Atelier

Florilège IV Atelier des interventions possibles selon Soares

Les textes sont extraits de la nouvelle édition Christian Bourgois du Livre de l'Intranquillité de Bernardo Soares, traduit du portugais par Françoise Laye, présenté par Robert Bréchon et Eduardo Lourenço, publiée en 1999. La numérotation des textes correspond à celle de cette édition.

Fictionnalisation : fuite en avant dans la fiction de l'œuvre par la conversion dans la réalité Et si Soares l'Agent Comptable était Roméo , ou comment (ne pas) ré-écrire Shakespeare… (texte 36)

(…) Mais la Juliette idéale d'une réalité meilleure a tôt fait de fermer, sur le Roméo fictif de mon sang, la fenêtre hautaine de l'interview littéraire. Elle obéit à son père à elle ; il obéit à son père à lui. La lutte continue entre les Montaigu et les Capulet ; le rideau tombe sur ce qui ne s'est pas produit ; et je rentre chez moi – dans ce meublé où je sens la présence sordide de ma logeuse absente, des enfants que je vois rarement, des collègues de bureau que je ne verrai que demain – tout en remontant mon col d'employé de bureau (qui abrite sans surprise le cou d'un poète), en traînant des bottes toujours achetées dans le même magasin et en évitant, inconsciemment, les flaques de pluie froide, mais ennuyé confusément d'avoir oublié, une fois de plus, mon parapluie, et la dignité de mon âme.

Refus d'intervention : Œuvre parfaite (Texte 269)

Avoir déjà lu Les Aventures de Mr Pickwick, voilà une des grandes tragédies de ma vie : c'est que je ne peux plus les lire, de nouveau, pour la première fois.

Réitération : Œuvre qu'on aurait aimé écrire De la phrase parfaite que l'on ne corrige pas, on la répète, on la chante, on la devient : et si Soares était un autre Pierre Ménard ? (texte 46)

Je relis passivement – et j'en retire comme une inspiration, comme une délivrance – ces phrases toutes simples de Caeiro, parlant tout naturellement des dimensions modestes de son village, et de ce qui en découle. De là, dit-il, et parce que son village est tout petit, on peut voir davantage de l'univers que depuis la ville ; c'est en quoi le village est plus grand que la ville : « Parce que j'ai la dimension de ce que je vois, et non pas celle de ma taille. » Des phrases comme celles-là, qui semblent pousser toutes seules, sans être dictées par une volonté quelconque, me lavent de toute la métaphysique que j'ajoute spontanément à la vie. Après les avoir lues, je m'en vais à ma fenêtre, qui donne sur une rue étroite, je regarde le vaste ciel et ses astres nombreux, et je me sens libre, portée par une splendeur ailée dont la vibration frémit dans mon corps tout entier. « J'ai la dimension de ce que je vois » ! Chaque fois que je médite cette phrase, avec l'attention de tous mes nerfs, elle me semble, toujours davantage, destinée à rebâtir astralement l'univers. « J'ai la dimension de ce que je vois » ! Quelle puissance mentale sans limites, que celle qui va du puits de nos émotions les plus profondes jusqu'aux étoiles les plus lointaines, qui s'y reflètent et d'une certaine manière, s'y trouvent ainsi à leur tour. Dès lors, conscient d'avoir appris à voir, je contemple la vaste métaphysique objective des cieux infinis, avec une assurance qui me donne envie de mourir en chantant. « J'ai la dimension de ce que je vois » !(…) Mais je reviens à moi, et je m'apaise. « J'ai la dimension de ce que je vois ». Et cette phrase devient mon âme tout entière (…).



Julia Peslier

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Janvier 2005 à 16h49.