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Extraits de M. Escola, Le Tragique (Flammarion, GF-Corpus, 2002):


  • " En représentant la pitié et la terreur, [la tragédie] réalise une épuration [katharsis] de ce genre d'émotions [toioutôn pathèmatôn]. " La phrase unique qu'Aristote consacre à la notion de catharsis se présente comme une énigme : le terme emprunté au vocabulaire médical (" purgation ") y est employé métaphoriquement, " sans que soit précisé le comparé ", ainsi que le souligne M. Magnien (Introduction à sa traduction de La Poétique, Livre de poche, 1990, p. 41) : " qu'est-ce qui dans le spectacle tragique peut ressembler à une purgation ? ". Le texte de la Poétique n'est explicite que sur l'objet de la catharsis : la pitié et la crainte comme émotions, troubles émotifs (pathèmata) toujours présentés comme pénibles dans les différents chapitres où il en est question (chap. 13 & 14 notamment). Il faut donc supposer que la catharsis réside dans cette faculté paradoxale, propre au spectacle tragique, de transformer des sentiments désagréables en plaisir.

  • Ce paradoxe a constitué un constant terrain d'affrontement pour les commentateurs, de la Renaissance au début du XVIIIe siècle (notamment chez Du Bos, Fontenelle, Hume dans ses Essais esthétiques, GF-Flammarion, 2000, p. 11 sq., mais aussi Rousseau, voir ci-dessous Quelques textes sur le paradoxe de la catharsis).

  • L'interprétation " classique " (celle des humanistes comme celle d'une bonne part des théoriciens du classicisme), fait du processus cathartique un ressort proprement moral : en donnant à voir le résultat funeste des mauvaises passions, le spectacle tragique " purgerait " ou guérirait le spectateur de ces mêmes passions (quelles qu'elles soient, et non pas seulement la terreur et la pitié). Corneille fait exception, qui affiche son scepticisme sur le principe même d'une purgation des passions (Texte XXIV) : que peut bien " purger " une représentation d'Œdipe Roi — notre désir d'inceste et de parricide ?

  • Une autre tradition, également bien représentée, valorise la dimension métaphorique de la notion en interprétant la catharsis comme une sorte de traitement médical : la mimèsis tragique nous ferait éprouver des passions épurées, le plaisir résultant alors du soulagement quasi physique ressenti au terme de ce traitement " homéopathique ". Les tenants de cette interprétation médicale renvoient parfois à un passage d'une autre œuvre du Stagirite : le chapitre VIII de la Politique, passage consacré à l'éducation musicale de la jeunesse, qui rapproche la catharsis non plus de la " poésie " mais de la musique (trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion, 1990, p. 542-544) ; le terme vise alors le calme recouvré par certains auditeurs après l'exaltation suscitée par les chants sacrés (l'âme revient à elle-même comme sous l'action d'une " cure médicale ", et ce soulagement s'accompagne de plaisir). La musique est en effet présentée dans la Politique comme une " réplique " des états intérieurs (pathè èthous), et c'est l'application de cette réplique qui soigne ces états mêmes. Le plaisir serait alors lié à la " décharge " de certaines " humeurs " dont une concentration excessive constituerait la cause du trouble pathologique. L'interprétation rejoint donc certaines des thèses de la psychanalyse (cf. infra).

  • R. Dupont-Roc et J. Lallot (éd. cit. de la Poétique, p. 190) font valoir que la pitié et la crainte évoquées dans la définition aristotélicienne de la catharsis ne sont pas les émotions effectivement ressenties par les spectateurs, mais des produits de la mimèsis, ressorts internes à l'œuvre tels les événements effrayants ou les incidents pathétiques : " pitié et frayeur sont à entendre, non comme l'expérience pathologique du spectateur, mais comme des produits de l'activité mimétique, des éléments de l'histoire qu'une élaboration spécifique a mis en forme pour en faire des paradigmes du pitoyable ou de l'effrayant. " Cette analyse autorise une interprétation seulement esthétique de la notion de catharsis : c'est la mimèsis comme représentation qui " épure " des émotions qui, hors du champ de la représentation, confineraient au malaise. " Mis en présence d'une histoire (muthos) où il reconnaît des formes, savamment élaborées par le poète, qui définissent l'essence du pitoyable et de l'effrayant, le spectateur éprouve lui-même la pitié et la frayeur, mais sous une forme quintessenciée, et l'émotion épurée qui le saisit alors et que nous qualifierons d'esthétique s'accompagne de plaisir. " (ibid.). P. Ricœur (Temps et Récit, t. I, p. 82 sq.) ou J.-P. Vernant se rangent à une interprétation sensiblement proche (Mythe et tragédie…, t. II, p. 88-89) : " Parce que la tragédie met en scène une fiction, les événements douloureux, terrifiants qu'elle donne à voir sur la scène produisent un tout autre effet que s'ils étaient réels. Chez le public, désengagé par rapport à eux, ils " purifient " les sentiments de crainte et de pitié qu'ils produisent dans la vie courante. S'ils les purifient, c'est qu'au lieu de les faire simplement éprouver, ils leur apportent par l'organisation dramatique une intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Arrachées à l'opacité du particulier et de l'accidentel par la logique d'un scénario qui épure en simplifiant, condensant, systématisant, les souffrances humaines, d'ordinaires déplorées ou subies, deviennent dans le miroir de la fiction tragique objets d'une compréhension. " L'alchimie subjective qu'est la catharsis est donc construite dans l'œuvre par l'activité mimétique. On peut aussi penser que, dans le moment cathartique, terreur et pitié gagnent une fonction révélatrice : la tragédie confère à ces deux émotions la vertu d'élucider la praxis comme espace même de l'incertitude (voir Introduction, p. 00).

  • Freud a formulé le paradoxe de la catharsis en termes de " prime de séduction ", " bénéfice de plaisir qui nous est offert [par les œuvres d'art] pour permettre la libération d'une jouissance supérieure émanant de sources psychiques profondes " ; le plaisir pris au tragique comme à tout œuvre d'art serait de l'ordre d'une " décharge partielle et désexualisée par inhibition du but et déplacement du plaisir sexuel ", mais l'effet propre à la tragédie tiendrait à la projection qu'autorise la représentation dramatique : le héros tragique s'envisage comme la " projection idéalisée du moi " dans ses visées mégalomaniaques, la pitié relevant d'un mouvement d'identification et la terreur d'un mouvement masochique (A. Green, Un Œil en trop…, 1969, p. 38-40). La psychanalyse a fait en outre de la catharsis une notion opératoire dans la psychothérapie: la méthode cathartique consiste à faire venir à la conscience des sentiments enfouis dans l'inconscient du sujet ; l'émergence des émotions ou affects dont le refoulement constitue la source de troubles psychiques, libère le patient des angoisses et sentiments de culpabilité.


(Développements extraits de M. Escola, Le Tragique, Flammarion, GF-Corpus, 2002).


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Marc Escola

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