Atelier




Claudio William Veloso

Réponse à William Marx, «La véritable catharsis aristotélicienne. Pour une lecture philologique et physiologique de la Poétique», Poétique 166, (2011), p.131-154[1]. L'article de William Marx est repris dans Le Tombeau d'Œdipe. Pour une tragédie sans tragique (Les Éditions de Minuit, 2012).

Lire également la réponse de William Marx à la réponse de C. W. Veloso.




«Chaque époque — écrit W. Marx — a sa conception de la catharsis. Le XVIe siècle la jouait humaniste et philologue, en fin connaisseur des textes anciens. Les XVIe et XVIIe prennent l'option morale, très Grand Siècle. Le XIXe et la première moitié du XXe développent à fond l'interprétation médicale et physiologique: triomphe de la philologie et de l'université allemandes. Les années 1970 se la font structuraliste, narratologique et poéticienne. Les années 1990, cognitiviste avec une pointe de gender. Quant aux années 2000, 11 septembre oblige, elles s'amusent à tout bazarder: «Catharsis, avez-vous dit? Vous avez mal lu: Aristote n'en a jamais parlé». On attend encore l'interprétation postcoloniale, qui ne saurait tarder. La catharsis, concept fourre-tout, est le miroir de l'idéologie et des présupposés de ceux qui s'y osent frotter: c'est à désespérer des exégètes et de soi-même»[2].

Avec cet article — dont la parution coïncide avec l'élimination d'Oussama Ben Laden — W. Marx semble vouloir inaugurer une nouvelle époque, celle du triomphe de la lutte contre les «terroristes» de l'exégèse aristotélicienne[3], c'est-à-dire ceux qui, comme l'auteur de la présente réponse[4], considèrent comme corrompu le texte de la partie finale de la définition de la tragédie en Poét. 6, et de la restauration de l'empire de la philologie universitaire allemande. En réalité, ce récit, ainsi que la maxime qui l'ouvre, sont largement faux, comme leur auteur le sait certainement; en revanche, ce que W. Marx dit de l'idéologie et des présupposées des exégètes est sans doute vrai. Une même époque peut connaître plusieurs interprétations de la catharsis, ou aucune[5]. Par exemple, l'interprétation «cognitiviste» ne date pas des années 90, mais elle remonte, au moins, aux années 70[6]; en fait, l'anglicisme «cognitiviste» est doublement fourvoyant, puisque, d'une part, le cognitif englobe la perception et, de l'autre, ce terme désigne souvent les interprétations qui font appel à la pensée pratique et que, de ce fait, rentrent plutôt dans le grand groupe des interprétations éthiques: c'est sans doute à ce genre d'interprétations[7] que songe W. Marx.

La lecture de W. Marx se veut d'abord philologique: «dans cette affaire, affirme-t-il, la philologie se révèle beaucoup plus utile que la philosophie»[8]. Commençons donc par les «gros défauts» philologiques que W. Marx[9] croit repérer chez les «terroristes».

1. Le premier point concerne les témoignages anciens de la catharsis tragique des émotions aristotélicienne: on ne peut pas les congédier, réplique W. Marx. Vraiment? D'abord, pourquoi qualifier de «commentaires sur la catharsis aristotélicienne» des passages qui ne mentionnent ni Aristote, ni la Poétique, tels que Jamblique, Myst. I 11 Pathey, et Aristide Quintilien, De mus. III 157-158 Meibomius? Ensuite, W. Marx omet les difficultés que posent Proclus, In Plat. remp. I 42; 49-50 Kroll, et, surtout, d'Olympiodore, In Plat. Alc. Pr. 146 2-4 Westerink. Quant aux fragments du papyrus 1581 d'Herculanum, attribués à Philodème, W. Marx[10] déclare plus loin, sans fournir aucun passage d'Aristote qui corrobore sa déclaration,que le fragment 2 «ne contredit pas autant la théorie aristotélicienne du juste milieu que ne le prétend C. W. Veloso, op. cit., p.281-282: une vertu étant selon Aristote le produit de deux vices contraires, il y a bien une tendance au vice dans les âmes les plus vertueuses — mais une tendance contrariée par la tendance au vice opposée». Or, une vertu est bien une «médiété», mesotès, entre deux vices, mais il n'en est absolument pas le produit. En tant qu'état habituel, hexis, excellent, la vertu est le produit d'une habituation correcte et d'un apprentissage (EN III I). En tant que «médiété» entre deux états habituels mauvais, elle est l'extrémité commune de deux contrariétés différentes (EN II 6, 1106a 28-1107a 27). Et Aristote est explicite: «le milieu est plus contraire aux extrêmes que ces derniers ne le sont entre eux; c'est pourquoi il ne se produit jamais avec l'un de deux extrêmes, alors que ceux-ci se produisent souvent ensemble et que parfois les mêmes individus sont et téméraires et lâches» (EE III 7, 1234a 34-b 3). En fait, dans l'affaire catharsis, la philosophie est aussi importante que la philologie. Par ailleurs, même dans l'hypothèse que tous les supposés témoignages anciens de la catharsis tragique se réfèrent à la Poétique d'Aristote que nous possédons, leur existence ne prouve rien, dans la mesure où ils peuvent se référer à un texte déjà corrompu. Certes, cela impose de placer très haut dans le temps sa corruption, mais, contrairement à ce que suggère W. Marx, cela n'empêche aucunement que, dans l'histoire de la transmission, se soient produites deux leçons différentes, à savoir mathèmatòn katharsin, «purification des enseignements (ou «des connaissances»)», celle du manuscrit A (Par. 1741, Xe ou XIe s.) ou pathèmatòn katharsin, «purification des émotions (ou des «faits»)», celle du manuscrit B (Riccardianus 46, XIVe s.). La confusion en majuscules entre les lettres mu et pi est tout à fait banale, et, en principe, cette confusion est possible dans les deux sens; j'y reviendrai. Je rappelle que le manuscrit B est indépendant du manuscrit A. À ce propos, je ne vois pas, dans mon article, ce qui peut avoir amené W. Marx à écrire qu'«en bonne philologie, contrairement à ce que croient les partisans d'une amputation de la Poétique, ce n'est pas parce qu'un manuscrit est plus récent qu'il est nécessairement moins fiable»[11]. Une dernière précision: la référence de W. Marx aux traductions syriaque et arabe[12] est sans incidence. La version syriaque (VIIe ou, plus vraisemblablement, IXe s.), qui avec ses traductions arabes appartiendrait à une branche de la tradition différente de celle de ces deux manuscrits grecs et de la traduction latine de Guillaume de Moerbeke (1278), semble bien témoigner de l'ancienneté de la leçon de B, sans pour autant la «confirmer»[13]. Toutefois, à partir de là, on ne peut pas établir avec certitude que l'ancêtre le plus récent commun aux deux grandes branches de la tradition présentait nécessairement pathèmatòn et que la variante mathèmatòn soit donc due à une erreur, car on ne peut pas exclure la possibilité d'une contamination ou de la simple coïncidence dérivant d'une correction du texte indépendante.

2. Parmi les «terroristes», je serais à compter au nombre de ceux qui pratiquent le «bombardement massif» plutôt que la «frappe chirurgicale»[14], dans la mesure où je défends, non pas la correction de pathèmatòn (ou mathèmatòn) katharsin par pragmatòn sustasin («construction des faits») que proposent Míhaíl Petruševski[15] et António Freire[16], mais, avec Gregory Scott[17] (mais non pour les mêmes raisons), la suppression de toute la partie finale de la définition de la tragédie en Poét. 6. En outre, je juge suspect le renvoi de Pol. VIII à un ouvrage peri poiètikês pour un éclaircissement de la notion de catharsis, pour des raisons qui sont à la fois internes à ce livre et relatives à l'examen des trois buts externes des produits imitatifs qu'Aristote y mène. Or, aux raisons qui m'ont amené à considérer comme corrompue toute la partie finale de la définition de la tragédie en Poét. 6, W. Marx n'oppose qu'une objection de principe. Quant à mes soupçons à propos du renvoi de Pol. VIII, ceux-ci ne sont pas essentiels à la condamnation du passage de la Poét. 6, contrairement à ce que pense W. Marx. En effet, même si ce renvoi était authentique, en aucun cas il ne viserait Poét. 6, où il n'y a aucun éclaircissement de la notion de catharsis. De plus: en aucun cas, il ne pourrait se référer à la définition de la tragédie. De toute manière, W. Marx passe sous silence toutes les difficultés que je soulève sur la possibilité qu'une quelconque catharsis, quel que soit son genre, puisse être le but externe principal qu'Aristote envisage pour les compositions tragiques.

3. Le troisième argument de W. Marx est surprenant: la définition de Poét. 6 n'est pas vraiment incompréhensible et ne résiste pas à toute interprétation; un signe en est le fait que la formulation aristotélicienne «souffre moins d'une absence que d'une pléthore interprétations». Mais s'il est vraiment compréhensible, pourquoi tant d'interprétations différentes? Comme l'on dit, de ce qui est absurde découle une infinité d'autres absurdités. Et si «une solution simple et évidente» est possible, comme le soutient W. Marx, pourquoi les légions d'exégètes qui se sont occupés de la question ne l'ont-ils pas découverte avant? D'ailleurs, l'idée de W. Marx[18] selon laquelle la partie finale de la définition de la tragédie était une évidence au IVe s. a. C. —idée qu'il présente tantôt comme une certitude tantôt comme une hypothèse—est, en réalité, un postulat, sur lequel il construit son interprétation.

4. Le quatrième et dernier argument mérite d'être cité dans son intégralité: «Enfin, et quand bien même la «catharsis des émotions» resterait malaisée à comprendre, cette transformation du texte déroge à l'un des principes essentiels de la philologie: en cas de doute, toujours préférer la lecture ou la leçon la plus difficile (lectio difficilior) à la leçon la plus facile (lectio facilior), dans la mesure où les copistes ont plutôt tendance à commettre l'erreur en sens inverse. Or, pragmatôn sustasin constitue une lectio facilior, puisque l'expression se rencontre à plusieurs reprises dans la Poétique. Il faut donc sauver l'hapax pathêmatôn katharsin». En fait, pragmatôn sustasin n'est ni lectio difficilior ni lectio facilior, puisque ce n'est pas une lectio, mais une conjecture. Et les raisons pour lesquelles on ne doit pas l'accepter, je les expose dans mon article, contrairement à W. Marx, qui se borne, encore une fois, à un refus de principe. D'ailleurs, on a l'impression que, selon W. Marx[19], la leçon de B, pathèmatòn katharsin, est le fruit d'une correction de la tradition manuscrite. Si cette correction était un fait avéré, on ne pourrait plus dire que B offre une variante. Mais, dans l'état actuel de nos connaissances, on ne peut pas prouver qu'il s'agit d'une correction. La tradition nous offre donc deux leçons différentes: mathèmatòn et pathèmatòn. Or, compte tenu du fait que, en principe, la confusion entre mu et pi vaut pour les deux sens et en raison de la présence, dans la même phrase, des termes eleos et phobos —qui désignent couramment la pitié et la peur, donc des émotions—, la lectio difficilior est bien mathèmatòn. C'est donc cette leçon qu'il faut choisir, si on applique ce «principe essentiel de la philologie» —mais, heureusement pour W. Marx, on ne doit pas appliquer toujours ce principe[20]. Le choix de pathèmatòn se fonde sur des a priori, dont sa fortune critique. Le mépris pour la leçon mathèmatòn est d'autant plus injustifiable que, selon plus d'un interprète, par pathèmatòn katharsin on devrait entendre «clarification (intellectuelle) des émotions».

«Lecture philologique»? Je ne le dirais pas.

Avant de passer à la pars construens de l'article de W. Marx, je tiens à dire quelque chose sur la manière dont l'auteur présente sa propre interprétation. Il me paraît quelque peu effronté de suggérer que le passage de Poét. 6 n'est finalement pas plus compliqué que beaucoup d'autres passages aristotéliciens, qu'on ne veut «toucher qu'à la catharsis» que «parce qu'il est pénible à des critiques et philosophes d'aujourd'hui d'admettre parmi les effets de la tragédie autre chose qu'un processus intellectuel» et que «le corps, auquel renvoie la catharsis, est proprement inconcevable: la seule idée qu'il puisse jouer un rôle dans l'action de la tragédie sur les spectateurs suscite d'incroyables résistances». Est-ce vraiment un «déni du corps» qui nous pousse à «vouloir rayer du texte d'Aristote les mots eux-mêmes»[21]? Or, G. Scott, le premier à avoir proposé l'élimination de toute la partie finale de la définition de la tragédie[22], s'occupe aussi de danse et de philosophe du sexe[23]. Pour ma part, non plus, je ne pense avoir un problème avec le corps. En revanche, W. Marx semble bien avoir un problème avec la philosophie et les concepts[24]. Quoi qu'il en soit, la lecture intellectualiste de la Poétique, du moins la mienne, est bien loin de constituer le mainstream exégétique. Si d'incroyables résistances il y a (et si cela dénote quelque chose de négatif), ce sont des résistances à l'idée que le texte de Poét. 6 puisse être corrompu. Je ne sais pas si W. Marx a eu des difficultés à faire publier son article; moi, j'ai eu du mal à trouver une revue pour le mien. D'ailleurs, est-elle anodine l'appellation de «terroristes» que W. Marx nous réserve? Effectivement, aujourd'hui, l'opposition à la pensée dominante relève du terrorisme, selon certaines personnes.

Au début de son deuxième paragraphe, W. Marx affirme qu'il faut cesser de faire de la Poétique un ouvrage purement théorétique[25]. En s'appuyant sur les travaux de Pierre Hadot, l'auteur rappelle que «c'est un traité philosophique à une époque où la philosophie la plus spéculative vise toujours à une réforme pratique de l'existence humaine». Le problème est qu'Aristote constitue justement un contre-exemple flagrant pour la thèse selon laquelle la philosophie antique était un mode de vie[26]. Il est inutile également de rappeler le début de la Poétique, comme le fait W. Marx, car, s'il y a bien une composante prescriptive ou normative dans ce traité, le théorétique (bien entendu, le terme s'applique à une pensée, non pas à un ouvrage) ne se définit pas en opposition à ces concepts, comme je le montre dans un livre encore inédit[27]. Quoi qu'il en soit, l'idée que la Poétique vise une «réforme pratique de l'existence humaine» s'accorde mal avec l'idée que la partie finale de la définition de la tragédie, qui est censée fournir le but ultime de cette dernière, était une «évidence» au IVe s. av. J.C.

Ensuite, W. Marx passe à l'examen des effets de la poésie, et il les identifie, sans surprise, avec les émotions, mais en insistant sur leur dimension corporelle. À ce propos, je poserai une question générale, à laquelle je réponds ailleurs[28]: si Aristote s'intéresse aux compositions épiques et dramatiques surtout à cause de leurs effets émotionnels et en particulier aux effets corporels que les émotions comportent, pourquoi ne s'intéresse-t-il alors pas autant aux activités que nous qualifierions de «sportives», à savoir les activités gymniques et hippiques, qui pourtant étaient, à son époque, étroitement liées aux activités que nous qualifierions d'«artistiques»?

Dans le troisième paragraphe, W. Marx soulève une question pertinente[29]: la pitié et la frayeur, que la Poétique évoque presque toujours ensemble, sont deux émotions qui s'opposent[30]. En effet, elles sont symétriques relativement à un même événement: on éprouvera de la frayeur si on se place à son intérieur, et de la pitié, si on se place à son extérieur[31]. Seulement, cela ne montre pas ce que W. Marx entend montrer à propos de Poét. 14, à savoir que ces deux émotions peuvent être suscitées ensemble uniquement quand on a affaire à des imitations. Ou, mieux, cela pourrait démontrer la nécessité de l'imitation, si on considérait que la reconnaissance d'un eleeinon, «fait capable de susciter la frayeur», coïncide en quelque sorte avec la reconnaissance d'un phoberon, «fait capable de susciter la pitié», comme, à mon avis, le suggère Aristote. Toutefois, ni devant les évènements de la vie réelle, ni devant leurs imitations, nous ne pouvons éprouver de la frayeur et de la pitié en même temps, mais seulement en alternance[32]. Cependant, on peut avoir dans un seul acte la reconnaissance de faits qui sont capables de susciter la frayeur, lorsqu'ils arrivent à nous, et de la pitié, lorsqu'ils arrivent à d'autres. Or, le plaisir dont parle Poét. 14 est le plaisir qu'on éprouve à cette reconnaissance, plaisir d'ordre intellectuel, comme l'indique Poét. 4. C'est pourquoi nous n'avons pas à imaginer une transformation de la pitié et de la frayeur, qui sont des émotions qui s'accompagnent de peine, pour expliquer le plaisir qu'on éprouve devant une tragédie. En ce sens, il n'existe aucun «paradoxe tragique».

Bien entendu, dans le cas des imitations, il s'agit d'émotions qui ne sont pas rationnellement motivées (sinon au niveau des jugements généraux), étant donné que, généralement, on sait dès le départ qu'on a affaire à des imitations, c'est-à-dire qu'on n'est pas face à des faits capables de susciter frayeur et pitié. Ces réactions émotionnelles constituent des «effets collatéraux», qu'on ne peut pas éliminer, dans la mesure où ils se rapportent à des états perceptifs, comme dans le cas du déplaisir dont il est question en Poét. 4. Différemment, W. Marx non seulement ne se rend pas compte, au fond, de la nature des réactions émotionnelles du spectateur-auditeur-lecteur des produits imitatifs, mais il ne renonce pas à l'idée traditionnelle de l'identification avec les personnages[33]. Or, bien qu'un personnage soit quelque chose, il n'est personne. Par conséquent, il ne peut y avoir, à proprement parler, d'empathie à quelque chose qu'on sait être un personnage. D'ailleurs, W. Marx semble oublier que, sur la base de Poét. 25, une composition tragique pourrait être l'imitation de faits qui ne sont capables de susciter pitié et frayeur que selon le jugement d'autrui, de sorte qu'on pourrait avoir plutôt une «antipathie» envers le personnage. Et pourtant, la possibilité du plaisir intellectuel pour la reconnaissance demeure.

Venons-en enfin au cœur de l'interprétation de W. Marx. Sa lecture se veut aussi physiologique. Sous cet aspect, elle se fonde, pour l'essentiel, sur des rapprochements avec les Problèmes, notamment Probl. XXX 1[34], texte qui traite de la «mélancolie» et dans lequel il est dit que la frayeur refroidit, alors que la pitié échauffe. W. Marx risque même une sentence générale très hardie: «pour un Grec du IVe siècle avant notre ère, rien ne se passe dans l'esprit qui n'ait de correspondance dans le corps et réciproquement». Ce n'est pas sûr. Qui plus est, ce n'est pas le cas d'Aristote, du moins en ce qui concerne l'intellect. Certes, la question des conditions matérielles de l'exercice de l'intellection est objet de discussions chez les spécialistes, mais, selon la «thèse canonique», l'intellect est totalement immatériel (DA III 4-5). En ce sens, l'idée, par exemple, d'une localisation de l'intellect qu'on trouve en Probl. XXX 1, 954a 34 fait problème[35]. Au-delà de ce passage, s'il est vrai que certaines sections des Problèmes sont compatibles avec les conceptions qu'on trouve dans les ouvrages normalement considérés comme authentiques, d'autres ne le sont pas[36]. Cela dit, les Problèmes pourraient donner des pistes pour une étude sur les origines de l'interpolation de Poét. 6. De toute manière, la relation entre émotion et physiologie est un fait bien connu des commentateurs et ne doit rien aux Problèmes, de sorte qu'on ne comprend pas pourquoi W. Marx la présente avec tant de bruit et invoque un «déni du corps»[37].

W. Marx imagine le mécanisme de la catharsis comme un retour à l'équilibre par un soulagement des excès, notamment de froideur et de chaleur[38]. Autrement dit, comme un équilibrage du mélange humoral: la pitié provoquée par la tragédie accumule la chaleur dans le mélange de bile noire; la frayeur, en retour, soulage cet excès de chaleur. De cette manière, W. Marx pense avoir résolu le «paradoxe tragique» également: sans faire partie des choses agréables par nature, la pitié et la frayeur le deviennent «par accident», étant donné qu'il s'agit du plaisir du soulagement causé par une cure, qui justement est agréable par accident (EN VII 13, 1152b 31 sq. ; 15, 1154a 28 sq.). Et, sur la base des supposés témoignages de Philodème et d'Olympiodore, W. Marx pense pouvoir étendre cette idée d'équilibrage à la sphère éthique.

Cette interprétation est irrecevable pour plusieurs raisons, dont voici les principales.

D'abord, en se concentrant sur la définition de la tragédie de Poét. 6 et sur d'autres passages du corpus où la notion de catharsis apparaît, W. Marx simplement perd de vue le reste de la Poétique, notamment le chapitre 4, où il est question du plaisir de la reconnaissance (intellectuelle), ainsi que toute la discussion de Pol. VIII autour des trois buts externes possibles pour les produits imitatifs, à savoir le jeu/détente (où il faut placer la catharsis), l'éducation/vertu et le passe-temps intellectuel/loisir.

Ensuite, il n'est pas vrai que, de cette manière, la pitié et la frayeur deviennent agréables, encore que «par accident», puisque c'est le passage d'une émotion à l'autre qui le serait, de sorte que le paradoxe (qui, en fait, ne subsiste pas, à mon avis) demeurerait sans solution et, de toute façon, l'agréable «par accident» n'est pas un type d'agréable, comme semble le croire W. Marx: dire que quelque chose est agréable «par accident» ou, mieux, «par concomitant», signifie que cette chose n'est pas agréable, mais qu'est agréable quelque chose qui lui est concomitant, notamment une activité perceptive ou intellective.

En outre, l'extension de cet équilibrage à la sphère éthique est proposée d'une manière tout à fait illégitime, dans la mesure où elle se fonde sur des passages non aristotéliciens. Mais il y a plus. En ce qui concerne le P. Herc. 1581, non seulement, comme nous l'avons vu, il est faux de dire que, d'après Aristote, «les vices concourent à l'exercice de la vertu»[39], mais il est erronée aussi de mettre la pitié et la frayeur sur le même plan que les vices et les vertus, étant donné qu'elles ne sont pas des états habituels, comme ces deniers. Et, en ce qui concerne Olympiodore, dans les passages cités on sous-entend que les émotions sont, en elles-mêmes, des maux: or, cela s'accorde bien avec la conception stoïcienne (et, en fait, Olympiodore appelle cette catharsis «stoïcienne ou péripatéticienne»), mais non pas avec la conception d'Aristote.

Enfin, à la différence d'autres interprétations physiologiques, celle de W. Marx n'insiste pas sur le caractère médical de la catharsis et considère que cette dernière est destinée, comme le veut Pol. VIII 7, à tous les individus, et non seulement à des cas pathologiques, mais justement j'ai du mal à voir l'utilité d'une telle catharsis. On ne comprend pas comment une telle catharsis peut être «un moyen de conservation, voire d'amélioration de la santé et de la sagesse»[40], si la frayeur-froideur est censée rééquilibrer un excès de pitié-chaleur qui est suscitée par la tragédie elle-même. Comme le reconnaît W. Marx, cette catharsis laisse le public dans l'état même où il se trouvait auparavant. Autrement dit, il s'agit d'un «jeu à somme nulle»[41]; et l'allusion à la réaction catalytique ne saurait être une solution à cette difficulté[42]. On serait tenté de dire la même chose de l'interprétation de W. Marx: elle laisse la question de la catharsis en l'état.

«Lecture physiologique»? Absolument.

Une véritable catharstrophe.



Claudio William Veloso


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Lire également la réponse de William Marx à la réponse de C. W. Veloso.



[1] Cette réponse paraît avec un retard de plus d'un an par rapport à sa rédaction. Entretemps W. Marx a publié Le tombeau d'Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, livre dont le troisième chapitre reprend son article. Pour l'essentiel, ses positions à l'égard de la question de la catharsis n'ont pas changé. Toutes mes objections restent valides et sans réponse. [Note de l'Atelier: William Marx a depuis répondu à la réponse de C. W. Veloso].

[2] W. Marx 2011, p.132.

[3] Le terme «terroristes» est employé peu après le passage cité plus haut, p.132. Les métaphores et les allusions militaires abondent dans cet article.

[4] Voir mon article «Aristotle's Poetics Without Katharsis, Fear, or Pity», Oxford Studies in Ancient Philosophy 33 (2007), p.255-284. Mais j'avais déjà manifesté mon scepticisme à l'égard de cette question dans l'article «Depurando as interpretações da kátharsis na Poética de Aristóteles», Síntese 99 (2004), p.13-25. Une première version de ce dernier a paru dans R. Duarte, V. Figueiredo, V. Freitas, I. Kangussu (éds), Kátharsis. Reflexos de um Conceito Estético, Belo Horizonte, C/Arte 2002, p.70-79; il s'agit des actes du colloque international qui a eu lieu le 17 avril 2001, à l'Universidade Federal de Minas Gerais (UFMG), Belo Horizonte (MG), Brésil.

[5] Comme, peut-être, le début de la Renaissance italienne, voir D. Blocker, «Dire l'«art» à Florence sous Cosme I de Médicis: une Poétique d'Aristote au service du Prince», Aisthe [En ligne] 2 (2008), p.56-101; URL: http://www.ifcs.ufrj.br/~aisthe/; «Élucider et équivoquer: Francesco Robortello (ré)invente la «catharsis»», Cahiers du centre de recherches historiques 33 (2004), p.109-140.

[6] Voir L. Golden, «The clarification theory», Hermes 104 (1976), p.437-452; réimprimé dans M. Luserke (éd.), Die Aristotelische Katharsis. Dokumente ihrer Deutung im 19. und 20. Jahrhundert, Hildeshem-Zürich-New York, Georg Omls, 1991, p.386-401. Golden y fournit une briève histoire de cette interpretation.

[7] Voir, par exemple, M. C. Nussbaum, The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge University Press, 1990 (1986), p.388-390.

[8] W. Marx 2011, p.152, n.33.

[9] W. Marx 2011, p.133-132.

[10] W. Marx 2011, p.153, n.57.

[11] Sur ce principe philologique, voir G. Pasquali, «Recentiores, non deteriores», dans Storia della tradizione e critica del testo, Florence, Le Monnier, 1952, p.41-108.

[12] Voir aussi W. Marx 2011, p.144.

[13] Contrairement à ce que prétend W. Marx 2011, p.133.

[14] L'association de ces notions à celle de terrorisme est bizarre, étant donné que les frappes chirurgicales et les bombardements massifs caractérisent plutôt la lutte antiterroriste.

[15] M. D. Petruševski, «Pathemáton kátharsin ou bien pragmáton systasin?», Ziva Antika 4 (1954), p.237-244; résumé en français du texte publié à p.209-236; sélection de passages de la Poétique à p.245-250.

[16] A. Freire, A Catarse em Aristóteles, Braga, APPACDM, 19962 (1982); «A Catarse Trágica em Aristóteles», Evphrosyne 3 (1969), p.31-45.

[17] G. Scott, «Purging the Poetics», Oxford Studies in Ancient Philosophy 25 (2003), p.233-263.

[18] W. Marx 2011, p.131; 135-136; 141.

[19] Voir W. Marx 2011, p.132.

[20] Pour un regard critique sur ce principe, ainsi que sur les discours et les pratiques philologiques en général, voir A. Cozzo, «Parole e pratiche della filologia», dans La tribù degli antichisti. Un'etnografia ad opera di un suo membro, Roma, Carocci, 2006, p.223-263, notamment p.240-241.

[21] Voir W. Marx 2011, p.148.

[22] Voir Scott 2003.

[23] Voir sa biographie dans http://www.philoconsult.com/intropg.html ou dans http://www.existenceps.org/contact.php. Voir aussi son «The Poetics of performance: the necessity of spectacle, music, and dance in Aristotelian tragedy», dans S. Kemal et I. Gaskell (éds), Performance and authenticity in the arts, Cambridge University Press, 1999, p.15-48, où l'auteur montre que la tragédie n'est pas de la littérature pour Aristote.

[24] Ce qu'on peut voir aussi tout au long de son livre, Le tombeau d'Œdipe.

[25] W. Marx 2011, p.134.

[26] Comme j'ai eu, moi-même, l'occasion de le dire à Pierre Hadot, lors d'une rencontre-débat: École Normale Supérieure, Paris, 12 avril 2010.

[27] Pourquoi la Poétique d'Aristote? DIAGOGE.

[28] «Pourquoi la tragédie», dans F. Malhomme, G. Rispoli, M.-A. Zagdoun, Renaissances de la Tragédie, Naples, Accademia Pontaniana, à paraître. J'y reviens aussi dans Pourquoi la Poétique d'Aristote? DIAGOGE.

[29] Question dont je m'occupe, moi aussi, dans mon livre inédit.

[30] W. Marx 2011, p.137.

[31] Mais, ainsi, on ne comprend pas comment W. Marx, p.139, peut soutenir que la divergence entre Poét. 13 et Rhét. II, à propos de l'objet de la frayeur, est minimale: si on éprouvait de la frayeur pour un «semblable», comme le veut Poét. 13, la frayeur ne se trouverait pas dans cette position symétrique.

[32] Sur ce point, W. Marx me paraît même contradictoireet/ou oscillant, voir p.139-140.

[33] W. Marx 2011, p.140, déclare que la «Poétique ne mentionne jamais la pitié et la terreur que dans cet ordre». Or cela est faux, si on tient compte des adjectifs substantivés phoberos et eleeinos, voir Poet. 9, 1452a 2-3, kai phoberôn kai eleeinôn; 13, 1452b 32, phoberôn kai eleeinôn, 36, ouphoberon oude eleeinon; 14, 1453b 1, to phoberon kai eleeinon. De même pour d'autres termes affines à phobos et à eleos, respectivement: 14, 1453b 5, phrittein kai eleein; 14, 1453b 14, deinà … oiktrà. De toute manière, l'ordre de mention n'a aucune importance. Il n'a pas d'importance, non plus, pour l'interprétation que W. Marx propose, contrairement à ce qu'il semble croire.

[34] Mais également Probl. I 42 et V 40.

[35] Cf. Probl. VIII 1, 916b 16; XXXIII 7, 962a 21; 9, 962a 32, avec A. L. Carbone, «Anomalies de l'intelligence, intelligence de l'anomalie. Note sur la représentation de l'organisation du corps vivant chez Aristote entre les Parva naturalia et les Problèmes», dans C. Grellard et P.M. Morel (éds), Les Parva naturalia d'Aristote. Fortune antique et médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p.26 sq.

[36] Voir Carbone 2010, p.12.

[37] Voir W. Marx 2011, p.148.

[38] L'idée fondamentale est proche de celle de V. Yates, «A sexual model of catharsis», Apeiron 31/1 (1998), p.35-57.

[39] W. Marx 2011, p.145.

[40] W. Marx 2011, p.146.

[41] W. Marx 2011, p.146.

[42] Je laisse de côté les rapprochements que, dans les pages finales de son article, W. Marx fait de cette catharsis avec l'esthétique kantienne.



Claudio W. Veloso

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Janvier 2013 à 13h45.