Atelier

I – Bâtir la Babel sombre

Première scénographie de la Bibliothèque en acte(s), cette bâtisse de la «Babel sombre», selon la belle expression de Baudelaire, contiendrait dans son geste l'impossibilité et l'exhaustivité du savoir total mis en livre et réuni sur les étagères improbables de l'écrivain.


1. Des représentations fantasmatiques du «savoir total» à la cécité d'Homère

Partons des premiers vers du poème «la Voix», d'où provient ce titre:

Mon berceau s'adossait à la bibliothèque
Babel sombre, où roman, science, fabliau
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.[i]


Pourquoi la Babel est-elle sombre?


Telle est la question en apparence anecdotique que Sophie Rabau pose à propos de ce texte de jeunesse dans son essai sur l'intertextualité. Elle est tout particulièrement intéressée par cette curieuse «naissance de la vocation poétique» dans une bibliothèque, qui «pourrait bien servir d'illustration et de fable à la naissance de l'intertextualité».[ii] C'est dans la nouvelle de Pirandello, «Un monde de papier», qu'elle trouve une clé: la bibliothèque est sombre, forcément, pour celui qui ne sait plus (pas) lire ses volumes, propriétaire aveugle ou infans «haut comme un in-folio» cueilli au berceau (l'enfant étant par définition celui ne sait pas encore parler et a fortiori lire). Sombre désigne donc moins la couleur des reliures vieillies par le temps ou le halo métaphorique d'un funeste pouvoir des Livres, que ce qui témoigne de l'opacité des autorités – le noir est logé au cœur du regard porté sur les livres du savoir, il manifeste ce qui ne reflète ni ne réfléchit la lumière, ce qui reste indéchiffrable et chiffré, ce qui se définit par son défaut. Les histoires de bibliothèques «obscures» et de leur héros malheureux – quelque narrateur frappé de cécité physique ou figurée, sont légion. Outre les exemples donnés par Sophie Rabau (Les Mots de Sartre, le narrateur borgésien de La Bibliothèque de Babel), songeons aux premiers pas de Thérèse, la femme de ménage illettrée, dans la librairie privée de Kien (Auto-Da-Fé), aux balbutiements incompréhensibles et plurilingues de Salvatore, l'étrange moine analphabète du Nom de la Rose «qui a l'air d'un animal et parle la langue de Babel»[iii] ou à la pirouette du Méphistophélès de Valéry, qui endosse un rôle de pseudo-secrétaire auprès du disciple dans «Mon Faust» et réplique lors de la scène de la bibliothèque faustienne :

Le Disciple:
Vous avez lu tout cela?
Méphistophélès:
Moi? Je ne sais pas lire.
Le Disciple:
A votre âge?
Méphistophélès:
De mon temps, on ne savait pas lire. On devinait. Donc on savait tout.[iv]

On pourrait tout autant citer le fameux général Stumm de L'Homme sans qualités, parti à la recherche de la meilleure pensée possible, si mal à sa place quand il pénètre dans la salle des catalogues, ordinairement réservée aux bibliothécaires:

Ainsi je me trouvai réellement dans le Saint des Saints de la bibliothèque. J'avais l'impression, je t'assure, d'être entré à l'intérieur d'un crâne. Il n'y avait rien autour de moi que des rayons et leurs cellules de livres, partout des échelles pour monter, et sur les tables et les pupitres rien que des catalogues et des bibliographies, toute la quintessence du savoir, nulle part un livre sensé, lisible, rien que des livres sur des livres.[v]

Le général croit toucher à la quintessence du savoir en trouvant une formule qui décanterait toutes les autres, un résumé qui serait précisément le fait du catalogage. Pour lui, la bibliothèque est le lieu alchimique d'une telle opération et le bibliothécaire incarne à ses yeux celui qui peut savoir. Or, lui qui se trouve plongé dans la salle monumentale et catalogale non des incunables mais des illisibles, apprend avec stupeur que le maître d'un tel temple est un autre devin, quoique bien moins malin que Méphisto (le Diable lit dans les pensées), comme on va le voir:

«Monsieur le bibliothécaire, m'écrié-je, vous ne pouvez m'abandonner sans m'avoir révélé le secret grâce auquel vous arrivez à vous retrouver dans ce… (oui, j'ai employé imprudemment le mot de cabanon, parce que c'est l'impression que j'avais eue tout à coup) dans ce cabanon de livres!» Il a dû mal me comprendre: dans la suite, je me suis souvenu de ce qu'on prétend, que les fous aiment toujours à reprocher leur folie aux autres; en tout cas, il ne quittait pas mon sabre des yeux et ne tenait plus en place. […] «Mon général! Vous voulez savoir comment je puis connaître chacun de ces livres? Rien ne m'empêche de vous le dire: c'est parce que je n'en lis aucun[vi]

Comédie du savoir et de sa désaffection, cette scénographie laisse le lecteur face à un bien curieux paradoxe: là où le catalogue, dans sa configuration parasitaire de livre sur les livres, est le cœur architectural du temple que l'on affectionne, il est aussi le support tangible de leur disparition même, de leur virtualisation et de leur réduction à un titre et un code. On est bien loin en effet de la décantation des livres en meilleure pensée possible dont rêvait le prolixe et néanmoins «muet» Général Stumm. Dans un lieu ainsi conçu, un tel bibliothécaire peut bien se passer des livres. Il y est un fonctionnaire scientifique du savoir, un archiviste méthodique qui recense et réduit en fiches les œuvres contenues dans les autres salles de la bibliothèque, un non-lecteur qui met sur le même plan «toute la littérature» – péjoration et relativisme témoignent de son rapport aux livres :

Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. «Celui qui met le nez dans le contenu est perdu pour la bibliothèque! m'apprit-il. Jamais il ne pourra avoir une vue d'ensemble!»
Le souffle coupé, je lui demande: «Ainsi, vous ne lisez jamais un seul de ces livres?
– Jamais. A l'exception de ces catalogues. [vii]

Nommant plus haut la folie, le général parle juste: il y a différentes pathologies face à l'illisibilité de la bibliothèque, à l'opacité de la Babel sombre. Thérèse l'illettrée manifeste une passion purement économique pour les livres, sa dévotion n'a d'égale que son souverain dédain pour leur valeur symbolique, à l'exact rebours de ce que le Professeur Kien (un Kant sinologue) éprouve pour ses collections de savoir. L'inculte dès lors se fera dévoratrice; convertissant les livres en biens immobiliers, elle pillera le temple pour bâtir un nouveau foyer dont elle sera la prêtresse. Salvatore, dont l'inextricable fouillis parlé signale l'illusion d'une langue qui, les contenant toutes, n'en constituerait aucune, prend en charge le versant babélien de la bibliothèque. Il est diabolie du langage (un parler en toute langue, un balbutiement indéchiffrable) et semble employé par l'abbaye-même dont l'architecture, magistralement biblique, latine, exige aussi quelque signe d'une subversion ou d'une réversion diabolique. La présence tolérée du moine manifeste un tel travail de sape et donne la preuve d'une rouerie du lieu où la tentation par Satan doit aussi avoir place. L'abbaye est bel et bien Babel sombre, ensanglantée par la mort de ses serviteurs mêmeset le moine dégradé à l'état de fol en sera le plus suspect des accusés. Méphisto enfin, qui cultive à dessein l'inculture, œuvre au noir auprès de Faust le grand érudit. Il feint la bêtise et la désinvolture, la mémoire oublieuse et désordonnée, pour mieux endormir la défiance de son partenaire. Face au Disciple peu instruit, fragile incarnation d'un jeune Faust à l'esprit moins assuré, Méphisto force le trait de son personnage dans la scène de la tentation dans la Bibliothèque – et pourtant, ses répliques sont saturées de références parodiques et de pastiches d'auteur. Subissant l'attraction de l'esprit sans toutefois réussir à cerner d'où vient le mal, le Disciple, écœuré, voue au Diable «Les logies, les graphies, les nomies. Au diable ce fatras!», à ce même diable qui n'en veut pas, n'ayant aucun espoir de savoir à en tirer[viii].



Cendre latine et poussière grecque: le Temple du Temps


Il n'est pas anodin que Thérèse ait été embauchée pour une tâche digne d'un Sisyphede bibliothèque: «Chaque jour vous devez ôter la poussière d'une pièce du haut en bas. Au bout de quatre jours vous avez fini. Le cinquième vous recommencez dans la première. »[ix]… Le détour par le Faust goethéen est ici précieux; voici quelques morceaux de la scène du Cabinet de travail:

Mais toujours ce maudit cachot
Ce trou de mur, ce recoin d'ombres
Où la belle clarté d'en haut
Vient mourir dans ces vitraux sombres!
Ce tas de volumes poudreux,
Vermoulus […]!
Poussière également, sur ces hautes murailles,
Ces casiers obscurs surchargés d'instruments,
Ces livres, comme si depuis déjà longtemps
Les mites n'avaient pas rongé ces antiquailles
Et quand je les lirais ces volumes poudreux
Que saurais-je en fermant le dernier sur ma table:
(Que l'homme de tout temps a vécu misérable)[x]

Tout ensemble cathédrale et cachot, le cabinet de travail est ce lieu rongé par la poudre du Temps où la lumière du jour (celle du siècle) peine à pénétrer, ténèbres qui ne font qu'accroître la difficulté du Lire pour celui qui s'y essaie. Caricature du cabinet d'étude faustien, la bibliothèque de Kien en outre les traits– la lumière vient du ciel, elle est abusivement transcendantale, et non pas latérale, c'est-à-dire ouvrant et accueillant les échos de la rue, les menus va-et vient des passants, les vies actives de ses contemporains :

Il déposa avec précaution la serviette sur un fauteuil, puis se mit à aller et venir à travers l'enfilade des quatre vastes et hautes pièces qui formaient sa bibliothèque. Tous les murs étaient garnis de livres. Son regard les parcourut lentement de bas en haut. Des fenêtres avaient été aménagées dans le plafond. Il était fier de cet éclairage par le haut. Les fenêtres latérales avaient été murées, il y a des années, après d'âpres luttes avec le propriétaire. Ainsi, il avait gagné, dans chaque pièce, un quatrième côté: autant de place conquise pour les livres.[xi]

Déployés par Umberto Eco, ces mêmes fils entre poussière et lumière, entre le Temps, le Siècle et le Temple, nouent de façon comique le premier acte du Nom de la Rose. Le moine bibliothécaire Malachie déclare avec une emphase piquée de phantasmatique que «La bibliothèque plonge ses racines dans la profondeur des temps»[xii] tandis que les lunettes de Guillaume l'enquêteur lui seront dérobées au cœur même de l'édifice où il s'est immiscé malgré l'interdit. Et de même chez Sartre:

J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute: au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout; défense était faite de les épousseter, sauf une fois l'an, avant la rentrée d'octobre. Je ne savais pas encore lire, que, déjà, je les révérais, ces pierres levées; droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs…[xiii]


«Ainsi s'exhausse, de siècle en siècle, l'édifice monumental de l'ILLISIBLE…»


Plus encore que l'usure du papier ou la rareté du ménage dans ces hauts lieux du travail intellectuel, cette poudre insistante qui encrasse tous ces textes nous dit peut-être quelque chose de cet immense nuage de poussière causé par le Chantier Babel. Tout autant qu'un récit mythique sur la confusion (bavel) politique que le brouhaha plurilingue est à même de susciter, Babel raconte comment la bâtisse – cette Tour par laquelle ces hommes se feront un nom – fruit d'un même effort, est un chantier permanent, métaphore de l'œuvre à faire. Zumthor[xiv] a en effet raison de renverser la lecture théologique simpliste de Babel comme récit négatif d'une tragédie, d'une punition par Dieu de l'orgueil démesuré des hommes de l'Alliance, pour mettre en avant cette nouvelle architecture de l'inachèvement positif, arrachée à ce premier revers. Translatée dans l'univers de la bibliothèque, la Tour de Babel est éminemment faustienne, le Disciple de «Mon Faust» en donnera la formule:

Tous ces tomes en pénitence, le dos définitivement tournés à la vie […]. Et combien de ces bouquins-là furent-ils passionnément conçus, avec la folle ambition de faire oublier tous les autres!... Ainsi s'exhausse, de siècle en siècle, l'édifice monumental de l'ILLISIBLE…[xv]

Comme autant de pierres de Babel, chaque nouvelle «bible» mentionnée dans ces livres, sacrée comme profane, vient à son tour doubler les murs de l'enceinte-bibliothèque dans un processus d'accroissement qui vérifie l'analyse de Tiphaine Samoyault: l'illimitation de la bibliothèque comme propriété du contemporain. Synonyme d'illisibilité, cette illimitation donne corps à la figure d'un aveugle, que l'on aurait plongé au cœur de la Bibliothèque. C'est tout autant la figure de l'aveugle Homère (du grec homeros?) que celle d'Erastothène d'Alexandrie, qui est convoquée par Canetti comme par Borges. Mais, de l'aède et du bibliothécaire, seul l'aède, passé maître ès artes memoriae, saura produire la figure de l'auctor, et l'œuvre qui s'y lie, quand le second sera interrompu dans ses œuvres par la cécité. Se lit ici une nouvelle scénographie en progrès sur celle de la Bibliothèque babélienne : celle qui invente son geste d'écriture de l'intérieur même de la Bibliothèque de l'Illisible.



2. Skepsis: (de la nécessité d') historiciser la Bibliothèque


Avant de poursuivre, nous souhaiterions ménager une pause où, pour reprendre les termes de Benjamin, la pensée pourrait «reprendre [un peu] haleine»[xvi]. Changeons donc d'échelle afin d'opérer une ressaisie macrostructurale de cette première déambulation dans les échafaudages de la Babel sombre. Il s'agit de souligner, à ce moment précis de notre parcours, la délicate cohabitation des notions d'Espace et de Temps dont la littérature a tout particulièrement la charge, mais que l'acception usuelle de Bibliothèque comme Weltliteratur ou topos trans- voire anhistorique peut avoir tendance à masquer. Car si «Babel» signale bien l'illimitation de la Bibliothèque en tant que meuble, locus et monument architectural, elle n'en est pas moins soumise à de multiples formes de temporalité, ne cessant d'interagir avec la géographie des œuvres. Ces différents régimes temporels mettent notamment en lumière le rapport intime et problématique que notre contemporanéité entretient avec la question de la Mémoire et le geste de l'archivage, comme le montre le documentaire d'Alain Resnais consacré à la Bibliothèque Richelieu (Toute la mémoire du monde, 1956). Le cinéaste Chris Marker (qui fut l'assistant-réalisateur de Resnais) attire précisément l'attention sur ces problèmes de promiscuité et de concurrence des espaces-temps : Sans Soleil (1982) s'ouvre sur une citation de la seconde préface à Bajazet de Racine: «L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps» avant de nous présenter le Japon comme le tiers lieu idéal pour interroger la dislocation des temporalités propre au XXème siècle – le XIXème ayant selon Marker «réglé ses comptes avec l'espace». La Jetée (1962), reprenant le motif hitchcockien de la spirale (Vertigo) sous la forme d'une coupe de séquoia, symbolise l'indissociabilité des deux éléments. En témoignent aussi bien la multiplication des projets de bibliothèques nationales et universelles depuis le XIXème siècle[xvii] que la diachronie même des œuvres citées au renfort de la Bibliothèque du savoir total: de Goethe à Valéry en passant par Canetti et l'incontournable Borges.

Un tel agencement comparatiste sous-tend de fait une certaine historicité de l'imaginaire bibliothécal, qu'il incline intrinsèquement à faire néanmoins oublier. C'est ce paradoxe que cristallise parfaitement le succès rencontré depuis la seconde moitié du XXème siècle par La Bibliothèque de Babel. Elle révèle l'engouement contemporain pour une approche mêlant le fantasme de totalisation positiviste au «soupçon» moderniste de son impossibilité, en même temps qu'elle en brouille fondamentalement la dimension historique par l'impérieuse assignation de la Bibliothèque à l'immuabilité du vocable babélien. En vertu du magistral tour de force que constitue la mise en abîme de l'axiomatisation des substantifiques attributs de la Bibliothèque au travers de la fictionnalisation de cette exhaustivité discursive[xviii], le texte borgésien est en effet parvenu à un statut de parangon si indépassable qu'il peut malheureusement en venir à paralyser toute réflexion et à en schématiser les moindres ressorts interprétatifs. Les Bibliothèques d'après Borges comme, d'ailleurs, celles d'avant Borges (soumises aux mêmes principes dans un curieux mouvement de contamination rétroactive) semblent parfois n'avoir plus d'autre choix que d'être unanimement borgésiennes: universellement babéliennes, nécessairement ab aeterno, divines, «illimitées et périodiques», «sphère[s] dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible»[xix]; condamnant ainsi leurs commentateurs au restrictif vertige que décrit précisément Borges!

Pour remettre en mouvement la pensée de la Bibliothèque et en historiciser clairement les données, posons donc la (simple) question suivante: où en sommes-nous aujourd'hui de l'iconographie de la Babel sombre, engendrée par nos fables encyclopédiques, ultimement quintessenciée et daguerréotypée par le «Catalogue des catalogues» autoproclamé qu'est La Bibliothèque de Babel? Car à partir du moment où la multiplicité des techniques d'archivage, la rivalité des moteurs de recherche et celle des projets de numérisation infinie[xx] accélère le processus, nous basculons nécessairement dans de nouvelles fantasmagories de la Bibliothèque, devenue d'un cran plus virtuelle. Il nous faut alors repenser les liens entre la littérature et les différents supports où elle projette, inscrit et thésaurise sa propre mémoire. Rappelons ici leur évolution depuis les arts de mémoire jusqu'au dispositif contemporain du rhizome: la figure de la Bibliothèque y apparaît, parmi d'autres, comme une proposition conceptuelle historiquement située. Parce qu'il y a bouleversement dans les conditions de transmission des savoirs (progrès technologiques, neurobiologiques), s'opère à présent un nécessaire changement dans les productions et conceptions de la littérature comme Bibliothèque. À la suite de Roger Chartier qui intitulait judicieusement le dernier chapitre de L'Ordre des Livres «Bibliothèques sans murs»[xxi], Marc Chénetier résume cette récente mutation dans une vision mcluhanienne des rapports entre médias et mémoire littéraire : «la logique spatiale du palais intérieur fait place, peu à peu, à celle d'une banque de données insaturable où chacun peut puiser pour ses propres agencements»[xxii].

Telle est l'hypothèse émise par Jacques Roubaud dans L'Invention du fils de Leoprepes, essai poétique dans lequel il retrace les trois grands âges de la mémoire. Relisant Filipo Gesualdo à la lumière de L'Art de la mémoire (Frances Yates), Roubaud juge qu'à la suite dela tradition de spatialisation systématique du monde en visions (artes memoriae) destinée à écrire la mémoire, s'est imposé un second type de mémoire caractérisé par l'invention de l'écriture alphabétique et de l'imprimerie. A l'image de notre Babel sombre, la littérature apparaît totalement saturée, en proie à ce qu'on pourrait appeler le «syndrome d'Irénée Funes»:

Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier; il n'avait jamais hésité, mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier. Il me dit: J'ai à moi seul plus de souvenirs que n'en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde et aussi: Mes rêves sont comme votre veille. Et aussi, vers l'aube: Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d'ordures. Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle, un losange, sont des formes que nous pouvons percevoir pleinement; de même Irénée percevait les crins embroussaillés d'un poulain, quelques têtes de bétail sur un coteau, le feu changeant et la cendre innombrable, les multiples visages d'un mort au cours d'une longue veillée. Je ne sais combien d'étoiles il voyait dans le ciel.[xxiii]

C'est bien cette exaltation pathologique de la mémoire et cette hypertrophie de l'aperception qu'incarnent d'autres anti-héros tels que l'Homère borgésien de L'Immortel[xxiv] ainsi que le voyageur de science-fiction dans Sans Soleil, venu d'un temps futur où l'on aurait fini par «perdre l'oubli»: «4001, l'époque où le cerveau humain est parvenu au stade du plein emploi. Tout fonctionne à la perfection, de ce que nous autres laissons dormir, y compris la mémoire. Conséquence logique: une mémoire totale est une mémoire anesthésiée»[xxv]. En devenant hypermnésique, ainsi que le souligne Marc Chénetier, la Bibliothèque totale risque logiquement de rendre caduque la notion d'intertexte, si chère à la discipline comparatiste!


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[i] S. Rabau, L'Intertextualité, Flammarion, «GF Corpus», 2002, p. 53.

[ii] S. Rabau, Ibid., p. 13, 49-53.

[iii] U. Eco, Le Nom de la Rose, Paris, Grasset et Fasquelle, «Livre de poche», 1982, p. 74.

[iv] P. Valéry, «Mon Faust», dans Œuvres, t. II, Gallimard, «Pléiade», 1960, p. 368.

[v] R. Musil, L'Homme sans qualités, trad. P. Jaccottet, T. I, Paris, Seuil, 1995, p. 580. Nous soulignons.

[vi] R. Musil, Ibid., p. 581.

[vii] R. Musil, Ibid., p. 381.

[viii] Sa méthode est tout autre: «D'ailleurs j'ai trouvé personnellement grand profit à remplacer la connaissance des bouquins par la pénétration intime de leurs auteurs.», P. Valéry, op. cit., p. 368.

[ix] E. Canetti, op. cit., p. 35.

[x] Goethe, Faust I et II, trad. J. Malaplate, Flammarion, «GF», 1984, p. 36 et 44.

[xi] E. Canetti, op. cit., p. 30-31.

[xii] U. Eco, op. cit., p. 86.

[xiii] J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, «Folio», 1964, p. 35-36.

[xiv] P. Zumthor, Babel ou l'inachèvement, Seuil, «Poétique», 2001.

[xv] P. Valéry, op. cit., p. 364.

[xvi] W. Benjamin, «Préface épistémo-critique», dans Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, «Champs», 1985, p. 43.

[xvii] Ainsi, la fondation à Moscou en 1918 d'un Institut de littérature mondiale sous la responsabilité de Gorki.

[xviii] «Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j'ai voyagé dans ma jeunesse; j'ai effectué des pèlerinages à la recherche d'un livre et peut-être du catalogue des catalogues; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j'écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l'hexagone où je naquis […]. Parler, c'est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître existe déjà dans l'un des trente volumes des cinq étagères de l'un des innombrables hexagones – et sa réfutation aussi […]. Toi qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue?», J. L. Borges, «La Bibliothèque de Babel», dans Fictions, trad. R. Caillois, nouvelle édition augmentée, Paris, Gallimard, «Folio», p. 72 et 80, 1983.

[xix] J. L. Borges, Ibid., p. 72.

[xx] Cf. J.-N. Jeanneney, Quand Google défie l'Europe. Plaidoyer pour un sursaut, Paris, Mille et Une Nuits, 2005.

[xxi] R. Chartier, L'Ordre des livre: Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècles, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992.

[xxii] M. Chénetier, «Du Palais à l'hypertexte: les avatars de Mnémosyne. Esquisse d'une réflexion sur les rapports entre conceptions de la mémoire et de la littérature», Le Temps des savoirs, Revue interdisciplinaire de l'institut universitaire de France, n° 6, Odile Jacob, janvier 2004, p. 135.

[xxiii] J. L. Borges, «Funes ou la mémoire», op. cit., p. 115.

[xxiv] «Homère composa L'Odyssée; aussitôt accordé un délai infini avec des circonstances et des changements infinis, l'impossible était de ne pas composer, au moins une fois, L'Odyssée. Personne n'est quelqu'un, un seul homme immortel est tous les hommes. Comme Corneille Agrippa, je suis dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon et je suis monde, ce qui est une manière fatigante de dire que je ne suis pas.», J. L. Borges, «L'Immortel», dans L'Aleph, trad. R. Caillois, Paris, Gallimard, «L'Imaginaire», p. 30-31.

[xxv] C. Marker, «Sans Soleil par Chris Marker», Trafic, n° 6, 1983, p. 92.



Anne Bourse et Julia Peslier

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Décembre 2007 à 13h10.