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Comment rendre un texte incompréhensible, par Pierre Bayard.

Dossier Banlieues de la théorie (textes initialement parus dans l'Agenda de la pensée contemporaine, 10, printemps 2008).




Comment rendre un texte incompréhensible


Depuis sa parution dans le numéro 3 de la revue Littérature en 1971, le texte de Jacques Lacan, «Litturaterre», l'un des plus célèbres et des plus souvent cités parmi ceux qu'il a consacrés à la littérature, me reste complètement incompréhensible, en dépit du grand nombre de lectures que j'en ai faites au fil des années et des tentatives répétées pour me le faire expliquer par des collègues compétents. Pour dire les choses franchement, aujourd'hui que j'ai atteint un stade de ma carrière où je peux me permettre de parler sans fard, je n'ai pas la moindre idée de ce que Lacan a voulu raconter dans cet article.

Pour cette raison, je n'aurai pas recours ici à ce texte pour réfléchir sur la conception lacanienne de la littérature, que je serais bien en peine d'exposer à sa seule lecture, mais comme un exemple me permettant de réfléchir sur un problème plus large, celui de l'obscurité des textes théoriques. Ce qui se produit ici avec le texte de Lacan m'arrive en effet fréquemment, y compris avec les meilleurs auteurs et certains de mes collègues, et je ne peux m'empêcher de penser, dès lors que j'éprouve des difficultés à comprendre des textes consacrés à la littérature alors que j'en suis théoriquement un spécialiste, qu'il doit en aller de même avec nos étudiants, même s'ils n'ont pas le courage de le dire.

Si nous éprouvons du mal à communiquer avec eux, surtout dans l'université de banlieue où j'enseigne, c'est souvent que les théories auxquelles nous recourons leur apparaissent obscures, aussi bien dans le détail de leur terminologie que dans leur finalité. Il est vraisemblable que le déferlement des sciences humaines dans les années soixante, avec leur recours à un lexique abscons, n'a pas été étranger à cette obscurité. Mais il n'est pas sûr que cette explication soit suffisante pour rendre compte de nos difficultés de communication.

Parmi toutes les hypothèses possibles, il en existe une qui n'a pas à mon sens retenu suffisamment l'attention. Elle consiste à penser que cette obscurité, loin d'être une conséquence de la scientificité ou un accident de parcours, est en réalité voulue par nous-mêmes. Si tel est le cas, il n'est pas sans intérêt de l'analyser, dans l'espoir de nous faire mieux comprendre des étudiants qui forment nos publics, ou, à l'inverse, de nous faire moins bien comprendre des lecteurs et des auditeurs auxquels nous souhaitons, pour telle ou telle raison, demeurer étrangers.


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Le premier moyen à utiliser pour rendre un texte incompréhensible est d'utiliser le plus grand nombre possible de mots inconnus du lecteur, en évitant soigneusement de les définir. Il en va ainsi dans l'article de Lacan, qui pèche moins par les vocables incompréhensibles — lesquels n'excèdent pas la norme pour un texte théorique relevant de la psychanalyse — que par l'absence de définition des deux mots-clés sur lesquels repose son texte.

Il en va d'abord ainsi du néologisme «lituraterre» qui donne son titre à l'article et se trouve présenté en ces termes peu éclairants — dans les lignes d'introduction:

Ce mot se légitime de l'Ernout et Meillet: lino, litura, liturarius. Il m'est venu, pourtant, de ce jeu du mot dont il arrive qu'on fasse esprit: le contrepet revenant aux lèvres, le renversement à l'oreille.

Ce dictionnaire (qu'on y aille) m'apporte auspice d'être fondé d'un départ que je prenais (partir, ici est répartir) de l'équivoque dont Joyce (James Joyce, dis-je) glisse d'a letter à a litter, d'une lettre (je traduis) à une ordure.

Quant à l'autre terme qui pose problème, il s'agit de celui de «lettre», qui désigne, semble-t-il, la notion sur laquelle porte le texte de Lacan, mais dont celui-ci se garde bien de donner, tout au long de ces huit pages, la moindre définition.

Ce premier facteur d'obscurité qu'est la non-définition des notions peut aisément être décuplé dans ses effets par le recours à une syntaxe compliquée, dont on ne peut guère dire dans le cas de Lacan qu'elle tende à simplifier la lecture du texte:

Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu'à ce que ce virage, vous puissiez le prendre le même à tout instant. C'est de ça seulement que vous pouvez vous tenir pour agent qui le soutienne.

Ce qui se révèle de ma vision du ruissellement, à ce qu'y domine la rature, c'est qu'à se produire d'entre les nuages, elle se conjugue à sa source, que c'est bien aux nuées qu'Aristophane me hèle de trouver ce qu'il en est du signifiant: soit le semblant, par excellence, si c'est de sa rupture qu'en pleut, effet à ce qu'il s'en précipite, ce qui y était matière en suspension.

Si l'utilisation de termes inconnus et la complexité de la syntaxe ne sont pas inutiles pour demeurer incompris, elles ne sauraient cependant suffire à elles seules à rendre un texte incompréhensible. Outre qu'il est possible de rechercher dans un dictionnaire le sens des mots et de simplifier la syntaxe en supprimant les contorsions inutiles, ces deux premiers moyens ont pour inconvénient de cerner avec précision les lieux d'incompréhension. Or la meilleure manière de susciter celle-ci est de rendre insituable la source de l'obscurité, et donc de brouiller la notion même de lieu.

Un bon moyen de perturber celle-ci — le troisième — est de jouer sur l'allusion. Tout texte renvoie à d'autres textes. Si ceux-ci ne sont pas cités, ou ne le sont qu'imparfaitement, il y a de bonnes chances que la clarté du texte en soit sensiblement affectée:

Ma critique, si elle a lieu d'être tenue pour littéraire, ne saurait porter, je m'y essaie, que sur ce que Poe fait d'être écrivain à former un tel message sur la lettre. Il est clair qu'à ne pas le dire tel quel, ce n'est pas insuffisamment, c'est d'autant plus rigoureusement qu'il l'avoue.

Néanmoins l'élusion n'en saurait être élucidée au moyen de quelque trait de sa psychobiographie: bouchée plutôt qu'elle en serait.

(Ainsi la psychanalyste qui a récuré les autres textes de Poe, ici déclare forfait de son ménage.)

Bien que ce passage me reste, comme les autres, largement obscur, je suis en mesure de décrypter l'une des allusions, celle qui concerne Marie Bonaparte, auteure d'une biographie psychanalytique d'Edgar Poe, à laquelle Lacan se garde bien de renvoyer explicitement. Mais il n'est pas exclu que d'autres allusions que je ne perçois pas figurent alentour et expliquent ma difficulté à comprendre le passage.

Le quatrième moyen de brouiller la compréhension d'un texte est en effet de le rendre trop dense. Proche du recours à l'allusion, la densité — qui ne fait pas disparaître comme elle l'objet du discours —, revient à condenser des énoncés théoriques en les rendant les plus elliptiques possible:

Comment dire ce qui me fascine dans ces choses qui pendent, kakémono que ça se jaspine, pendent aux murs de tout musée en ces lieux, portant inscrits des caractères, chinois de formation, que je sais un peu, mais qui, si peu que je les sache, me permettent de mesurer ce qui s'en élide dans la cursive, où le singulier de la main écrase l'universel, soit proprement ce que je vous apprends ne valoir que du signifiant: je ne l'y retrouve plus mais c'est que je suis novice. Là au reste n'étant pas l'important, car même à ce que ce singulier appuie une forme plus ferme, et y ajoute la dimension, la demansion du papelundun, celle dont s'évoque ce que j'instaure du sujet dans le Hun-En-Peluce, à ce qu'il meuble l'angoisse de l'Achose, soit ce que je connote du petit a ici fait objet d'être enjeu de quel pari qui se gagne avec de l'encre et du pinceau?

Dans la seconde partie du paragraphe, ainsi, je repère des notions que je sais avoir été traitées ailleurs par Lacan, comme la Chose ou l'objet a, mais qui sont juxtaposées sans explication, de sorte que l'ensemble me fait l'effet d'un objet compact dont l'accès m'est interdit.

Une cinquième manière de produire de l'incompréhensible est de jouer sur les articulations du texte, c'est-à-dire à la fois sur sa structure d'ensemble et sur la manière dont s'enchaînent les différentes parties. Aucun découpage net ne se laisse identifier au fil de cet article, les transitions entre les «parties» s'enchaînant sans qu'il soit possible d'en saisir la logique. Ainsi Lacan se met-il tout à coup, aux deux tiers de son texte, à nous raconter son dernier voyage au Japon, sans que la nécessité du passage d'un paragraphe à l'autre (ici entre «démonstration» et «Je reviens») apparaisse clairement:

On ne s'étonnera pas de m'y voir procéder d'une démonstration littéraire puisque c'est là marcher du pas dont la question se produit. En quoi pourtant peut s'affirmer ce qu'est une telle démonstration.
Je reviens d'un voyage que j'attendais de faire au Japon de ce que d'un premier j'avais éprouvé... de littoral. Qu'on m'entende à demi-mot de ce que tout à l'heure de l'Umwelt j'ai répudié comme rendant le voyage impossible: d'un côté donc, selon ma formule, assurant son réel, mais prématurément, seulement d'en rendre, mais de maldonne, impossible le départ, soit tout au plus de chanter «Partons».

Cette absence d'un découpage clair ne fait que rendre plus marquant l'absence de finalité claire de l'article, laquelle permettrait plus facilement d'en suivre le déroulement. Qu'a donc voulu, même vaguement, montrer Lacan? Faute qu'il soit possible à un moment de répondre à cette question, le lecteur risque de rester perplexe, l'énigmatique paragraphe de conclusion, aussi mystérieux que le reste du texte, n'aidant guère à saisir la finalité de l'ensemble:

Une ascèse de l'écriture ne me semble pouvoir passer qu'à rejoindre un «c'est écrit» dont s'instaurerait le rapport sexuel.

Laisser obscure la visée globale est en effet le sixième et peut-être le plus efficace des moyens dont l'on dispose pour perdre le lecteur. Sans idée sur la finalité du parcours, celui-ci a de bonnes chances de perdre pied rapidement et d'abandonner la partie.


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Ces six facteurs d'opacité (notions non définies, syntaxe complexe, allusions obscures, excès de densité, défauts d'articulation, finalité incertaine), ne prétendent nullement épuiser les nombreuses voies qu'il est possible d'emprunter quand on est décidé à ne pas se faire comprendre, l'imagination humaine étant en ce domaine sans limites. Ils ont cependant le mérite de faire apparaître comment l'obscurcissement d'un texte repose sur l'ensemble d'un dispositif à plusieurs données, entre lesquelles il est possible de jouer et ils appellent plusieurs remarques.

La première remarque est que l'obscurité n'était pas inévitable, la meilleure preuve étant qu'elle est largement réversible. Sans me lancer dans une réécriture complète du texte de Lacan, il est possible de montrer que certaines clarifications étaient possibles et que nous nous trouvons donc ici, non pas face à une obscurité accidentelle, mais devant une entreprise délibérée, consciente ou inconsciente, pour rendre le texte incompréhensible.

Prenons l'exemple de la dernière des pistes analysées plus haut, celle du projet d'ensemble. Celui de Lacan, ainsi, si j'en crois certains textes qui analysent «Lituraterre» serait d'opposer la lettre au signifiant. Le terme de «signifiant» est à prendre ici dans un autre sens que celui de Saussure, mais il ne serait pas impossible de l'expliquer, et, dans la foulée, d'expliquer la distinction que Lacan souhaite créer avec celui de «lettre».

Or aucune définition de ces termes n'est donnée et le projet lui-même n'est indiqué à aucun endroit stratégique. C'est seulement quand il l'apprend, par exemple en consultant les commentaires qui ont été donnés de ce texte, que le lecteur est à même de relever certaines formules, qui n'auraient guère de chance d'être comprises autrement. Il faut ainsi attendre la seconde page et une allusion à la lettre volée de Poe (autre article de Lacan évoqué de manière allusive) pour qu'apparaisse, dans un paragraphe aussi énigmatique que le reste, cette distinction de la lettre et du signifiant:

Voilà le compte bien rendu de ce qui distingue la lettre du signifiant même qu'elle emporte. En quoi ce n'est pas faire métaphore de l'épistole. Puisque le conte consiste en ce qu'y passe comme muscade le message dont la lettre y fait péripétie sans lui.

Si l'exposition du projet à un endroit stratégique aurait pu aider la lecture, il est probable qu'il en va de même pour les autres éléments que nous avons relevés, et que l'explicitation des termes employés, la simplification de la syntaxe, la réduction des allusions, l'allègement de la densité ou la clarification des transitions aurait eu un effet bénéfique sur la compréhension de l'ensemble, d'autant que c'est la réunion de tous ces facteurs, plus que l'un d'eux isolément, qui est productrice d'hermétisme.

Le caractère réversible de l'obscurité fait apparaître clairement que ce texte joue sur des manques ou des soustractions, et qu'il est rendu plus complexe par la suppression de certains éléments de lisibilité, éléments qui portent soit sur la signification des mots ou des phrases, soit sur l'articulation des idées, soit sur l'éclaircissement de leur finalité. Ou bien ces éléments existaient déjà, et ils ont été supprimés, ou bien ils auraient dû être placés dans le texte et ils ne l'ont pas été. Ce sont ces chaînons manquants auxquels il faut prêter attention si l'on veut comprendre comment fonctionne un texte théorique hermétique.

Derrière son apparence de mur infranchissable ou de volume clos, un texte incompréhensible est donc en réalité — et c'est là son paradoxe — un texte troué, ou, si l'on préfère, fragmentaire, comme la partie restante d'un texte plus clair, certes inaccessible en tant que tel, mais dont le fantôme demeure présent à titre de virtualité. Et c'est donc d'une théorie des trous que nous aurions besoin pour essayer de comprendre comment un texte peut être à ce point inaccessible.

Cette théorie des trous devrait se donner pour visée de distinguer les différents types de chaînons qui ont été supprimés du texte et qui relèvent de différentes formes d'explication, que celle-ci porte sur les termes employés, sur les allusions, sur la densité, sur les articulations ou sur le projet d'ensemble (la complexité stylistique ou grammaticale constituant un autre problème). Ou, pour dire les choses autrement, c'est la dimension métalinguistique qui est ici atteinte en profondeur, c'est-à-dire la manière dont nous commentons aux autres notre utilisation des mots en leur permettant d'avoir accès à notre utilisation personnelle du langage.

Ce phénomène de resserrement général du tissu textuel s'explique mieux si on le met en rapport avec la place de l'Autre dans le texte théorique. La multiplication des chaînons manquants a pour résultat — et donc, on peut le supposer, pour cause profonde — d'interdire à l'Autre de pénétrer dans le texte et de le tenir à l'écart. Avec l'atteinte à différents dispositifs d'allocution, c'est donc la distance à l'Autre qui se trouve perturbée dans le cas de ces textes, l'auteur finissant, faute de prendre en compte l'adresse de son texte, par ne plus parler qu'à lui-même.

Pourquoi donc tenir l'Autre à distance? S'il est interdit à celui-ci de pénétrer dans le texte, c'est qu'il est vraisemblablement perçu comme une menace, contre laquelle le texte ne cesse d'édifier des protections. De ce fait, un texte comme celui de Lacan narre en réalité deux histoires simultanées, celle de la lettre et du signifiant, et une autre, plus dissimulée mais tout aussi importante, qui raconte l'édification d'une forteresse.

Cette mise à l'écart de l'Autre a pour conséquence — ou pour cause — de mettre également à l'écart le sujet du texte, qui, isolé derrière ses murs, devient invisible et inaccessible. Non que Lacan ne nous dise rien sur lui-même — puisqu'il raconte des anecdotes comme celle du voyage au Japon —, mais parce que la véritable mise à nu du sujet dans un texte théorique se fait par l'exposition de ses idées personnelles, ce dont nous sommes ici privés.

C'est ainsi une sorte de carapace que le texte édifie, comme si l'objet qu'il forme y avait plus d'importance que le sens qu'il est chargé de transmettre. Le texte de Lacan n'est pas seulement le véhicule d'une thèse, il constitue surtout un objet hermétique dont la forme est décisive car, loin d'en être un vêtement ou un ajout, elle en constitue secrètement la raison d'être, ou, si l'on préfère, le sens véritable.


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Peut-on psychanalytiquement essayer de comprendre la complexité de certains textes théoriques? Prendre la pleine mesure de cette complexité implique de se libérer d'un certain nombre d'évidences du sens commun, qui risquent de nous empêcher d'aborder ce problème de front.

La première de ces fausses évidences est qu'un théoricien chercherait à théoriser. Or, si cette intention peut participer de son projet, il est difficile, en tout cas dans une perspective psychanalytique d'en faire sa motivation unique, ni même principale. Il est plus vraisemblable de penser que l'activité théorique, comme de nombreuses activités de pensée, participe d'une nécessité intérieure, celle de permettre au sujet de tenir ensemble, ou, si l'on préfère, de ne pas devenir fou. Cette nécessité intérieure fait du texte théorique, au même titre que les textes littéraires, le lieu privilégié d'un travail d'élaboration, lequel est à la fois, pour le sujet qui le pratique, nécessaire et dangereux.

La seconde de ces fausses évidences est qu'un théoricien chercherait à se faire comprendre. Si on peut penser que tel est bien le cas à un niveau conscient — en tout cas pour de nombreux théoriciens —, il n'est pas du tout assuré qu'il en aille de même au niveau inconscient, sauf à imaginer que l'exercice théorique serait la seule activité humaine protégée de toute ambivalence et de tout exercice de la pulsion de mort.

En effet, cette idée que le théoricien aurait pour souci premier de se faire comprendre ferait de la relation au lecteur — troisième fausse évidence — une relation transparente et dépourvue d'ambiguïté. Or, comme il est difficile d'imaginer, dans la perspective psychanalytique, des relations de ce type, force est de supposer que le relation au lecteur de texte théorique est, comme les autres, une relation où se nouent de manière inextricable des sentiments complexes.

La contestation de ces trois évidences (le théoricien chercherait à théoriser et à se faire comprendre d'un lecteur envers lequel il serait bien disposé) permet de se faire une idée plus juste des enjeux inconscients attachés à l'acte de théorisation et de la contradiction qui lui est inhérente, en tant que la théorie revient à la fois à s'exposer, en parlant de soi de manière indirecte, et à prendre garde de ne pas s'exposer.

En tant qu'activité d'élaboration, la théorie revient à s'exposer. Cette mise en forme du monde, ou d'une partie du monde, qu'est l'activité théorique, met en jeu et en scène, comme toute activité culturelle, un certain nombre de fantasmes, parfois à peine dissimulés. Parmi ces fantasmes, comment ne pas penser au fantasme de toute-puissance, qui a organisé tant de textes théoriques, notamment politiques?

En ce sens, la proximité est grande entre l'activité théorique et le délire et a été relevée par Freud et par nombre de ses successeurs. Dans une perspective freudienne, le délire n'est en effet nullement une production irraisonnée. Il est bien au contraire une tentative pour mettre de l'ordre dans le monde et surtout en soi-même, et il constitue donc une forme de théorisation. Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que toute activité de théorisation puisse être proche de l'activité délirante, et que la frontière soit parfois difficile à saisir entre les deux.

L'analyse de ce premier niveau de l'activité théorique — la théorie comme élaboration — a peut-être conduit à négliger cet autre aspect de la même activité qu'est son énonciation, et donc son allocution. Contrairement à la fantasmatisation privée, l'activité théorique vise à s'adresser aux autres, afin de les convaincre. On peut alors penser qu'un des principes de l'activité théorique va être de protéger, en ne l'exhibant pas trop directement, le noyau fantasmatique sur lequel elle repose. Dès lors on peut faire l'hypothèse qu'un certain nombre de constituants du texte théorique visent, en assurant cette fonction de protection du sujet, à permettre au théoricien de ne pas être compris.

Comprendre cette relation de méfiance à l'Autre ne pourrait cependant suffire et il convient de dégager un niveau plus psychotique, visant là aussi, mais de manière plus archaïque, à se protéger de l'Autre en agressant ses centres vitaux. Je ferais ainsi volontiers l'hypothèse qu'un certain nombre de textes théoriques visent inconsciemment à rendre l'Autre fou, car il n'est de meilleur moyen pour se protéger de sa propre folie que d'expulser vers l'Autre des parts souffrantes de soi.

Tout suggère ainsi la présence active en nous, dès que nous nous mettons à théoriser, de ce qu'il conviendrait de nommer une pulsion d'obscurcissement, que je propose d'appeler pulsion opaque, tendant à permettre au texte théorique d'exercer et de maintenir sa fonction de protection. Cette pulsion donne lieu à un certain nombre de mécanismes de défense, que l'on voit très bien à l'oeuvre dans l'article de Lacan par les brouillages qu'ils produisent, en supprimant un certain nombre des chaînons qui assureraient au texte une souplesse lui permettant de rencontrer ses lecteurs.

Pour quelles raisons cette pulsion opaque a-t-elle pris une telle importance dans ce texte de Lacan? Indépendamment de cette loi structurelle qui veut que tout texte théorique vise, au moins pour une part, à ne pas être compris, on peut supposer qu'elle obéit à des raisons plus conjoncturelles. On peut ainsi noter que l'obscurité, qui n'est pas systématique chez Lacan contrairement à l'image qui en est donnée, est liée chez lui à la pratique de l'écrit. Certains des séminaires, compréhensibles dans leur version orale, cessent de l'être dès que Lacan, jouant sur la densité, en fait un texte écrit, comme si le passage à l'écrit donnait chez lui libre cours à la pulsion opaque.

Au fil des années, l'obscurité gagne également les textes oraux, et certains des derniers séminaires sont aussi difficiles à comprendre que les textes écrits. On peut penser que le succès, et donc la certitude que tout ce que Lacan disait serait étudié de près, voire un sentiment d'essoufflement de sa créativité théorique, a eu pour effet de l'inciter à se protéger en produisant le plus grand nombre possible d'énoncés ambigus, aptes à déjouer les critiques.

On peut ajouter ici un élément encore plus conjoncturel, qui tient à la revue à laquelle Lacan confie son article. Peut-être impressionné par l'idée d'écrire pour une revue de théorie littéraire, mal à l'aise devant un public virtuel de spécialistes de littérature, tenant par ailleurs à parler à propos du Japon — qu'il ne connaît manifestement guère —, Lacan se sent sans doute plus en danger que dans d'autres lieux d'expression, et donc porté à renforcer les mécanismes de protection que tout texte théorique édifie à des degrés divers afin de ne pas mettre en danger le sujet qu'il représente.


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Comme on le voit avec l'exemple de ce texte de Lacan, les moyens ne manquent pas pour protéger ses idées des agressions de l'extérieur et se prémunir soi-même contre les critiques, et il n'est nullement surprenant que tant d'entre nous y recourent naturellement dans leur pratique de théorisation.

La connaissance des moyens utilisés pour rendre un texte incompréhensible pourrait ouvrir à de nouvelles formes de lecture critique, attentives à étudier les mécanismes d'obscurcissement utilisés par les auteurs. Lecture impliquant de commencer par déplacer les questions que l'on pose au texte théorique, puisqu'à celle, traditionnelle, de savoir ce qu'il signifie se substitue alors cette autre question de savoir quelle relation l'auteur entretient avec son lecteur et dans quelle mesure il tient ou non à être compris de lui.

Tirer toutes les conséquences de cette idée que l'objectif de l'être humain, quand il dialogue avec les autres, n'est nullement de se faire comprendre nous ouvre peut-être aussi des voies inattendues de rencontre avec nos étudiants. Tenter de déjouer cette complexité, c'est en effet essayer de se mettre à leur place, celle où me met ce texte de Lacan quand j'essaie de saisir, bien des années après ma première lecture, ce qu'il a bien voulu dire. Incertitude que je ne saurais mieux exprimer qu'en lui cédant la parole pour terminer:

La lettre n'est-elle pas... littorale plus proprement, soit figurant qu'un domaine tout entier fait pour l'autre frontière, de ce qu'ils sont étrangers, jusqu'à n'être pas réciproques.
Le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu'elle dessine. Et comment la psychanalyse, si justement ce que la lettre dit «à la lettre» par sa bouche, il ne fallait pas le méconnaître, comment pourrait-elle nier qu'il soit, ce trou, — de ce qu'à le combler, elle recoure à y invoquer la jouissance?


Pierre Bayard


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Dernière mise à jour de cette page le 20 Septembre 2013 à 19h28.