La deuxième tient au rôle éventuel des figures dans la fiction ; c'est en fait la seule relation qui ait un sens pour Searle, comme on le verra : les fictions contiennent des figures, au même titre que tout autre discours. La réflexion sur les modalités de cette présence, et de ce rôle, porterait sans doute un enseignement sur les régimes de narrativité. La troisième consiste en l'interprétation figurale de certains événements, personnages, ou objets fictionnels ; certaines fictions réalistes, à ce titre, sont organisées autour d'une métaphore maîtresse. La quatrième façon de rapprocher figure et fiction est un cas particulier des théories de la lecture ; il s'agit des fictions lues comme de vastes figures, généralement de type métaphorique. Toutes les lectures symptomales sont à vrai dire des variantes de ces lectures figurales. La cinquième façon de rapprocher figure et fiction touche au sujet précis du séminaire ; elle se superpose à la relation qui existe, chez Genette, entre Fiction et diction et Métalepse ; elle concerne la question des assertions non sérieuses et non littérales. Dans Fiction et diction, la fiction est définie comme un acte de langage indirect ou figuré (alors que Searle distingue ces modalités). Il ne s'agit pas d'une question d'interprétation, mais de statut pragmatique des énoncés, à l'intérieur d'une théorie de l'illocution : la fiction est un cas particulier de discours figuré. Dans Métalepse, en revanche, le discours figuré est pensée comme un type de fiction ; la relation est inverse.

  • Fictionalisme, make-believe et métaphore

Dans un article publié en 1993 (« Metaphor and Prop-oriented Make Believe », European Journal of Philosophy, 1), Kendall Walton distingue un « make-believe » dirigé vers le véhicule linguistique d'un « make-believe » dirigé vers le monde fictionnel engendré ; cette distinction peut être considérée comme une première formulation des propositions de Genette. Ce texte est resté sans écho en France, mais au sein de la philosophie et de l'épistémologie anglo-américaines il a joué un très grand rôle dans l'élaboration de la question du fictionnalisme. Quel en est l'enjeu ? Cet enjeu est résumable à la question suivante : la présence de métaphores dans le discours de savoir constitue-t-elle une porte d'entrée de la fiction dans un discours véridictionnel ? Par opposition au réalisme philosophique, le fictionnalisme repose sur l'idée que la prétention à la vérité ne vaut que pour partie, voire ne vaut pour aucune, de nos assertions ; on en trouve la racine dans la question des abstracta posée par les pensée nominalistes, ou chez Hume dans la théorie des inobservables. Nietzsche a formulé, pour sa part, un fictionnalisme radical qui concerne la représentation comme telle, posant que la valeur dépend de l'efficacité pragmatique de la parole et non d'une correspondance réaliste avec quelque objet du monde. Si l'on laisse de côté la question du fictionnalisme modal (très bien posée par Frédéric Nef dans Qu'est-ce que la métaphysique ?), l'essentiel de la réflexion tourne autour de la question des énoncés scientifiques, c'est-à-dire du fictionnalisme épistémologique issu de la théorie des prédicats. La valeur n'y équivaut pas à la vérité, c'est-à-dire à un problème d'isomorphisme, mais à ce que l'on appelle en anglais l'acceptance. Bas van Frassen en développe ainsi les enjeux dans The scientific image (1980) : en dehors des réalités observables, nos représentations ne relèvent plus de la véridiction mais de l'acceptation, on y adhère sans devoir y croire, sur le modèle de l'agnosticisme. Harty Field, dans Science without numbers (1980), s'est intéressé aux entités mathématiques, qui peuvent être utiles sans être vraies, s'accordant à Frassen qui contourne lui aussi une interprétation en termes de vérité et de fausseté. Le fictionnalisme constitue une façon économique de s'accommoder de ces problèmes, c'est un instrumentalisme, qui met en avant l'utilité des représentations, une théorie pragmatique de la science qui mesure les énoncés aux effets qu'ils produisent. Transposé dans les sciences humaines et sociales, en particulier en anthropologie et en histoire, le fictionnalisme tire souvent argument de la théorie artistotélicienne de la mimèsis, des notions de récit et d'intrigue qui, comme chez Ricœur, s'opposent à une pensée de la vérification. Il peut toujours se réclamer du « make-believe », posant qu'on adhère justement en faisant semblant, sans devoir accepter : c'est la pensée du « truth as pretend ». L'usage du « pretending » équivaut à un postulat anti-positiviste ; les plus nuancés, en revanche, choisiront plutôt d'asseoir leur réflexion sur la question de l'imagination. Ainsi, Anouk Barberousse et Pascal Ludwig, dans « Les modèles comme fiction » (Philosophie, 68, 2000) s'inspirent de Walton mais surtout du simulationnisme plus souple de Currie, en mettant en avant l'imagination, comme attitude propositionnelle, plutôt que le faire-semblant proprement dit, qui est un comportement et suppose l'immersion, le « pretend ». On commence à percevoir que la question des rapports entre la figure et la fiction recouvre celle de l'imagination en tant que telle. Comment intervient dans ce cadre la question de la figuralité ? Les pensées précédentes ne s'intéressent pas à la présence de figures, mais à la question des inobservables ou des abstraits. D'autres en revanche mobilisent le « make-believe » pour réfléchir à la présence de métaphores dans le discours de savoir, et, partant, à l'impossibilité d'un discours littéral absolu. A cet égard, si l'on adopte le fictionnalisme, c'est en fait que l'on a des croyances ontologiques très fortes, et que l'on a déjà « fait le ménage », en amont, sur ce qui est acceptable ontologiquement. Il faut se garder cependant de transposer ces ontologies strictes dans le domaine de l'esthétique, et de confondre la qualification de fiction en art ou en littérature, et la question de la fiction dans le discours de savoir. En science, le rapport entre fiction et non-fiction resté lié à des enjeux véridictionnesl, à une question constitutive de validation ; les fictions n'y sont pas insularisées, mais intégrées à une dynamique globale des savoirs ; à l'instar des modèles, elles ne sont pas annulables. En art ou en littérature en revanche, le rapport fiction non-fiction ne pose pas le problème de la validation en ce sens-là ; on peut même s'en passer. Cette différence pragmatique entre deux modes de couplages, ou deux façons de distinguer fiction et non-fiction, est fondamentale ; elle oppose la validation au ludisme.

  • Goodman et la métaphore

La pensée de Goodman semble offrir une entrée possible dans la question des rapports entre figure et fiction. Goodman établit bien un lien entre la problématique de la fiction et celle de la métaphore ; mais il le fait dans une perspective particulière, afin de sauver la fonction de connaissance de la fiction, qui est posée comme littéralement fausse mais métaphoriquement vraie. Le contenu de connaissance de la fiction repose sur la fonction dénotationnelle de ce qui littéralement n'en a pas ; et ce contenu constitue le critère de distinction essentiel, pour Goodman, entre les fictions réussies et les fictions ratées. Le chapitre intitulé « Faits et figures » dans Langages de l'art mesure cette capacité de la métaphore à nous apporter de nouveaux mondes. Cependant, cette réflexion n'est pas superposable à celle de Genette, elle ne vise pas à rapprocher figure et fiction, puisqu'elle vise à rapprocher la fiction des faits.

  • Ou est la fictionnalité ? Searle et Genette

Searle a livré la définition pragmatique de la fiction sur laquelle se fonde la pensée de Jean-Marie Schaeffer. Or pour Searle, la question du lien entre figure et fiction ne se pose pas. Searle établit une distinction nette entre le discours de fiction et le discours figural ; le discours de fiction s'élabore selon l'opposition sérieux / non-sérieux, couple pragmatique, qui tient au sens de l'énonciation, et identifie la fiction à une feintise, son énonciation ne relevant pas de l'acte illocutoire réel. Le discours figural, lui, s'élabore selon l'opposition littéral / non-littéral, couple sémantique qui tient au sens de la phrase ; il constitue un acte illocutoire normal, malgré une manipulation sémantique qui consiste en ceci que l'on passe par le sens littéral pour aller vers le sens figuré. L'identification entre ces deux couplages, c'est-à-dire entre le plan pragmatique et le plan sémantique, n'existe absolument pas chez Searle, et on la doit au Fiction et diction de Genette. Genette superpose dans cet ouvrage non-littéral et non-sérieux ; pour lui, la métaphore serait nécessairement émise dans un cadre ludique ; et, in fine, cette identification permet la définition de la fiction comme acte de langage indirect. Pour Searle, ce n'est pas le cas, et cette identification ne serait qu'une combinaison discursive parmi d'autres. Le non-sérieux désigne pour lui un caractère pragmatique global du discours, non de l'acte de langage, puisque le discours fictionnel, par définition, n'accomplit pas d'acte de langage. La fiction constitue un « jeu de langage » distinct, mais pas un acte illocutoire. Ce jeu de langage est précisément un acte de feintise, c'est-à-dire un acte intentionnellement différent de l'acte de langage. Pour Genette, en revanche, la fiction est un jeu de langage qui comporte un acte illocutoire indirect, dans lequel existe une divergence entre le véhicule (une assertion feinte) et la teneur (un acte illocutoire, qui consiste dans l'intention qu'a l'auteur que le lecteur se forme sérieusement des représentations, un acte de langage qui nous demande, donc, d'imaginer quelque chose). Chez Searle, la fiction est définie comme attitude intentionnelle et non comme fait langagier. Chez Genette, la fiction est approchée comme fait linguistique, et c'est cela qui rend possible le rapprochement avec la figure, c'est-à-dire l'assimilation entre le non-sérieux et le non-littéral.

  • Vers une pensée de la simulation

Devant cette géographie complexe des rapports susceptibles d'être établis entre la figure et la fiction, Jean-Marie Schaeffer propose d'envisager, plutôt qu'un lien, un terrain commun ; ce terrain commun permet de comprendre pourquoi l'on peut se poser la question de ce lien, mais aussi pourquoi il n'existe pas de solution à ce questionnement. Ce terrain commun a été ouvert par les pensées de la simulation mentale. On y observe que le traitement mental de la fiction et le traitement mental de la figure font appel tous deux à des processus de simulation. La fiction, que ce soit du côté de la création ou du côté de la réception, implique des activités de simulation qui donnent naissance à des univers fictionnels. Mais la simulation n'est pas spécifique à la fiction, elle ne s'identifie pas à elle. C'est en effet d'abord la narrativité, en tant que telle, qui implique des activités de simulation. Marielle Macé a souligné dans son exposé sur Ricœur que, pour l'auteur de Temps et récit, la fiction est conçue comme l'activité profonde et la figure et le récit comme ses produits. On pourrait en dire autant de la simulation, en ajoutant qu'elle engendre bien d'autres produits : le « mind-reading », la perception d'actes moteurs, la planification… qui sont autant d'embranchements pratiques de cette couche profonde que Ricœur appellerait la mimèsis. La notion de simulation vient d'un tout autre horizon, mais résout la même question. Jean-Marie Schaeffer invite donc à distinguer le « pretend », le faire comme si, qui est d'ordre pragmatique, du processus simulatif lui-même, qui relève d'un autre niveau, celui du traitement, qui est souvent automatique, préréflexif, mais peut aussi être « guidé », comme dans le cas des œuvres d'imagination. Les pensées de la simulation font place à la question de la figure, par exemple à travers ce que l'on appelle la « Simulation semantics » (dont celle de Benjamin Bergen), qui se réclame des premiers travaux de Lakoff. Le traitement mental des métaphores et leur usage sérieux (puisqu'elles aussi ne sont pas insularisées mais jouent dans des argumentations) y est pensé comme une étape intermédiaire : les métaphores passent par une étape de simulation, qui nous enseigne quelque chose sur le figurable plutôt que sur le figural en tant que tel. La encore, la simulation n'est pas conçue comme un traitement spécifique à la figure. C'est donc sur le terrain commun de l'imagination que l'on peut placer la figure et la fiction, sans pour autant postuler un lien, qu'il soit d'analogie ou d'engendrement, entre elles deux.

Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Février 2007 à 13h57.