Atelier



Michel Jarrety, Université Paris IV-Sorbonne



Les contestations que la réforme de 1902 avait suscitées ne se sont pas éteintes après la Première Guerre, loin s'en faut, puisque l'on verra par exemple le Sénat, le 8 décembre 1931, imposer aux futurs étudiants en médecine — décision aussitôt annulée par la Chambre — d'être titulaires d'un baccalauréat latin-grec. Mais la remise en cause la plus importante reste certainement attachée au nom de Léon Bérard qui,dès sa nomination comme Ministre de l'Instruction publique de Briand, le16 janvier 1921, songe à une nouvelle réforme que sa longévité ministérielle — il reste présent plus de trois ans rue de Grenelle où Poincaré le reconduit quand lui-même succède à Briand le 15 janvier 1922 — va lui permettre de conduire jusqu'au décret du 3 mai 1923, au vote positif de la Chambre dans la nuit du 11 juillet, et aux arrêtés du 3 aoûtsuivant ; mais cette longévité va lui permettre aussi de faire précéder sa décision de nombreuses discussions, tant à la Chambre qu'au Conseil Supérieur de l'Instruction publique auquel il soumet une série de questions écrites dès le mois de juin 1921, et c'est l'ampleur de ce débat dont la presse se fait amplement l'écho qui aujourd'hui, pour nous, fait pour une large part l'intérêt de ce moment un peu oublié de notre histoire culturelle. En 1902, Bergson s'était gardé de toute intervention publique, mais s'était cependant, en privé, montré hostile aux décisions du Ministre Georges Leygues. S'il s'engage au contraire très vivement dans la discussion ouverte par Bérard, c'est qu'il est membre du Conseil Supérieur depuis la fin de 1919, mais c'est surtout qu'il médite un projet personnel de réforme — une réforme, on va le voir, admirable­ment concertée —, et qu'il entend bien faire valoir.

Ce n'est pas le lieu ici de s'attarder à la situation de l'enseignement secondaire au lendemain de la guerre, mais l'insatisfaction que continue d'entraîner la réforme de 1902 se résume pour l'essentiel à trois griefs : on dénonce volontiers la surcharge des programmes, on conteste la séparation entre enseignement classique et moderne qui entraîne une spécialisation trop précoce, — et l'on regrette, bien sûr, l'affaiblissement des langues anciennes. Dès avant que Bérard n'annonce son intention de conduire une réforme, d'assez nombreu­ses voix se sont élevées pour demander le retour massif du latin et du grec[1], et les partisans de ce retour se manifestent ensuite, au Conseil Supérieur où le recteur Paul Appell, mathématicien et beau-père d'un autre mathématicien, Émile Borel, se montre par exemple favorable au latin, tandis que Ferdinand Brunot s'y oppose, mais aussi à la Chambre où le royaliste Léon Daudet, le socialiste Bracke ou encore Marc Sangnier, député du Bloc national, soutiennent les humanités classiques, tandis que, sur l'autre front, l'ancien Ministre Georges Leygues défend bec et ongles sa réforme de 1902. Et cependant, à considérer aujourd'hui ces débats, je serais enclin à dire qu'en dernière instance, si les langues anciennes ouvrent aux discussions les plus passionnées, ces passions ne doivent pas cacher que le véritable enjeu est peut-être plutôt l'association dans une filière unique, ou à l'inverse la dissociation en diverses sections, de l'enseignement littéraire classique et de la formation scientifique. C'est ce qu'affirme clairement Léon Bérard le 15 janvier 1923 devant le Conseil Supérieur de l'Instruc­tion publique: « Un des buts essen­tiels que nous nous soyons pro­posés dans la préparation des projets qui vous sont soumis, a été de réaliser, entre les études littéraires et les études scientifiques, un accord et un équilibre aussi rigou­reux que possible» et, devant la Chambre, il dira fortement quelques semaines plus tard qu' « il n'y a pas aujourd'hui de culture véritable sans une initiation scientifique suffisante pour permettre tout au moins à l'élève de n'être pas un étranger dans le décor même du monde où il est appelé à habiter[2]».

Entre un équilibre, néanmoins, c'est-à-dire une parité reconnue aux sciences et aux lettres, et une simple initiation aux sciences, la différence n'est pas mince, et c'est ce qui nourrira pour une part la contesta­tion. Il demeure que, si le Ministre s'attache à restaurer les langues anciennes, ce qui retient sa réforme d'être réactionnaire, c'est cette conscience qu'il garde de l'exigence scientifique. Léon Brunschvicg sera donc parfaitement fondé à constater que l'on a «égaré l'opinion lorsqu'on lui a laissé croire que le débat consistait avant tout dans une reprise de la vieille querelle entre les anciens et les modernes, querelle aussi dépourvue de portée véritable que d'intérêt actuel» (SMP.89)[3]. Il n'empêche que la réforme du Ministre sera le plus souvent considérée comme une défense et restaura­tion du latin et du grec, et quand Bérard, en 1925, sera candidat à l'Académie française, l'aile droite le soutiendra pour le remercier de les avoir défendues et, contre lui, de justesse, Valéry sera élu grâce au maréchal Foch qui, entre deux tours de scru­tin,s'écriera : «Je me fous des humanités! »

Dans ce débat, Bergson intervient à la fois au Conseil Supérieur de l'Instruction publique et, le 4 novembre 1922, devant l'Académie des Sciences morales et politiques où il ouvre une série d'exposés sur la réforme de l'enseignement secondaire, avant de confier à la Revue de Paris le soin de publier son texte au mois de mai 1923, au moment où s'ouvrent à la Chambre les ultimes débats. Si, au commencement, il a également accepté de se rendre parfois rue de Grenelle pour conseil­ler Bérard ou bien ses collaborateurs, c'est qu'il espère peser le plus possible sur la décision du Ministre qui se montre d'abord enclin à soutenir le projet que Bergson lui propose, avant de pressentir très vite qu'il est bien trop rude pour que le pays l'avalise. Or qu'il soit rude est l'évidence même puisque la réforme que Bergson envisage, pour dire les choses ici d'abord très vite, consiste à ramener les quatre filières du lycée de 1902 à une seule où les sciences et les langues anciennes seraient étudiées à égalité tandis que les langues vivantes conserveraient leur place actuelle, filière qui conduirait bien sûr au baccalauréat, tandis qu'un second enseignement, qui ne mènerait pas au baccalauréat et serait dispensé ailleurs qu'au lycée, serait moderne et plus techni­que, mais cependant littéraire, lui aussi, en même temps que scientifique, et également ouvert aux langues vivantes. L'enjeu est donc ainsi d'offrir, à tous égards, une formation plus exi­geante, et c'est ce que Bérard voudrait bien décider avant de mettre, on va le voir, beau­coup d'eau, un peu trop, dans le vin bergsonien.

Bien que la réforme de Bergson, on le voit, soit globale — lui-même parlera d'un «tout organi­que[4]» —, ce qu'il propose devant l'Académie des Sciences morales où sa communication s'intitule Les Études gréco-latines et la réforme de l'enseigne­ment secondaire, c'est avant tout un plaidoyer pour ces études, et il semble bien qu'en dernière instance, elles lui aient tenu plus à cœur que la solide formation scientifique qu'il réclame en même temps. Son propos, néanmoins, s'il atteste une ambition pédagogique réelle, témoigne également, et peut-être surtout, d'une vision politique qui la gouverne et qui l'englobe. Sa parole, en effet, est d'abord celle d'un homme qui, au sortir de la guerre, a pour visée majeure le prestige de la France, et cet homme est à l'évidence celui qui est devenu, quelques mois plus tôt, le président de la Commission Internationale de Coopéra­tion Intellec­tuelle de Genève qui vient d'être créée dans le cadre de la Société des Nations. «Tout a été dit, com­mence-t-il, sur l'utilité des études grecques et latines. Mais je voudrais insister sur les avantages particuliers qu'elles présentent pour l'intelligence française, comme aussi sur ce qui peut sortir d'elles pour l'accroissement de notre influence à l'étranger. Le déclin, à plus forte raison la disparition de ces études, nous ferait dans le monde un tort irréparable. C'est ce qui me frappe le plus, et c'est ce qui m'a déterminé à prendre la parole» (M. 1367)[5].

L'argumentation qu'il déploie se fonde sur une double approche et une double définition: de la culture occidentale, d'abord, de la culture française ensuite. L'étude des langues anciennes, sans doute, « forme et déve­loppe l'intelligence», mais surtout elle le fait «dans le sens même où se développa jadis la pensée grecque. Ordre, proportion, mesure, justesse et sou­plesse d'une forme qui s'adapte exactement à ce qu'elle veut exprimer, plénitude et rigueur d'une composition qui rend le tout immanent à chacune des parties, mais dessine nettement chaque partie dans le tout, tels sont les traits qui frappent d'abord dans ce que les Grecs ont fait. Ils caractérisent ce que j'appellerais l'esprit de précision.» Et cette précision inventée par les Grecs, il y voit l'apanage, ou la spécificité de l'Occident, car« l'intelli­gence orientale, si brillante soit-elle, reste imprécise tant qu'elle n'est pas entrée en contact avec la nôtre» (M. 1369) — remarque qui n'est certainement pas indifférente à un moment où de nombreux esprits songent à l'unité et l'identité de l'Europe, et où les rapports entre l'Orient et l'Occident font l'objet d'un débat dont témoigneront par exemple, en 1925, l'enquête des Cahiers du mois,«Les appels de l'Orient»[6], et la décade de Pontigny, «Nous autres européens». Or «en Occident même, poursuit Bergson, les qualités d'ordre, de composition, de précision enfin, sont généralement dites “latines”» (M. 1369), et c'est cette filiation grecque, puis latine, qui a fondé «l'esprit français» (M. 1370) qu'il évoque en second lieu.

La formule fera retour lorsqu'il prônera, en conclusion, «une solide éducation classique, grecque et latine pour ceux qui représenteront plus spécialement aux yeux du monde l'esprit français » (M. 1378), et cet esprit, ou encore ce «génie français» qu'il appelle à «maintenir» et à « intensifier» (M. 1379), une large part de son propos consiste à établir, précisément, qu'il procède de l'antiquité: la science grecque et la littérature grecque «constituent, réunies [et il faut souligner, bien sûr, l'adjectif réunies], l'esprit classique» et c'est «par elles, en grande partie du moins, [que] se définit l'esprit français» (M. 1370). Ce passage de l'esprit classique à l'esprit français fonde ainsi une tradition qui doit être préservée faute de voir la culture nationale et, partant, le prestige de la France, s'affaiblir, et sur cette question de l'identité, tout porte à croire qu'Herriot aura lu l'article de Bergson dans la Revue de Paris lorsqu'il affirmera devant la Chambre: «Si l'on admet très bien qu'il puisse y avoir une Allemagne ou même un pays anglo-saxon sans culture latine et grecque, on n'imagine pas qu'il ne demeure pas devant notre pays non seulement un groupe de privilégiés, mais un ensemble d'hommes heureux, chargés de recevoir et de perpétuer cette culture […] qui est en conformité avec nos origines, notre caractère, nos tendances.[7]» La pensée de Bergson, ainsi, porte sa date, et ce qui nous l'assure, c'est l'évocation émouvante de la mission dont Briand, au début de 1917, l'avait chargé aux États-Unis pour qu'il exposât à Wilson et son entourage la situation de la France en guerre: «Alors que l'ennemi marchait sur Paris, rappelle-t-il, et que les Américains ne pouvaient avoir, comme nous, une foi inébranla­ble dans les destinées de la France, on s'était de­mandé là-bas si quelque chose d'incompara­ble et d'unique, et dont nous étions les dépositaires, ne courait pas un danger mortel» (M. 1370 sq.).

Un enseignement d'excellence, à la fois scientifique et classique, est donc nécessaire au rayonne­ment international, et «il y a pour un peuple, souligne-t-il, un intérêt politique du premier ordre, un intérêt vital, à obtenir la sympathie admirative du reste du monde» (M. 1371). Mais à côté de cet enseignement-là serait mise en place «une éducation secondaire sans grec ni latin, très élevée mais de caractère pratique pour ceux qui auront à dévelop­per la richesse du pays» (M. 1378). «Une division du travail» (M. 1379) s'impose donc: d'un côté, le prestige extérieur et, de l'autre, l'efficacité intérieure. Dans le discours de Bergson, ces enseigne­ments sont de « même rang» et ne diffèrent que par leur «nature» (M. 1375)— il parle d'ailleurs d'une «double élite, celle de la pensée et celle de l'action» (M. 1379) —, et c'est précisément pour éviter que l'une des deux formations ne paraisse inférieure à l'autre qu'il désire ne pas les voir dispensées dans le même lieu, car seule leur différence de nature doit selon lui guider les élèves dans le choix de l'une ou de l'autre. Ceux «qui ont le goût de l'étude et qui étudient avec facilité» s'orienteront vers le lycée, et ceux qui «ne [s'intéressent] à la théorie que dans la mesure où ils en [aperçoivent] l'application pratique» (M. 1375) se porteront vers l'autre filière. Mais ce choix de l'une ou de l'autre, Bergson se refuse à le voir fondé sur un examen d'entrée qu'il juge trop précoce, et il s'en remet à une sorte de sagesse des familles: « Qu'on fasse simplement du baccalauréat classique un examen difficile» et «les familles hésiteront à engager dans une impasse des enfants qui n'auraient pas un goût marqué et des facilités spéciales pour l'étude» (M. 1376). Le système, on le voit, repose sur une partition forte, mais pour lui laisser cependant une certaine souplesse, des passerel­les seraient ménagées entre les deux types d'enseigne­ment et un élève qui aurait fait de brillantes études non classi­ques pourrait être recom­mandé par ses maîtres à l'Université qui l'accueillerait après un examen spécial.

Quelles que soient les garanties qu'il prévoit pour qu'un enseignement ne semble pas inférieur à l'autre, quelle que soit la prudence qu'il met à parler d'une double élite ou à considérer que les enfants qui n'ont pas le goût de l'étude «ne sont pas moins intelligents», et «peuvent l'être autrement», quel que soit le soin qu'il prend à rappeler comment d'anciens élèves «médiocres [et] paresseux] peuvent se révéler «actifs et intelligents» (M. 1375) dans la vie, Bergson n'a pas fait mystère devant le Conseil Supérieur de l'Instruction publique, le 21 décembre 1921, de la différence qui existe à ses yeux entre ces «deux sortes d'enseignement secondaire, l'un relativement facile, et l'autre très difficile[8]». Il est d'ailleurs aisé de trouver aussi bien, dans les propos qu'il tient devant l'Académie des Sciences morales, une trace atténuée de la supériorité d'une section sur l'autre, ou plutôt des élèves d'une section sur les autres. Car lorsqu'il répond par avance à l'objection qui lui sera faite — la surcharge des programmes — il avoue sans trop de détours que l' « on peut marcher vite et bien avec des élèves de choix» (M. 1377).

Mais ce n'est pas sans de solides arguments qu'il s'efforce de parer l'objection qu'on pourrait lui faire de ne proposer aux élèves de la filière pratique et moderne que des études de second ordre. Cet enseigne­ment, précise-t-il, «resteraitlittéraire pour une forte part» et — point à ses yeux capital —, «serait même donné, en ce qui concerne les lettres, par des maîtres qui auraient reçu la culture gréco-latine»; mais, destiné aux futurs industriels, commerçants et agriculteurs, il les instruirait plus efficacement que ce n'est le cas présentement puisque « nous n'avons pas d'enseignement se­condaire pour leur former l'esprit, pas de culture qui leur soit réellement appropriée» et qu'ici «un enseignement primaire même “supérieur” ne saurait suffire» (M. 1372). Il n'aura donc pas tort de souligner deux ans plus tard devant le Conseil Supérieur que «cet enseignement secondaire non classique serait quelque chose d'absolument nouveau[9]» puisqu'il se définit par une double différence avec cet enseignement primaire supérieur trop court et de niveau trop faible tant pour les lettres que pour les sciences, et avec un enseignement par ailleurs trop général et insuffisamment pratique comme celui que dispensent les lycées. Cet entre-deux, ainsi, et c'est là tout son prix, n'a rien d'un pis-aller et son exigence même procède d'une constatation amère : «Le malheur, dit-il, est que la question essentielle, en matière d'éducation, est précisément celle qu'on oublie le plus souvent de se poser avant de tracer un programme: “Quel est notre objet? Que voulons-nous obtenir? Quel genre d'hommes allons-nous former?” » (M. 1378). C'est précisé­ment parce que cette question n'avait pas été posée en 1902 que la réforme l'avait laissé insatisfait, et c'est précisément parce qu'il la pose qu'il préconise ce nouvel enseignement non classique et pratique mieux adapté à son objetet qui ne pourra donc ouvrir au baccalauréat ni à des études supérieures: du coup, il obligera à l'apprentissage des langues anciennes tous les élèves qui se destinent aux carrières libérales, fussent-elles stricte­ment scientifiques, et évitera donc l'effet pervers de la réforme de 1902 qui, donnant les mêmes droits à toutes les sections du lycée, conduisait fatalement à ce que, par facilité, un grand nombre d'élèves se dispensent de ces langues anciennes dont on n'exigeait plus l'étude.

Pour le reste, même s'il affirme d'entrée de jeu que tout a été dit sur l'utilité des études gréco-latines, il y revient un instant pour rappeler son expérience de jeune professeur et la supériorité qu'il pouvait jadis constater chez les élèves venus de rhétorique, lorsqu'il comparait leur niveau à celui des jeunes filles ou des élèves issus de l'enseignement «spécial» institué par Victor Duruy en 1865, enseignement qui ne supposait pas l'étude des langues anciennes et qui, à partir de 1891, ouvrait au baccalauréat «mo­derne» où une composition de philosophie était facultative. Il s'attarde à peine sur l'utilité des langues mortes pour la connaissance du français — c'est déjà devenu un poncif —, mais quant à la littérature, deux arguments le retiennent, le premier qu'il balaie et le second qu'il fait sien. L'objection qu'il écarte est que nous ayons eu de grands écrivains qui ignoraient le latin: «C'est possible, mais les deux ou trois qu'on cite (à tort ou à raison) étaient des écrivains de génie, et le génie est divination.» L'avenir, nous le savons aujourd'hui, lui donnera bien sûr tort en multipliant, à partir de Breton et Malraux, le nombre d'excellents écrivains que le latin n'a pas formés, mais l'essen­tiel, peut-être, est qu'il ajoute: «Les méthodes pédagogiques sont faites pour la moyenne, pour ceux qui ont besoin d'apprendre et non pas pour ceux qui devinent» (M. 1368). C'est d'ailleurs l'argument que reprendra Édouard Le Roy devant l'Académie des Sciences morales : si d'illustres savants n'ont jamais étudié ni le latin ni le grec, « c'est qu'ils ont suppléé aux lacunes de leur formation. Il ne faut pas se régler sur les exceptions, mais s'occuper des bonnes intelligences moyennes» (SMP. 74)[10] .

On peut évidemment sourire de voir évoquées, dans la bouche de Bergson ou de Le Roy, des intelligences moyennes qui sont tout de même celles auxquelles tous les deux entendent réserver un difficile enseigne­ment d'élite, mais c'est précisément pour ces intelligences moyennes que Bergson songe à la nécessité d'une formation classique indispensable pour leur rendre pleinement lisibles les auteurs français : « En règle générale, je doute qu'on puisse comprendre et sentir parfaitement la littérature française si l'on ignore la littérature laine, si l'on n'a pas été initié à la littérature grecque et même, un peu, à l'art grec.» En premier lieu, bien sûr, parce que cette littérature «est saturée d'antiquité, pleine d'allusions à ce qui fut dit et fait par les anciens», mais surtout parce qu'une fois encore l'esprit français procède de l'esprit classique. « A ne pas saisir ces allusions, à ne pas suivre le fil de cette tradition, on perd beaucoup: je ne dis pas qu'on ne goûte plus alors notre littérature, mais je me demande si on l'entend encore pleinement. C'est comme si on laissait échapper les harmoniques d'un son: la note reste la même, mais ce n'est plus le même timbre» (M. 1368). Et l'exception, ici encore, est bien celle du génie : de même que «certains naissent musiciens et entrent d'emblée dans la pensée des maîtres», « on peut, dans une certaine mesure, la comprendre [la littérature] et la goûter naturellement; mais s'il faut un apprentis­sage, rien ne vaudra l'étude des auteurs anciens» (M. 1369).

Or il faut un apprentissage, et ce que révèle finalement la distinction entre le génie et l'esprit moyen, comme entre les élèves qui ont du goût pour l'étude et ceux qui n'en ont pas, c'est que la position de Bergson, pour reprendre le titre d'une thèse qui lui fut autrefois consacrée, est également celle d'un éducateur[11], et le sentiment qu'imposent les communica­tions prononc­ées devant l'Académie des Scien­ces morales durant l'hiver 1922-1923, mais aussi certains des débats de la Chambre, c'est que, dans ces discus­sions, la formation même des esprits importe peut-être plus encore que les savoirs à transmet­tre. «La science est éducative, dit par exemple Marc Sangnier devant ses collègues députés; elle doit rentrer dans le cadre des humanités, non pas à cause des notions certaines et utiles qu'elle apporte, mais unique­ment parce qu'elle apprend à raisonner juste.[12]» Et tout le prix des langues anciennes est aussi celui-là. Leurs défenseurs, à cet égard, disposent d'une carte maîtresse dans la mesure où, par décision de Georges Leygues, les langues vivantes sont, depuis 1902, enseignées selon la «méthode directe» qui apprend à les parler sans beaucoup recourir à l'étude de la gram­maire et de la syntaxe, ce qui, à la Chambre, soulève l'ironie de Sangnier qui brocarde «l'idéal de cette culture [qui] deviendrait celui du chasseur d'hôtel internatio­nal», ou de Painlevé qui se gausse de ceux «qui voudraient transformer les lycées en je ne sais quelles écoles Berlitz[13]». Et lorsque Édouard Le Roy affirme qu'à la différence de l'étude des langues modernes pour laquelle il convient de se placer « à un point de vue pratique, avec l'intention surtout d'acquérir l'usage d'un utile instrument de travail», celle des langues anciennes a moins pour objet de savoir le grec ou le latin que «de les avoir étudiés et, par ce moyen, d'avoir acquis une formation, des habitudes» (SMP. 75-78), il gagne sur un double tableau: il ménage les défenseurs des langues vivantes, et écarte le reproche qu'on pourrait lui faire de vouloir transformer les élèves en spécialistes de langues ancien­nes.

Cette valeur formatrice, Bergson, certes, n'en disconvient pas, mais sa réforme consisterait aussi à «rajeunir» et revivifier» l'enseignement: «Les anciennes méthodes, avoue-t-il, étaient lentes et c'était un tort, car il faut cultiver aussi la facilité» (M. 1377). C'est ainsi que le vieil attachement aux exercices du thème et de la version dont témoignait par exemple son discours de 1895 aux lauréats du concours général, Le bon sens et les études classiques (M. 360-372), semble se nuancer devant l'Académie des Sciences morales où il évoque ses souvenirs de lycéen: « Nous ne goûtions pas assez les auteurs, parce que nous arrivions à eux trop tard», et il met à profit son expérience an­cienne — celle d'un élève qui avait fait ses versions «péniblement»— pour prôner le recours précoce à des traductions juxtalinéaires: « Arrivé en philosophie, je pris tant de goût à la lecture du Phédon, commencée dans une traduction, que je me transportai au texte, maintenant d'ailleurs la traduction en regard. Je m'aperçus au bout d'une cinquantaine de pages, que je pouvais me passer à peu près de la traduction; je lisais presque couramment l'original» (M. 1377 sq.).

Dans la réforme qu'il soutient, reste à légitimer la bipartition assez rude entre deux filières. Ici encore, le propos se développe sur un plan pédagogique, si l'on veut, mais aussi politique. Pédagogi­que parce que les études classiques, «pour être effica­ces, doivent être poussées assez loin » et qu' « elles ne sont pas destinées à tout le monde» — et c'est justement parce qu'elles ne le sont pas qu'à ses yeux pouvait se justifier la réforme de 1891 et de 1902 pour laquelle il se montre par ailleurs sévère. Mais son propos est aussi politique parce que « la guerre a créé une situation nouvelle» et qu' « il faut aujourd'hui que l'intelligence française se tende jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et que nous obtenions d'elle, dans tous les domaines, le maximum de rendement» (M. 1371 sq.). Or si ce maximum de rendement passe par la rigoureuse adaptation de l'enseignement aux capacités des élèves dans les deux filières qu'il propose, il passe également, au lycée, par l'alliance étroite des sciences et des lettres durant la totalité des études, et ici encore Bergson cherche visible­ment à reporter sur les générations futures le bénéfice de sa propre formation, lui qui a obtenu au Concours général, après le prix d'honneur de rhétorique, le premier prix de mathématiques. Mais l'essentiel est que cette alliance est selon lui très ancienne puisque «ce sont des qualités identiques ou complémentai­res qui sont à l'origine de la science grecque et de la littérature grecque» (M. 1370), et si c'est leur union qui constitue l'esprit classique, il n'y a pas de surprise à ce que l'esprit français doive à son tour associer sciences et lettres. Et c'est aussi pourquoi, de manière plus modeste, il désire que l'enseignement moderne plus pratique qu'il préconise soit aussi pour une forte part littéraire, comme l'enseignement classique plus ambitieux qu'il souhaite serait pour une forte part scientifique. Car tel est bien le vice de la réforme de 1902où l'on a «oublié que de bonnes études gréco-latines appellent, comme complément nécessaire, une forte culture scientifique: diminué du côté des sciences, ne préparant plus à toutes les carrières libérales, l'enseignement à base de grec et de latin devait nécessairement perdre peu à peu les élèves qui ont le plus de goût et de facilité pour toute espèce d'études. Il semblait vouloir exclure ceux pour lesquels il était fait» (M. 1374).

C'est sur ce point que cristalliseront les divergences devant la Chambre où Herriot et Painlevé, par exemple, se montrent favorables à la distinction entre les sciences et les humanités classiques dont ils approuvent pourtant l'enseignement facultatif, tandis que Marc Sangnier ou bien Bracke sont favora­bles à leur association dans un enseignement complet. Mais, à l'Académie des Sciences Mora­les, Bergson trouve un large soutien, et en particulier chez son disciple Édouard le Roy qui, après avoir passé une agrégation de mathémati­ques et soutenu un doctorat ès sciences, enseigne la philoso­phie au Collège de France où il vient de succéder à son maître. Comme Bergson, Le Roy refuse «que lettres et sciences se querellent» et conclut «que le seul véritable enseignement classi­que de haute culture serait un enseignement Latin-Grec-Sciences » (SMP. 74). Et quoi qu'il se montre plus «moderne», c'est aussi bien la position de Brunschvicg qui, dans le système de 1902, considère que les sections C, latin-sciences, et D, sciences-langues, «relèvent d'un type pédagogique […] incontestablement supérieur, parce que les heures de classes y sont réparties, à peu près par moitié, entre les lettres et les sciences» (SMP. 89).

Or c'est l'un des points essentiels sur lesquels, finalement, et en dépit de ses déclarations, la réforme de Bérard est en recul sévère sur le projet de Bergson. Le Ministre, en effet, a pris le parti d'une solution prudente, c'est-à-dire finalement mi-chèvre mi-chou. Alors que Bergson prévoyait jusqu'au baccalauréat une seule filière d'excellence, il la limite à un tronc commun qui s'achève à la fin de la troisième. Alors que Bergson insistait sur la nécessité d'un long apprentissage des langues anciennes, ce tronc commun n'oblige à l'étude du latin que pendant quatre ans, et à celle du grec que pendant deux ans, après quoi il instaure, en fin de troisième, un examen obligatoire qu'on appelle le «pré-bac» parce qu'il faudra l'avoir passé avec succès pour s'inscrire au baccalauréat, examen qui comprend une épreuve de français et une épreuve de langues anciennes. Le système brise ensuite l'unité prônée par Bergson puisque, à partir de la seconde, se trouvent instaurées trois sec­tions: A, latin-grec, B, latin seul; C, moderne. Quant à l'autre filière moderne et pratique, le Ministre n'y songe pas un instant.

Alors que le projet de Bergson permettait une solide formation scientifique, la réforme de Bérard l'affaiblit et Brunschvicg peut donc à bon droit s'inquiéter, comme Émile Borel dans une conférence des Hautes Études[14], que la cons­équence « soit de rendre à peu près impossible le recrutement des hautes carrières scientifiques» (SMP. 94). Or si les propos de Brunschvicg méritent que l'on s'y attarde un instant c'est que, devant l'Académie des Sciences morales, ce sont les seuls qui témoignent d'une véritable sévérité à l'égard du Ministre — et les objections qu'il formule ne sont pas sans pertinence. Sa première crainte est que la faible place ainsi dévolue aux sciences fasse de l'enseigne­ment primaire supérieur le vrai vivier des scientifiques tout en privant ces élèves-là d'une solide formation humaniste. Du coup, sa critique se fait politique, et il redoute que l'on n'introduise «la lutte de classes dans les classes, en créant deux catégories de Français, séparés pour toujours dès l'âge de douze ou de treize ans, parce que le privilège des études gréco-latines aura réservé aux uns le monopole des emplois supérieurs, tandis que les autres, à cause de leur éducation professionnelle et primaire, seront relégués dans des tâches subalternes» (SMP. 94). Argument fort, quoique un peu injuste dès lors que Bérard, comme le faisait Bergson, prévoit des passerelles entre l'enseignement pri­maire supérieur et le lycée, mais argument que reprendront certains députés de gauche qui, au surplus, craindront que le tronc commun classique ne pousse vers l'enseignement libre d'assez nombreux élèves. Quant aux langues anciennes, justement, «on a voulu, affirme Brunschvicg, parer à la crise des études gréco-latines, et l'on n'en a même pas compris la cause»(SMP. 90) ; or cette crise tient selon lui à l'erreur des réformateurs de 1902, qui, dans la section A (latin-grec) ont privé les élèves de culture scientifique et les ont donc poussés vers les sections modernes. Il rejoint sur ce point Bergson, mais la solution qu'il propose pour rehausser le niveau des études grecques reste bien en deçà de la siennepuisqu'elle consisterait seulement à réserver au grec des heures facultati­ves dans le cadre de la présente section latin-sciences.

En faisant de sa réforme un hybride de celle de 1902 et de celle de Bergson, Bérard, pour une large part, conciliait l'inconciliable, et l'étrange destin de son projet est qu'il fut finalement approuvé par la Chambre sans satisfaire vraiment personne: ni les défen­seurs des langues ancien­nes puisqu'elles ne sont obligatoires que jusqu'en troisième et ne font place au grec que pendant la durée dérisoire de deux ans ; ni les partisans d'un apprentissage scientifique solide puisqu'il est ici réduit à quatre heurespar semaine jusqu'en seconde ; ni les défenseurs d'une filière unique, puisqu'elle n'est pas entièrement maintenue, ni bien sûr, à l'inverse, les tenants d'un enseignement séparé entre lettres et sciences. Le seul point sur lequel sembla se faire un large accord est que l'on sut gré au Ministre d'augmenter le nombre des bourses, et d'assigner des programmes identiques aux écoles primaires et aux classes élémentaires des lycées afin de démocrati­ser l'entrée en sixième. La réforme n'avait finalement été adoptée que parce que les députés — comme d'ailleurs l'opinion reflétée par la presse[15] — peinaient à trancher entre la satisfaction de voir certains de leurs vœux exaucés et le regret de voir les autres ignorés, et qu'ils étaient trop divisés sur les multiples aspects de la réforme pour opposer un vrai front commun à Bérard. Quant à Bergson, il avait répondu aux questions que le Ministre soumettait au Conseil Supérieur en fonction de ce que prévoyait son propre projet. Son vote avait donc parfois été négatif, puis il s'était résolu à donner finalement son accord afin de sauver la fragile restauration des langues anciennes qui était malgré tout décidée[16].

A la rentrée scolaire de 1923, la réforme de Bérard entrait donc en vigueur mais, quelques mois plus tard, après la victoire du Cartel des gauches, l'une des toutes premières décisions de François Albert, nouveau Ministre du cabinet Herriot, fut de proposer au Conseil Supérieur de rétablir une section moderne dès la sixième, et la séance du 3 juillet 1924 fut pour Bergson l'occasion d'une longue mise au point qui fut en fait un ultime plaidoyer pour sa propre réforme. Avec une parfaite courtoisie, il commence par rappeler que lui-même avait proposé «un système qui ressemble beaucoup à celui que nous exposait hier, sous une forme très élégante et très intéressante, M. le Ministre François Albert». Mais c'est pour rappeler aussitôt la spécificité de l'enseignement moderne et pratique qu'il continue de préconiser et se démarquer davantage à chaque phrase de la nouvelle réforme qui s'annonce. Il ajoute en effet que « tout étant à créer, ce n'est pas en supprimant quelque chose de l'enseignement classique (l'enseignement gréco-latin), et en le remplaçant mécaniquement par autre chose que l'on créera cet enseignement» moderne et pratique qu'il appelle de ses vœux. Puis, sans trop le dire, il revient aux réformes de 1891 et de 1902: «Avec ce qu'il est question de faire, ou je me trompe beaucoup, ou l'on va recommencer la faute qui a été commise il y a une trentaine d'années, et qui pèse sur tout notre enseignement secondaire», c'est-à-dire la création de deux filières, classique et moderne, qui ouvrant aux mêmes droits, allaient permettre «la décadence progressive des études gréco-latines». La mesure proposée par le nouveau Ministre consiste en effet, selon lui, à «revenir purement et simplement» à l'état de chose qui existait avant la réforme de Bérard — et Bergson de conclure: «Je ne voterai pas pour la proposition.[17]» Il dut bientôt renoncer à siéger au Conseil Supérieur en raison de son état de santé et ce fut là sa toute dernière intervention. Mais le Conseil venait d'approuver à une voix de majorité la proposition de François Albert: la réforme de Bérard était morte.




[1] Léon Blum, professeur au lycée Janson-de-Sailly et cousin, semble-t-il, du futur Président du Conseil, analyse «La maladie chronique de l'enseignement secondaire» dans une série d'articles très favorables aux langues anciennes que la Revue de Paris publie en 1920 et en 1921. La Revue universitaire, de son côté, publie dès 1920 (tome second) un article de J. Bury: «Pour une restauration de l'enseignement du latin», un article de C. Fusil: «Pour le grec»; et dans le premier tome de 1921 un article de M. Espy intitulé encore «Pour le grec».

[2] «La session du Conseil Supérieur de l'Instruction publique», Revue universitaire, 1923, tome 1, p. 113 et Journal officiel, Débats parlementaires Chambre des députés, deuxième séance du 22 juin 1923, p. 2713.

[3] Par ce sigle, je renvoie aux Séances et Travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1923 premier semestre, Paris, Félix Alcan, p. 89.

[4] Procès-verbal de la session du Conseil Supérieur de l'Instruction publiquedu 3 juillet 1924 après-midi, Archives nationales, F 17-13648.

[5] Je renvoie ainsi au volume de Mélanges publié sous la direction d'André Robinet avec une préface d'Henri Gouhier, PUF, 1972.

[6] Les Cahiers du mois, Les appels de l'Orient, n° 9-10, 1925.

[7] Journal officiel, Débats parlementaires Chambre des députés, première séance du 5 juillet 1923, p. 3120.

[8] Procès-verbal de la session du Conseil Supérieur de l'Instruction publiquedu 21 décembre 1921 au soir, Archives nationales, F 17-13647.

[9] Procès-verbal de la session du Conseil Supérieur de l'Instruction publiquedu 3 juillet 1924 après-midi, Archives nationales, F 17-13648.

[10] Par ce sigle, je renvoie aux Séances et Travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1923 premier semestre, Paris, Félix Alcan, p. 74.

[11] Rose-Marie Mossé-Bastide: Bergson éducateur, PUF, 1955.

[12] Journal officiel, Débats parlementaires Chambre des députés, deuxième séance du 18 mai 1923, p. 1999.

[13] Journal officiel, Débats parlementaires Chambre des députés, deuxième séance du 18 mai 1923, p. 1999, et deuxième séance du 8 juin, p. 2426.

[14] «L'enseignement des sciences», conférence prononcée par Émile Borel devant l'École des Hautes Études Sociales le 11 janvier 1923, in Revue universitaire, 1923, tome 1, p.134.

[15] Voir l'article d'Henri Boivin: «La réforme de l'enseignement secondaire devant la presse», in Revue universitaire, 1923, tome 2, p. 14 sqq. et 411 sqq.

[16] C'est ce qu'il déclarera le 3 juillet 1924: procès-verbal de la session du Conseil Supérieur de l'Instruction publiquedu 3 juillet 1924 après-midi, Archives nationales, F 17-13648.

[17] Procès-verbal de la session du Conseil Supérieur de l'Instruction publiquedu 3 juillet 1924 après-midi, Archives nationales, F 17-13648.



Michel Jarrety

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Octobre 2005 à 15h55.