Atelier

«C'est ça!». Expérience esthétique et pensée de l'effet, à propos de Barthes

Marielle Macé
Une première version de cet article a d'abord paru dans Con Roland Barthes, alle sorgenti del senso, P. Calefato, S, Petrilli, A. Ponzio dir., Meltemi 2005

Réfléchissant à ce qui fait la singularité de nos expériences les plus signifiantes, qu'elles soient existentielles ou esthétiques, Barthes a forgé une expression désarmante de simplicité: C'est ça! (qu'il nomme aussi le Tilt, le Tel, l'Euréka ou le Satori). C'est ça, c'est tout à fait ça!, voilà pour lui l'expression préférée et le constat que nous arrachent les grandes œuvres ou les mutations de la vie. Cette exclamation est à la fois lumineuse et inglosable, et désigne (tout en le faisant advenir dans le discours et pour le lecteur) un moment de vérité qui repose sur un sentiment de reconnaissance et de répétition existentielle, l'attestation de ce qui, comme le piano de l'enfance et la lumière du Sud Ouest, se prépare «à devenir souvenir»[i].

Cette figure définirait sans peine la pensée de celui que l'on appelé le «dernier Barthes», qui la décline en de multiples directions: aussi bien une théorie de la lecture dans le Plaisir du texte qu'une représentation du ravissement érotique dans Fragments d'un discours amoureux, une façon de se rapporter au réel, une ontologie de la photographie, et un art de mémoire dans La Chambre claire, enfin une pensée des formes dans La Préparation du roman où la relation aux œuvres, en particulier aux romans préférés, se noue étroitement à une éthique du comblement. L'association de ces dimensions culmine en effet dans l'affirmation de l'expérience du roman comme vie à vivre, qui est le fil conducteur des dernières années, et dans la projection de soi-même en romancier. C'est ça! est devenu, par accident, le dernier mot clé de l'œuvre barthésienne, une figure modeste sur laquelle débouche tout un désir d'écrivain.

Ce n'est pas un nom de concept, comme la plupart des notions forgées par Barthes, qui allaient souvent par deux dans une sorte de fatalité structurale, mais une exclamation, qui transforme l'idée en événement affectant le sujet parlant; c'est par conséquent une figure habitable et non une notion susceptible d'être systématisée ou réappliquée; en cela elle incarne bien le type de savoir produit par l'essai. Si ce n'est pas un nom de concept, c'est pourtant une idée précise, en particulier parce qu'elle condense une série de lectures. L'invention du C'est ça! dépend en effet directement de la réaffiliation de Barthes à trois de ses pères, qui sont, comme il l'explique dans une célèbre conférence de 1978, objets d'identification et non de comparaison[ii] («Jamais un philosophe ne fut mon guide»[iii], précisera-t-il d'ailleurs dans la Vita Nova): Nietzsche, Sartre, et Proust. De Nietzsche, Barthes retient la notion d'«affirmation» comme modalité de l'être et protestation de singularité de l'individu; de Sartre, d'une phénoménologie française revue et corrigée, le souci d'une projection vers le réel, signé par l'emploi du déictique «ça» et revendiqué dans La Chambre claire; de Proust surtout, le plaisir de toucher au vrai par l'expansion d'un objet minuscule, la figure temporelle et morale de la réminiscence, et l'identification de la Littérature comme lieu de vérité, vérité désuète et anachronique, vérité «de ce qui va mourir» et dont il faut se souvenir. Proust enseigne que le réel est à son comble dans la mémoire, que l'acheminement vers la vérité et la conscience du passé sont une seule et même expérience. La reconnaissance cristallisée dans le C'est ça! recouvre de la même façon deux gestes: retrouver un objet qui a déjà été connu, s'en souvenir; et acquiescer à l'identité de l'objet comme tel, «tel quel» dirait Valéry. Le C'est ça! comme la réminiscence proustienne réunit le sentiment de reconnaître le réel, et l'assentiment à la nécessité d'une œuvre, évidence qui, précise Barthes, «nous libère du scepticisme», et qui a constitué pour lui le cœur du projet de mutation existentielle de la Vita nova, le désir de conversion au roman.

Peu à peu, on va le voir, une série de mots clés, de mots préférés se sont imposés, lexique personnel inlassablement mobilisé, qui qualifie indifféremment la littérature et l'existence, c'est-à-dire la littérature comme vie à vivre et la vie comme incidents à écrire, dans une réversibilité tout entière héritée de Proust et enfin prise au sérieux.

Une phénoménologie de la lecture

C'est ça! Voilà les termes qui, dans Le Plaisir du texte, définissent en premier lieu les effets de la lecture, de la lecture conçue comme événement. Il s'agit d'abord pour Barthes de congédier le jugement au profit de l'expérience, c'est-à-dire d'une phénoménologie du rapport à l'œuvre: «Si j'accepte de juger un texte selon le plaisir, je ne puis me laisser aller à dire: celui-ci est bon, celui-là est mauvais. […] Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible, prêt à entrer dans un jeu de prédicats normatifs: c'est trop ceci, ce n'est pas assez cela; le texte (il en est de même pour la voix qui chante), ne peut m'arracher que ce jugement, nullement adjectif: c'est ça!»[iv]. On en trouvera l'écho dans «Le grain de la voix», en 1972: «Est-ce que nous sommes condamnés à l'adjectif? Est-ce que nous sommes acculés à ce dilemme: le prédicable ou l'ineffable?»[v]

Barthes configure dans Le Plaisir du texte tout un imaginaire de la lecture. La lecture est représentée comme expérience: ni immersion, ni interactivité, comme la définiraient volontiers les théories actuelles de la littérature, elle est pensée selon le modèle éthique de la rencontre et de la reconnaissance, où l'œuvre d'art est avant tout considérée, à la manière phénoménologique, comme un objet et non comme un processus de communication: «Le texte, précise Barthes, n'est jamais un “dialogue”»[vi]. Cette expérience est existentielle. Le lecteur se sent requis, appelé par le livre: «Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu'il me désire. Cette preuve existe: c'est l'écriture»[vii], exactement comme le narrateur proustien, qui, appelé par les objets à reconnaître, se demande au début de son récit: «Que veut-on de moi?».

Cette expériences est associée à un sentiment de l'individuel: Barthes poursuit en effet ce mouvement de reconnaissance en l'affirmation d'une subjectivité: C'est ça! «Et plus encore: c'est cela pour moi!»[viii]. Il précise aussi tôt la valeur de ce «pour-moi», qui n'est pas subjectif, «mais nietzschéen», c'est-à-dire assertif, fondant une pensée de la valeur, du sujet comme affirmation et puissance. Barthes reprendra cette distinction dans «Les sorties du texte», un article consacré à Bataille en 1973: «Le savoir dit de toute chose: “Qu'est-ce que c'est?” […]Mais la valeur, selon le mot d'ordre nietzschéen, prolonge la question: qu'est-ce que c'est pour moi?»[ix]. Non seulement en effet nous reconnaissons quelque chose en lisant, mais il nous semble reconnaître ce qui nous est propre – en quoi la lecture nous comble. Le C'est ça! survient lorsque le texte requiert du lecteur un mouvement projectif, l'inscription de sa propre identité; pour Barthes, il intervient à l'occasion des œuvres préférées: car ce «pour moi» est aussi proustien (c'est le point d'accroche des scènes de mémoire involontaire), et phénoménologique (c'est évidemment un mot sartrien, un mot du Sartre essayiste dont l'écriture a «incendié» Barthes).

Ce «plaisir», comblement et non jouissance, («Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture»[x]), «joie» des scènes proustiennes de mémoire involontaire, intervient à l'occasion d'une esthétique du détail. Ainsi de la lecture de Flaubert: «Je lis dans Bouvard et Pécuchet cette phrase, qui me fait plaisir: “Des nappes, des draps, des serviettes pendaient verticalement, attachés par des fiches de bois à des cordes tendues”. Je goûte ici un excès de précision, une sorte d'exactitude maniaque du langage, une folie de description»[xi]. Le détail, de ce point de vue, est aussi très précisément ce qui s'apprête «à devenir souvenir».

Pensé comme mouvement de projection dans les détails, le C'est ça! débouche que la question du réalisme, non du réalisme comme agencement sémiotique (c'en était la version structurale, celle de «l'effet de réel»), mais, dans une conversion à la phénoménologie, du réalisme comme attestation du réel, de «l'intraitable» du réel: «Lorsque, dans un débat, quelqu'un représente quelque chose à son interlocuteur, il ne fait qu'alléguer le dernier état de la réalité, l'intraitable qui est en elle. De même, peut-être, le romancier en citant, en nommant, en notifiant la nourriture (en la traitant comme notable), impose-t-il au lecteur le dernier état de la matière, ce qui, en elle, ne peut être dépassé, reculé. […] C'est cela!. Ce cri ne doit pas être entendu comme une illumination de l'intelligence, mais comme la limite même de la nomination, de l'imagination»[xii], l'«entêtement de la chose (l'orange, le rhum) à être là»[xiii]. Remarquons que les exemples donnés par Barthes, d'abord le linge puis l'orange, sont les exemples préférés, mobilisés à plusieurs reprises dans l'œuvre; le linge reviendra dans Sade Fourier Loyola puis dans La Chambre claire, comme objet d'«enchantement» («Dans la lingère, c'est le linge qui m'enchante…»), et l'orange dans Roland Barthes par lui-même et dans les Fragments d'un discours amoureux, détail poignant de la passion de Werther.

Si le C'est ça! est ainsi lié au bonheur du détail, c'est aussi qu'il exprime un rythme de la lecture, celui des rimes en prose, du souffle, et pour ainsi dire du tempo différentiel de l'expérience romanesque: «nous ne lisons pas tout avec la même intensité de lecture; un rythme s'établit, désinvolte, peu respectueux à l'égard de l'intégrité du texte […](Bonheur de Proust: d'une lecture à l'autre, on ne saute jamais les mêmes passages)»[xiv]; Barthes décrit comme une sorte d'aventure la temporalité de sa lecture: «je cours, je saute, je lève la tête, je replonge»[xv]. Ce thème rythmique était déjà apparu dans «Ecrire la lecture», en 1966, lorsque Barthes commentait l'entreprise de S/Z: «Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d'idées, d'excitations, d'associations? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête? / C'est cette lecture-là, à la fois irrespectueuse, puisqu'elle coupe le texte, et éprise, puisqu'elle y revient et s'en nourrit, que j'ai essayé d'écrire»[xvi].

En cela, l'exclamation C'est ça! détermine également un moment d'arrêt du commentaire, au profit du retentissement, c'est-à-dire, plus profondément encore, du sentiment apodictique du vrai: «Sur le plaisir du texte, nulle “thèse” n'est possible; à peine une inspection (une introspection), qui tourne court»[xvii]. On échoue toujours à parler de ce que l'on aime, comme l'écrira Barthes au sujet de l'enchantement de Stendhal pour l'Italie, dans l'un des derniers textes. Ce silence herméneutique, «nullement adjectif», c'est toute la force de l'exclamation. Le lecteur n'évalue pas, ne qualifie pas, il prend acte d'une vérité portée par la littérature, perçue à son état de justesse et de nécessité maximales, c'est-à-dire d'exemplarité; il reconnaît une forme nécessaire, et l'associe à un passé. Barthes éprouve en effet la vérité de ce qu'il lit comme vérité ancienne, qui ouvre une profondeur mémorielle dans l'expérience esthétique; cette vérité à l'état de passé lui vient évidemment du modèle proustien. «Proust, c'est ce qui me vient, ce n'est pas ce que j'appelle; ce n'est pas une “autorité”; simplement un souvenir circulaire»[xviii].

Dans cette expérience existentielle que devient l'activité de lecture, la vie est confiée à la littérature: «le livre fait le sens, le sens fait la vie»[xix]. L'horizon du roman, tel que Barthes en fait l'expérience, est justement de mettre en évidence ce que Proust appelle «le romanesque vrai», c'est-à-dire l'identité – contre la doxa anti-bovaryste ou anti-quichottienne – du roman et de la vie. Proust emploie d'ailleurs, et c'est fondamental, cette expression de «romanesque vrai» à propos des scènes de reconnaissance, scènes dont il fait le paradigme de l'expérience esthétique, et dont il module plusieurs scénarios tout au long de la Recherche: celui de la reconnaissance comblée (la scène de la madeleine), qui se dit toujours sur le mode exclamatif, moment de vérité et de joie où se retrouve entièrement l'imaginaire barthésien de la lecture, celui de la reconnaissance troublée (le «bal de têtes» où s'articulent, on s'en souvient, le désir de retrouver quelques visages et l'accès à la conscience douloureuse du temps et de la mortalité, que l'on retrouvera en fait dans La Chambre claire), celui enfin de la reconnaissance manquée (l'évanouissement par intermittence des arbres d'Hudimesnil), où le sujet reste en deçà de ce qui le requiert, sans cesser pourtant de consentir à cet appel. Le roman proustien est le roman de la reconnaissance elle-même, le roman du retour et de l'exclamation; c'est peut-être à ce titre qu'il est pour Barthes le modèle de la relation esthétique: le critique a d'ailleurs mis l'accent de façon très explicite sur cette dimension dans «Une idée de recherche», en 1971, lorsqu'il décrit la structure fondamentale du roman proustien: «c'est l'émerveillement d'un retour, d'une jonction, d'une retrouvaille»[xx].

Dans cette pensée tout ensemble phénoménologique et proustienne de la lecture, plusieurs aspects se conjuguent: une dimension esthétique où l'évidence prend la place du jugement, une dimension pathétique (le fait d'être affecté par une réalité), et une dimension identitaire: le lecteur sent qu'il y a quelque chose à reconnaître dans le livre, que lui-même est attendu (que veut-on de moi?), et c'est pourquoi il offre sa propre identité à l'enquête. Ce scénario existentiel, nous allons le retrouver à l'identique, mais toujours plus gravement, dans Fragments d'un discours amoureux, La Chambre claire, et La Préparation du roman.

Le modèle du «oui» nietzschéen

Avec Fragments d'un discours amoureux, le C'est ça! acquiert une dimension toujours plus existentielle et dévoile à quel point la vie se modèle sur la littérature. Car ce qui définissait le plaisir de lecture dit ici le comblement amoureux. Le discours de l'amant est présenté comme le lieu d'une Affirmation, ce que Barthes appelle «l'explosion du oui nietzschéen»[xxi], qui est une «affirmation de l'affirmation»[xxii]. L'affirmation de l'amour est tout ensemble «l'intraitable», comme il sera dit de la réalité dans La Chambre claire, et «l'entêtement», comme il sera dit de la littérature dans la LeçonS'entêter, écrira Barthes, veut dire affirmer l'Irréductible de la littérature»[xxiii]).

C'est surtout un acquiescement, contenu dans le mot «Tel», qui reparaît sans cesse pour qualifier l'objet de l'amour, où l'on retrouve la haine de «l'adjectif», du prédicat, du descriptif qui croit enclore la chose, présente dans Le Plaisir du texte: «le sujet amoureux rêve d'une sagesse qui lui ferait prendre l'autre tel qu'il est, exonéré de tout adjectif»[xxiv]. Cela donne lieu, à nouveau, à une description d'inspiration phénoménologique: «je vois que l'autre persévère en lui-même; il est lui-même cette persévérance, à quoi je me heurte»[xxv]; et, ajoute un Barthes dont le lexique préféré semble circuler entre les espaces poreux de l'amour et de la littérature, «l'autre est entêté»[xxvi]. C'est ici que le discours amoureux offre des variations explicites autour du C'est ça!: «tu es ainsi, précisément ainsi». Ce que Le Plaisir du texte décrivait comme une joie devient ici comblement, satisfaction, satiété: «En réalité, peu m'importent mes chances d'être réellement comblé (je veux bien qu'elles soient nulles). Seule brille, indestructible, la volonté de comblement»[xxvii].

Un tel acquiescement, dont on perçoit toute la force morale, est aussi l'amorce d'un art de mémoire, et même d'un fantasme de résurrection: «En te désignant comme tel, je te fais échapper à la mort du classement, je t'enlève à l'Autre, au langage, je te veux immortel»[xxviii]. L'objet de l'affirmation amoureuse incarne le désir d'une deuxième fois, des retrouvailles, de la reconnaissance; c'est la version érotique de l'«encore une fois» d'Adorno, qui faisait de ce désir d'une réitération la marque résolue des arrière-gardes: «j'affirme la première rencontre dans sa différence, je veux son retour, non sa répétition. Je dis à l'autre […]: Recommençons»[xxix]. Cette attente du retentissement, mode fondamental de la conscience affective, précise Barthes, «c'est le règne de la mémoire»[xxx]. Comme le bonheur amoureux, la littérature habite Barthes à l'exacte façon (à la fois lumineuse, désuète et mélancolique), d'un souvenir.

Les réflexions barthésiennes sur la solitude et l'anachronisme du discours amoureux, qu'il faut continuer de tenir pour l'arracher à la péremption, sont contemporaines des premières réflexions sur la photographie, c'est-à-dire aussi de l'insistance de la méditation sur la mort; c'est ce qui apparaît dans un article précisément intitulé «Tels», en 1977, et qui porte sur les photographies d'Avedon, toutes des portraits: «Voici, par exemple, tout ce que je lis dans une photographie d'Avedon, […]: tout d'abord, le vrai, la vérité, la sensation de vérité, l'exclamation de vérité (“comme c'est vrai!”), […] ensuite encore le passé, ce qui a été capté, ne peut plus revenir, ne peut plus être touché»[xxxi]. Le scénario tragique de La Chambre claire est déjà présent tout entier.

Une éthique de la mémoire

Avec La Chambre claire, la reconnaissance sera en effet prise bien plus au grave, non plus comme comblement mais comme effort désespéré (dans un récit fortement proustien) pour retrouver «ce qui est déjà mort». Dans un entretien Barthes a d'ailleurs précisé que, si la première partie du livre pouvait être sous-titrée «Plaisir de l'image» à l'instar du Plaisir du texte, la deuxième s'en détachait nettement.

Le livre est donné en hommage à L'Imaginaire de Sartre, c'est-à-dire à la phénoménologie, qui lui prête, dit-il, «un peu de son projet et un peu de son langage»[xxxii]. Ce lexique que Barthes emploie depuis déjà plusieurs années (il parlait par exemple dans Roland Barthes par lui-même de «la coïncidence», ou de «l'être-là») est ici réaccroché d'un coup, dans un geste véritablement filial, à l'œuvre de Sartre. «Un peu de son projet et un peu de son langage». Barthes dévoile en effet dans La Chambre claire ce que le C'est ça! doit au lexique de la phénoménologie. Dès la première page, la photographie apparaît comme l'art des déictiques: «le Tel», «la Tuché, l'Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expression infatigable, […] legeste enfantin du petit enfant qui désigne quelque chose du doigt et dit: Ta, Da, Ça!»[xxxiii]. On retrouve à la fois le Tel et l'entêtement: «Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste; elle dit: ça, c'est ça, c'est tel! mais ne dit rien d'autre», rien que «cet entêtement du Référent à être toujours là»[xxxiv].

Mais l'entreprise emprunte aussi au «projet» de la phénoménologie, cette «audace de témoigner pour le sensible», comme l'a nommée Milner. Le mouvement de pensée mis en œuvre par l'essai est tout entier modelé sur l'intentionnalité phénoménologique: le visage est pris comme paradigme de la perception esthétique, et aboutit, on s'en souvient, à la récusation du langage, «par nature fictionnel»[xxxv], le langage qui se rend incapable d'authentification; l'attention à l'expérience esthétique plutôt qu'aux structures de la perception, qu'incarnerait à soi seul le passage de la première à la deuxième partie, est elle aussi phénoménologique; tout comme la façon de se rapporter au réel, la pensée du détail, la théorie de la référence (qui avant cela serait apparue comme un gros mot dans le discours du sémiologue); phénoménologique, surtout, l'affirmation du sujet comme mesure du savoir, où l'on retrouve l'articulation étonnante, d'ailleurs propre à Barthes, du nietzschéisme et des philosophies de l'intentionnalité: mieux valait, explique-t-il, «tenter de faire de “l'antique souveraineté du moi” […] un principe heuristique. Je résous donc de prendre pour départ de ma recherche à peine quelques photos, celles dont j'étais sûr qu'elles existaient pour moi»[xxxvi].

Intégré à un art de mémoire et aux enjeux d'un récit pathétique, le C'est ça! draine désormais tout le thème de la mutation, de la conversion, de l'ébranlement qui sera au cœur de la Vita Nova. Cet ébranlement, certes, est d'abord pensé pudiquement selon l'esthétique du détail: «Un détail emporte toute ma lecture; c'est une mutation vive de mon intérêt, une fulguration. Par la marque de ce quelque chose, la photo n'est plus quelconque. Ce quelque chose a fait tilt, il a provoqué en moi un petit ébranlement»[xxxvii]. Le célèbre Punctum, de ce point de vue, n'est peut-être qu'un cas particulier du plus vaste C'est ça!, modalité plus générale de la blessure et de notation où, explique Barthes, se rapprochent la photographie et le Haïku.

Mais, dans la suite du texte, l'ébranlement et la rupture, sont affrontés dans toute leur dimension existentielle. Le C'est ça ne désignera plus la surprise de la répétition ou du retour, mais un effort tragique de mémoire volontaire: il s'agit pour Barthes de «retrouver» sa mère; et c'est ici qu'intervient longuement le thème moral, tragique et aristotélicien, de la reconnaissance: «Et voici que commençait à naître la question essentielle: est-ce que je la reconnaissais[xxxviii] Barthes décompose en une longue fable de l'acheminement ce qui devrait faire l'objet, comblant, d'un seul événement d'anagnoresis; car il retrouve d'abord sa mère par fragments et par approximations: «Je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La photographie m'obligeait ainsi à un travail douloureux; tendu vers l'essence de son identité, je me débattais au milieu d'images partiellement vraies, et donc totalement fausses. Dire, devant telle photo: “c'est presque elle!” m'était plus déchirant que de dire, devant telle autre: “ce n'est pas du tout elle”. Le presque: régime atroce de l'amour, mais aussi statut décevant du rêve»[xxxix]. Ces variations autour du C'est ça! se résolvent au moment précis de la reconnaissance, celui de l'unique photo du Jardin d'Hiver, et l'on retrouve le lexique dont on sait désormais combien il est chargé: «Ainsi parcourais-je les photos de ma mère selon un chemin initiatique qui m'amenait à ce cri, fin de tout langage: “C'est ça!”[…]Ainsi, oui, ainsi, et rien de plus»[xl]; le récit, s'interdisant tout prédicat, ne va plus cesser de se répéter, nullement adjectif, condamné à la réitération de l'acquiescement: «Je la retrouvais enfin telle qu'en elle-même…»[xli], «je me suis écrié: “C'est elle! C'est bien elle! C'est enfin elle!”»[xlii].

Cet effort tragique, effort de la mémoire volontaire qui, comme l'a enseigné Proust, n'est qu'un recommencement de la mort, c'est une certaine phénoménologie qui le permet, une phénoménologie compromise par le deuil, entièrement déplacée par le passage du C'est ça! au Ça a été. Les philosophies de l'intentionalité nous ont habitués à cette inventivité syntaxique, mais Barthes la prend au grave: «Le nom du noème de la Photographie, précise-t-il en une analyse fameuse, serait donc: Ça-a-été»[xliii]. L'expression, entre toutes préférées, comme si Barthes y avait formulé sa vérité une fois pour toutes, est inlassablement répétée dans les pages qui suivent. Je m'épuise, avoue Barthes, à constater que ça a été. L'attestation ne porte plus sur l'objet, sur le tel, mais sur le temps: «L'effet qu'elle produit sur moi n'est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance) mais d'attester que cela que je vois, a bien été»[xliv]. L'image devient «l'authentification même», c'est-à-dire la confusion du réel et du vrai; sa définition imposera une nouvelle modulation du C'est ça!: «Tel serait le “destin” de la Photographie: en me donnant à croire (il est vrai, une fois sur combien?) que j'ai trouvé “la vraie photographie totale”, elle accomplit la confusion inouïe de la réalité (“Cela a été”) et de la vérité (“C'est ça!”[xlv]. La photographie enseigne en quelque sorte que l'affect est garant de l'être: l'émotion exprimée par le C'est ça! est un tribut payé au réel, la formule même de notre responsabilité devant le vrai: la photographie, explique Barthes «devient à la fois constative et exclamative; elle porte l'effigie à ce point fou où l'affect (l'amour, la compassion, le deuil, l'élan, le désir) est garant de l'être. Elle approche alors, effectivement, de la folie, rejoint la “vérité folle”.»

C'est aussi la leçon proustienne, ici dramatisée par son télescopage avec le souvenir de Nietzsche: il n'y a de réel que passé, objet de mémoire et de reconnaissance: «Pour une fois, la photographie me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l'éprouva Proust…»[xlvi].Le scénario de La Chambre claire, on n'a pas manqué de le souligner, est tout entier proustien, récit de la superposition du vrai et du temps, suite d'errances mondaines, de révélations, et de découverte de la vérité dans un visage. On pensera ici à la fascination de Barthes pour les «photographies du monde proustien», de Nadar, qu'il commente au cours de son dernier séminaire, qu'il identifie plus qu'il ne les commente, d'ailleurs, dans un recul frappant à l'égard de la pratique du commentaire.

Car, parallèlement à La Chambre claire se mène en effet l'entreprise du cours, La Préparation au roman, où le deuil tout entier va se confier à la littérature, où l'on va voir, dans un pas au-delà de l'accusation de La Chambre claire, se renouer le fils du langage et de la vie. C'est un véritable moment de conversion dans l'écriture de Barthes, le deuil biographique ouvrant aussi à une mutation d'écriture. Dans la transcription de la Vita Nova, on lit la clé du sauvetage moral de Barthes: «la littérature [doit exister] comme substitut d'amour»[xlvii]. On va voir en effet reverser les modalités tragiques du C'est ça! dans toute une projection, active, d'écrivain.

«L'essence existentielle» de la littérature

Barthes, on le sait, se met pour ce dernier cours dans la situation de celui qui veut écrire un roman, et parcourt ce chemin jusqu'au bord de l'œuvre, en un mouvement volontaire, vers le roman cette fois et non plus vers autrui, en une patiente analyse de tout ce que requiert la conversion à la littérature vécue «sous la figure active de l'œuvre à faire». Il serait facile de replier cette méditation sur un geste moderne et pénible de ressassement de l'œuvre à faire; mais ce que décrit Barthes est ici plus simple et plus vrai: c'est une existence vécue selon la littérature. Le dernier cours est en effet l'occasion de ressaisir une vie entière de pensée, en retraduisant et en simplifiant toute une série de concepts: l'effet de réel, le haïku, la place du sujet, l'individuation, la nuance, l'instant, le neutre… Tout cela est reparcouru, dé-théorisé et unifié dans la perspective d'une vie-œuvre.

C'est une question technique qui fait le point de départ du Cours: celle de l'expérience des genres, en l'occurrence de notre façon de nous rapporter au roman La perception générique est présentée comme une épreuve de reconnaissance, et le C'est ça! va devenir la modalité même du romanesque, cette modalité où, comme l'explique Barthes en une expression décisive, où l'on retrouve les termes mêmes de la fascination photographique, mais cette fois mis au crédit du langage, «la forme […] fait toucher la vérité»[xlviii].

Pourquoi parler de reconnaissance dans ce désir d'écrire un roman? C'est que le fantasme de roman part explicitement de quelques œuvres réelles (Proust, Flaubert, Kafka), et qu'il s'agit pour Barthes de se mettre en situation de produire ce mémorable qui l'habite, en effet, «comme un souvenir». Le désir d'écrire naît de la lecture, celle des romans porteurs de plaisir, ceux qui ont suscité le C'est ça! C'est le cœur du romanesque: l'antériorité de la lecture sur la vie, la pression temporelle de Paul et Virginie sur les amours d'Emma. L'écrivain, aux yeux de Barthes, est mu par la force de cette rétrospection, par le souvenir des œuvres qui comblent le genre. C'est pourquoi Barthes ne se soucie pas d'une «essence scientifique» du Roman, mais de son «essence existentielle», et précise que cette essence «correspond au cri: “C'est ça!”»[xlix], qui dégage un sentiment de nécessité. Il s'agit d'un mouvement de reconnaissance de l'œuvre dans sa déchirante particularité, qui la désigne comme exemplaire, comme comble de littérature.

La mutation est l'objet de la première année du cours. La rupture absolue qu'est le deuil, et qui nourrit de façon contemporaine l'écriture de La Chambre claire, se confie ici à la littérature. Barthes s'identifie à Dante (comme il l'avait déjà fait dans la conférence du Collège de France), à Dante parvenu au «milieu de la vie», dans «une sorte de prise de conscience “totale”», au moment – il n'y en a qu'un – «où l'on découvre la mort comme réelle»; ce moment impose la nécessité de «changer», et ce changement apparaît bientôt comme un «fantasme d'écriture». Le 15 avril 1978 est ce point de rupture de la vie de Barthes, qui marque le début de la Vita Nova, moment, précise-t-il, de ravissement, d'éblouissement, de satori, de tilt: il s'agira désormais de faire passer le désir à la littérature. L e sentiment de l'urgence de la mort n'a rien ici d'une fiction, chaque mot est en effet pesé comme le dernier: Barthes se conçoit désormais dans la deuxième partie de sa propre vie, et place son écriture sous le signe de cette solennité:il s'agit de regarder en face l'usage du Temps avant la Mort, c'est-à-dire d'acquiescer au réel et de «seconder le monde» comme dit Kafka, cité un peu plus bas. Car, explique Barthes en des termes identiques à ceux de La Chambre claire, peut-être «l'essence» (le C'est ça!) des choses apparaît-elle quand elles vont mourir.

Le roman va donc se faire avec de la vie, avec ce que le romancier retient de sa propre existence: il s'agit de «prendre des notes à même la vie»[l]; toute la première partie du cours, qui va explicitement de la vie à l'œuvre, se construira donc sur la question de la Notation ou du marquage, qui consiste à recueillir tout ce qui dans la vie fait incident et provoque le C'est ça!. Il n'est pas indifférent de remarquer que Barthes conçoit ce cheminement comme une façon de réasserter la possibilité du réalisme: «Considérer comme possible (non dérisoire) une pratique de notation, c'est accepter déjà comme possible un retour (en spirale) du réalisme littéraire»; la littérature n'est pas condamnée à l'inauthenticité. Ce qui explique que la quasi-totalité de ce cours sur le roman soit consacré au Haïku, perçu comme l'essence même du notable.

Le notable, en effet, c'est ce qui est doté d'une fama, ce qui existe à titre mémorable, la conjonction d'une vérité et d'une forme dont on se souviendra, que l'on reconnaîtra, qui fera «tilt»; autrement dit, et pour entendre encore une fois cette expression exemplaire de «Piano-souvenir»: la fabrique du mémorable, ce qui se prépare «à devenir souvenir», le cheminement de la vie à une forme. Le notable provoque l'enchantement, «des sortes d'attestations» qui engagent au même silence herméneutique que le Tel de l'objet photographique: un «commentaire en blanc», «une paix sensuelle». La notabilité recueillie par le haïku est explicitement rapporté à Proust, dans une sorte de circularité des affections mémorielles: «Le haïku serait produit par l'éblouissement d'une Mémoire personnelle involontaire (non: remémoration appliquée, systématique): il décrit le souvenir inattendu, total, éblouissant, heureux – et bien sûr, produit chez le lecteur ce même souvenir qui l'a produit»[li]. Le Tel, le tilt, le satori du notable est ce «quelque chose qui est restitué par la notation en produisant un effet de “C'est ça!”»[lii]. Le nom du concept a été trouvé, les mots préférés (ceux d'une vérité bonne à vivre) ont été prononcés, Barthes désormais ne va cesser de le décliner, et je passe sur la force de toutes ces occurrences, qui réembrassent l'ensemble du parcours passé et reportent au crédit de la littérature (institution et patrimoine, contrairement au Texte) l'émotion amoureuse et maternelle, l'assomption du vrai: «Car la littérature, note Barthes, dans ses moments parfaits (l'eidétique de la littérature), tend à faire dire “C'est ça, c'est tout à fait ça!” (cf. infra su le «moment de vérité») ≠ l'Interprétation fait dire: “Ce n'est pas tout à fait ça”; ce que vous lisez n'est pas ce qui est: ce qui est a une ombre dont je vais faire l'objet de mon discours»[liii].

Barthes n'abandonne pas, à cette occasion, la profondeur du thème temporel: le Tilt, c'est-à-dire le C'est ça! est un «instant qui a vocation de Trésor», il se prépare à devenir mémoire, il nous murmure, comme le piano et les cartons de Bayonne: «Demain, le souvenir»[liv]. Le notable, de ce point de vue, c'est «le concret mémorable»[lv], la naissance de la forme comme vérité nécessaire, le souvenir comme modalité esthétique: «Ce que la Mémoire doit préserver, ce n'est pas la chose, c'est son retour, car ce retour a déjà quelque chose d'une forme – d'une Phrase»[lvi].

Barthes ici reprend en écharpe les notions préférées, déjà anciennes: l'incident, le romanesque, le plaisir, le lieu commun, l'effet de réel surtout, mais surtout il les réintègre à un vaste scénario proustien de la révélation d'existence. C'est une retraduction étonnante, presque un désaveu annulant plusieurs années de travaux en une palinodie plus vaste encore que celle de la deuxième partie de La Chambre claire, ou, si l'on veut, quelque chose comme une pacification énergique de l'ancien outillage sémiologique; par exemple: «J'entends par “effet de réel” l'évanouissement du langage au profit d'une certitude de réalité»[lvii]; ce qui était tenu pour la forme même de l'illusion référentielle est devenu, retourné comme un gant, un acquiescement au réel, et un acheminement vers le vrai, vers ce que Barthes nomme successivement la quiddité, la «whatness» de Joyce, «la vérité de l'affect» proustien, toujours le C'est ça!. Jean-Claude Milner a récemment figuré Barthes en second Ulysse, revenu dans un nostos odysséen sur son siècle tout entier, reparcourant les voies structurales ou phénoménologiques de son propre temps intellectuel… pour aller à rebours et à contretemps jusqu'à Platon, congédier tout attribut et sortir de la caverne, dans une ultime philosophie «du chagrin»[lviii]. Sortir de la caverne et de ses théâtres d'ombres en effet, car le fait de lecture est entièrement retraduit comme la «conjonction d'une émotion […] et d'une évidence qui imprime en nous la certitude que ce que nous lisons est la vérité (a été la vérité)», et une vérité qui m'arrive à moi, «sujet au premier degré»[lix].

La deuxième année de ce Cours s'intitule «L'œuvre comme volonté», et construit une sorte d'anthropologie spéculative de l'écrivain, repérant les obstacles, les décisions et les renoncements que suppose le passage à l'œuvre. Cette deuxième partie s'épuise, en quelque sorte, à projeter l'œuvre comme essentielle. Après les épreuves (le doute, la patience), vient «Finalement, la Nécessité de l'œuvre»; elle est définie comme une «conclusion d'existence, certitude que cela est», un «constat» toujours rapporté à Proust. C'est la conversion de l'émotion en trouvaille, la transformation des crises existentielles en décision d'écriture; c'est par exemple le mouvement d'acquiescement des romanciers à un système de noms propres: C'est ça!, «Euréka, elle s'appellera Madame Bovary!», et qui fait dire à Barthes, selon l'expression qu'il a prêtée à un Proust inventant son onomastique romanesque: «Ça prend».

L'œuvre comme volonté: le modèle est encore nietzschéen, c'est la forme du «oui» qui s'appuie sur tout ce qui vient d'être repéré comme comble d'affect: la Rencontre avec le chef-d'œuvre, c'est-à-dire la reconnaissance de son exemplarité dans la lecture, est désormais traduite en espoir d'écrire; Barthes en dresse le schéma existentiel, et cite à ce propos Balzac: «L'espoir est une mémoire qui désire»[lx]. Ecrire vient de lire, précise-t-il, il s'agit de décoller de l'identification imaginaire à un auteur aimé (à l'écrivain préféré à dire vrai, c'est-à-dire à Proust) pour faire surgir non ce qui est différent de lui, mais ce qui est différent de moi. Barthes essaie de rassembler tout son parcours de sujet affecté pour le convertir en énergie d'écriture: «assumer une perte, un deuil, explique-t-il, c'est le transformer en autre chose»[lxi].

Un deuil? Dans La Préparation au roman, c'est en fait la littérature qui meurt: l'amour du passé, la recherche du comblement dans l'expérience de la reconnaissance recouvrent une défense de la désuétude, de l'inactualité, d'un «certain archaïsme de la littérature»[lxii]. La littérature meurt, qu'est-ce à dire? demande Barthes. Qu'elle s'apprête à devenir souvenir, qu'elle passe sous nos yeux à l'inactualité ou à la mémoire, mais aussi qu'il faut regarder le fantôme en face, à partir de la pratique; «ce désir de la littérature peut être d'autant plus aigu, plus vivant, d'autant plus présent que je puis précisément sentir la littérature entrain de dépérir, de s'abolir: dans ce cas, je l'aime d'un amour pénétrant, bouleversant même, comme on aime et on entour de ses bras quelque chose qui va mourir»[lxiii]. Il est saisissant de retrouver telle quelle cette expression déchirante de l'avant-dernier paragraphe de La Chambre claire: la formule du deuil filial se retrouve pudiquement à l'identique sous le besoin d'une consolation par la littérature. Revenant sur le désir de satiété formulé par le C'est ça! à la toute fin de La Préparation au roman, Barthes se demande d'ailleurs: qu'est-ce qui me comblerait? et répond: «une œuvre simple», et «filiale»[lxiv].

C'est par une méditation sur le comblement amoureux, maternel, littéraire que l'œuvre de Barthes s'est accidentellement refermée. Cette union d'un mouvement existentiel, c'est-à-dire vital, et d'une projection dans l'univers des œuvres dit à quel point la vie de Barthes s'est confiée à la littérature; c'est la leçon du romanesque quand il est, comme chez Proust, à son comble. Confondant «vérité et identité dans une émotion unique»[lxv], faisant advenir une certitude dont notre émotion est le seul garant, répercutant en nous la vacillation identitaire qu'elle suppose[lxvi], la reconnaissance cristallisée par le C'est ça! incarne «le ressort même de la littérature»[lxvii] à laquelle le désir se confie tout entier, pour ne plus avoir à choisir ou à renoncer, pour enfin vivre et écrire simultanément. Barthes, au terme d'une lettre, en faisait l'aveu: «je vis selon la littérature, j'essaie de vivre selon les nuances que m'apprend la littérature»[lxviii].




[i] Roland Barthes, Œuvres complètes, éd. Eric Marty, Paris, Seuil, 1993-1995, III, «Piano-souvenir», p. 1206.

[ii]

Id., «Longtemps je me suis couché de bonne heure», p. 827: «en disposant sur une même ligne Proust et moi-même, je ne signifie nullement que je me compare à ce grand écrivain, mais d'une manière tout à fait différente, que je m'identifie à lui: confusion de pratique, non de valeur».

[iii]

Id., Vita Nova, p. 1302.

[iv]

Id., Œuvres complètes, II, Le Plaisir du texte, p. 1500.

[v]

Ibid., p. 1436-1437.

[vi]

Ibid., p. 1501.

[vii]

Ibid., p. 1496.

[viii]

Ibid., p. 1500.

[ix]

Ibid., p. 1620.

[x]

Ibid., p. 1501.

[xi]

Ibid., p. 1507.

[xii]

Ibid., p. 1517.

[xiii]

Ibid., p. 1518.

[xiv]

Ibid., p. 1499.

[xv]

Ibid.

[xvi]

Id., Œuvres complètes, II, «Ecrire la lecture», p. 961.

[xvii]

Id., Œuvres complètes, II, Le Plaisir du texte, p. 1511.

[xviii]

Ibid., p. 1512.

[xix]

Ibid.

[xx]

Id., Œuvres complètes, II, «Une idée de recherche», p. 1221.

[xxi]

Id., Œuvres complètes, III, Fragments d'un discours amoureux, p. 477.

[xxii]

Ibid., p. 479.

[xxiii]

Id., Œuvres complètes, III, Leçon, p. 807.

[xxiv]

Id., Œuvres complètes, III, Fragments d'un discours amoureux, p. 665.

[xxv]

Ibid.

[xxvi]

Ibid., p. 666.

[xxvii]

Ibid., p. 511.

[xxviii]

Ibid., p. 666.

[xxix]

Ibid., p. 481.

[xxx]

Ibid., p. 643.

[xxxi]

Id., Œuvres complètes, III, «Tels», p. 691-692.

[xxxii]

Id., Œuvres complètes, III, La Chambre claire, p. 1121.

[xxxiii]

Ibid., p. 1112.

[xxxiv]

Ibid., p. 1113.

[xxxv]

Ibid., p. 1169.

[xxxvi]

Ibid., p. 1114.

[xxxvii]

Ibid., p. 1142.

[xxxviii]

Ibid., p. 1156.

[xxxix]

Ibid., p. 1156-1157.

[xl]

Ibid., p. 1184.

[xli]

Ibid., p. 1160.

[xlii]

Ibid., p. 1178.

[xliii]

Ibid., p. 1163.

[xliv]

Ibid., p. 1166.

[xlv]

Ibid., p. 1188.

[xlvi]

Ibid., p. 1158.

[xlvii]

Id., Œuvres complètes, III, Vita Nova, p. 1300.

[xlviii]

Id., La Préparation du roman, Paris, Seuil, coll. «Traces écrites», 2004, p. 56.

[xlix]

Ibid., p. 38-39.

[l]

Ibid., p. 138.

[li]

Ibid., p. 73-74.

[lii]

Ibid., p. 86.

[liii]

Ibid., p. 125.

[liv]

Ibid., p. 86.

[lv]

Ibid., p. 158.

[lvi]

Ibid., p. 139.

[lvii]

Ibid., p. 113.

[lviii] Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Paris, Verdier, 2003.

[lix] Roland Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 156.

[lx]

Ibid., p. 183.

[lxi]

Ibid., p. 377.

[lxii]

Ibid., p. 351.

[lxiii]

Ibid., p. 353.

[lxiv]

Ibid., p. 378.

[lxv]

Id., Œuvres complètes, III, La Chambre claire, p. 1164.

[lxvi] Michel Murat commente en ces termes quelques scènes de reconnaissance stendhalienne, dans «Reconnaissance au romanesque», Le Romanesque, Gilles Declercq & Michel Murat (éds.), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004.

[lxvii] Roland Barthes, Œuvres complètes, III, «Longtemps je me suis couché de bonne heure», p. 827.

[lxviii]

Id., Œuvres complètes, III, «Fragments pour H», p. 1298.



Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Février 2008 à 15h28.