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L'art de la science-fiction

Par Marc Atallah


Extrait de : Marc Atallah, L'Art de la science-fiction, Yverdon, Actu SF, coll. «Maison d'Ailleurs», 2016.


Dossier Science-fiction






L'art de la science-fiction


Réfléchir intelligemment à la dimension artistique de la science-fiction ainsi qu'à la place occupée par les arts au sein de cette pratique esthétique est une perspective passionnante, même si cette dernière a été peu valorisée par les essais se donnant pour mission de mieux comprendre un phénomène – au départ littéraire – né dans le courant d'un XIXe siècle en pleine mutation politique, cognitive et industrielle. Très étrangement pour un ensemble, par définition, exclusivement composé de fictions (c'est-à-dire, j'y reviendrai, de mises en intrigue), les thématiques phares de ce genre narratif paraissent en effet davantage retenir l'attention que ses pourtant multiples innovations stylistiques ou formelles: les recherches savantes ou les reportages médiatiques portent régulièrement leur attention sur les robots, les cyborgs, les extraterrestres, les connexions hommes-machines, les voyages intersidéraux ou encore les paradoxes temporels, mais sont relativement peu nombreux dès lors qu'il s'agit de traiter d'effets esthétiques. Or, ce qu'il y a de plus étonnant si l'on pense à cette dissymétrie abyssale entre études thématiques et études formelles, c'est qu'il n'existe aucune différence de nature qui peut justifier que la science-fiction soit traitée différemment des genres dits «nobles»: la première — tout comme les seconds — compte dans ses rangs quantité de récits qui pourraient être étudiés à l'aune d'effets hautement esthétiques, tels que l'autoréflexivité, la création d'une langue nouvelle ou la mise en abyme d'un motif donné. Un exemple parmi des centaines d'autres où l'on voit cette différence de traitement à l'œuvre? Recensons le nombre d'articles rédigés sur l'analyse rigoureuse des clins d'œil — à lui-même, à d'autres productions cinématographiques et, plus globalement, au médium «cinéma» — du film Retour vers le futur 2 (Robert Zemeckis, 1989), et comparons ce chiffre avec la quantité d'interviews sur la (soi-disant) anticipation de notre avenir, cristallisée à l'écran par l'hoverboard et les chaussures de sport à fermeture automatique utilisés par un Marty McFly fictionnel évoluant dans un 2015 tout aussi fictionnel. La comparaison ne laisse planer aucun doute: on préfère s'interroger sur ce que ce film culte de science-fiction pourrait prédire (mais qu'il ne prédit jamais) plutôt que sur ce qu'il dit.


Mon exemple est certes un peu caricatural, mais il a le mérite de pointer une évidence: la science-fiction est en général considérée — et cette image est relayée à l'excès par les médias — comme un ensemble d'idées et de thématiques qui viseraient à esquisser les courbes de notre avenir (dimension «futurologique» ou «anticipatrice» de la science-fiction) ou alors, selon que l'on se réfère à un autre point de vue, à mettre en évidence quelque aspect particulièrement prégnant de notre société actuelle (dimension «sociologique» de la science-fiction). Il n'y a alors rien d'étrange à ce que ce genre narratif ait été si fréquemment utilisé, instrumentalisé, par d'autres disciplines:les sciences sociales y voient par exemple un miroir réfléchissant les valeurs dominantes d'une époque (dans cette perspective, la science-fiction ne serait qu'un amplificateur de projections fantasmatiques ou un dispositif idéologique métabolisant les tendances sociétales). Quant à la vulgarisation scientifique (ou, plus rarement, les sciences physiques), elle puise dans des récits souvent lus au premier degré les erreurs théoriques qu'elle collectionne pour apprendre à qui veut bien l'entendre comment ces erreurs nous permettent de mieux comprendre la «vraie» science: le vulgarisateur s'attarde, pour citer un cas particulier, sur le motif du sabre laser et montre, grâce aux connaissances qu'il maîtrise mieux que son interlocuteur, qu'un laser, d'une part, ne peut pas se voir dans l'espace (sauf si ce dernier est poussiéreux) et, d'autre part, qu'il devrait être accompagné d'un dispositif générant un champ de confinement (sinon le laser part à l'infini). Cette explication est scientifiquement pertinente, mais elle ne nous dit absolument rien sur la fascination et les émotions épiques que cet impossible sabre a su provoquer chez les lecteurs/spectateurs. Comme nous l'avons tous expérimenté depuis notre enfance (et que nous continuerons à expérimenter jusqu'à notre mort), une fiction ne nous touche pas en raison de sa plausibilité scientifique ou de sa capacité à brosser un portrait vraisemblable de notre avenir, mais grâce aux émotions qu'elle nous permet d'éprouver. Et nous permettre d'éprouver des émotions — agréables ou non —, c'est posséder une dimension esthétique, puisque l'esthétique, par définition, est ce qui «a la faculté de plaire aux sens»; la fiction, c'est cette expérience empathique qui me permet, grâce aux récits dans lesquels je suis immergé, de rire à gorge déployée, pleurer à chaudes larmes, vibrer avec exaltation, me ronger les ongles de nervosité. Or, c'est justement cette aisance à susciter une expérience esthétique que le monde académique français a refusée à la science-fiction pendant plusieurs décennies. Mais, heureusement, cette époque condescendante est (bientôt) révolue: il est aujourd'hui possible d'accepter — sans risquer d'être déshonoré par ses pairs — que les écrivains de science-fiction «jouent» avec le langage, tout comme l'ont fait les grands romanciers avant eux (idem pour les scénaristes et dessinateurs de bandes dessinées, et pour les réalisateurs de films). En revanche, être en mesure d'apprécier la dimension esthétique de la science-fiction suppose de l'observer dans son autonomie, et non comme un «outil» analytique ou pédagogique transitoire.


Pour ajouter un exemple supplémentaire à celui, édifiant, du sabre laser évoqué plus haut, j'ai envie de citer la querelle qui a secoué le «tout petit» monde des fans de science-fiction lors de la sortie du film Interstellar (Christopher Nolan, 2014).Il est surprenant d'observer que ce dernier a généré plus de commentaires sur la plausibilité du trou noir «Gargantua» ou des exoplanètes visitées par l'équipage spatial que sur le dialogue – à plusieurs niveaux – établi entre le chef-d'œuvre de Nolan et celui auquel il se réfère en permanence: 2001, L'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick, 1968). Autrement dit, quantité d'aficionados ont critiqué Interstellar en l'accusant de son manque de plausibilité scientifique, alors que tout laissait entrevoir qu'une lecture autoréflexive et méta-narrative était plus adaptée. Comment, en effet, interpréter — au niveau terminologique et narratif — que les robots de Nolan portent le même nom que l'entité extraterrestre du film de Kubrick («monolithe»)? Ce dernier film existerait-il dans l'univers fictionnel d'Interstellar? Si ce n'est pas le cas, la coïncidence ne peut être expliquée que par un jeu intertextuel qui, inévitablement, laisse entendre que le film de Christopher Nolan «joue» avec les codes — et donc se situe face à eux — qui lui ont donné naissance. On peut aussi s'interroger sur la raison ayant poussé le réalisateur américain a choisir un grain d'image si particulier pour un film sorti de 2014; ce grain ne ressemble-t-il pas à s'y méprendre à celui que l'on voyait dans les salles obscures de la fin des années 1960? Comme l'ont fait tant de grands auteurs ou réalisateurs avant lui, le génie artistique de Nolan a été de parsemer son récit d'indices nous permettant, une fois décryptés, de comprendre ce que raconte, au fond, le film: non pas un questionnement sur la nature de la relativité générale ou sur la possibilité d'une vie extraterrestre, mais une méditation métaphorique sur le sens de l'existence humaine réécrivant une des dernières grandes méditations métaphoriques sur ce sujet produite par un film de space opera — en l'occurrence, le 2001 de Kubrick. Il est maintenant clair que refuser d'aborder de telles réflexions et rester hermétique à de tels phénomènes formels, c'est rester aveugle aux effets esthétiques les plus intéressants produits par la science-fiction (tout en se condamnant à croire que cette dernière nous parle de sciences, de technologies et d'avenir); autrement dit, c'est oublier — et même les férus de ce genre semblent parfois négliger cette réalité — que la science-fiction ressortit d'abord, et avant tout, au champ de la fiction narrative, c'est-à-dire au champ du langage. Au langage? Oui, mais à condition d'entendre cette notion au sens large: tout langage est composéd'un «lexique» — des mots, des thèmes — et d'une «grammaire» (les «règles» pour combiner ces mots ou ces thèmes entre eux, les scénarios).


Une pratique autonome


Vous aurez compris que ces mots introductifs avaient pour fonction de dégager la thèse méthodologique sous-jacente à mon propos — thèse que je pourrais d'ailleurs synthétiser en rappelant qu'il est impossible de reconnaître la qualité artistique d'une œuvre (de science-fiction, comme de tout autre courant générique) si elle est considérée en tant que «moyen» orienté vers une «fin» extérieure. Quand les connaisseurs de la science-fiction l'abordent par l'angle futurologique ou sociologique, quand ils cherchent à l'analyser à l'aune de la pédagogie scientifique, ils contribuent — inconsciemment — à en minimiser la valeur esthétique: les tableaux de Picasso ou de Matisse ressortissent à l'art car ils sont analysés comme des tableaux dont il faut évaluer la valeur artistique. Interstellar, lui, appartient au champ des mauvais films de science-fiction si on le «lit» à l'aune des théories scientifiques qui gouvernent la recherche cosmologique, mais devient un chef-d'œuvre du cinéma s'il est étudié à l'aune de sa force esthétique. On voit que dans un tel processus d'évaluation, le critique possède une responsabilité immense — et c'est attristant d'observer que la majorité des théoriciens de la science-fiction sont dans l'incapacité de démontrer la puissance esthétique de leur objet d'études. Or, pour que cette démonstration ait un sens, il est nécessaire, d'une part, de ne pas subsumer la science-fiction à une autre discipline (elle ne doit pas être un «outil») et, d'autre part, de ne pas se tromper sur ce qu'est, avant tout, un récit fictionnel: une mise en intrigue spécifique qui provoque — littérairement, graphiquement ou cinématographiquement — des émotions plus ou moins inédites. Mais comment ne pas être étonnés quand nous constatons la facilité avec laquelle nous oublions cette évidence lorsqu'il s'agit de récits science-fictionnels, alors que, étrangement, nous nous en souvenons au moment de nous pencher sur d'autres textes, bandes dessinées ou films: nous analysons le style de Gustave Flaubert et de Philippe Sollers, mais nous nous détournons de celui d'Andreas Eschbach ou de Philip K. Dick; nous admirons (presque a priori) Stanley Kubrick et Alain Resnais, mais nous semblons plus réticents face à Christopher Nolan ou Alex Proyas. Sommes-nous si aliénés par les canons artistiques que nous ne pouvons plus reconnaître de nouveaux effets esthétiques? Pourquoi nous contentons-nous d'observer ceux qui ont déjà été repérés, mais ne passons-nous pas plus de temps à rechercher ceux qui demeurent encore voilés?


Il est grand temps de rendre à César ce qui lui appartient et de se donner les moyens de considérer la science-fiction comme un art singulier, dont la propriété parmi les plus signifiantes est de réfléchir — du moins pour les œuvres les plus ambitieuses — à la nature du langage. En effet, et je le montrerai au chapitre suivant, la science-fiction «joue» avec le langage — verbal pour la littérature et la bande dessinée, iconique pour la bande dessinée et le cinéma — et, ce faisant, est à même de créer une «langue» (c'est-à-dire une utilisation originale du langage). Or, créer une langue, c'est être en mesure de réfléchir à la fonction du langage humain mais aussi à l'acte créatif lui-même, puisque tout acte créatif, s'il se veut original, est déjà un «jeu» avec un langage — littéraire, bédéique, cinématographique, pictural, vidéoludique, etc.— déjà existant. Mais n'allons pas trop vite. Les trois chapitres qui suivent me permettront, premier chapitre, de préciser les propriétés de cet art qu'est la science-fiction, puis, au second chapitre, je travaillerai la manière dont de nombreux romans ou nouvelles inventent des langues afin de réfléchir aux conséquences de ces inventions.Finalement, je conclurai cet essai en étudiant un procédé formel fréquemment pratiqué — sur le mode ludique — par la science-fiction, en particulier sur les couvertures de pulp magazines et de digests: la mise en abyme. C'est d'ailleurs pour montrer à quel point les illustrateurs d'antan étaient sensibles aux rapports se tissant entre art et science-fiction — et ce, depuis le début de la diffusion massive de ces magazines sur le marché américain (1926) — que cet ouvrage est richement illustré par une cinquantaine de ces couvertures. Vous le constaterez par vous-même, ces dernières suivent deux logiques différentes, mais néanmoins complémentaires: alors que la première moitié d'entre elles incorporent des mouvements artistiques classiques (en général par le biais de motifs facilement reconnaissables) tout en les transformant quelque peu, l'autre moitié représente ces pratiques «nobles» que sont la danse, la peinture ou encore la sculpture, mais dans un univers qui n'est pas (tout à fait) le nôtre.



Marc Atallah
Université de Lausanne. Directeur de la Maison d'Ailleurs à Yverdon
Septembre, 2016



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Dernière mise à jour de cette page le 22 Septembre 2016 à 11h38.