Atelier

Intermezzo– Après le «syndrome de Funes», de nouvelles perspectives

À partir de la seconde moitié du XXème siècle, la figure de la Babel sombre est soumise à un démembrement supplémentaire, lié selon Roubaud à la «décomposition accélérée et la désorganisation de la mémoire interne et individuelle»[i] par les mémoires artificielles. Ce déplacement de la littérature de l'espace traditionnel de la Bibliothèque vers celui du réseau est aussi signalé par Foucault à propos de l'œuvre de Robbe-Grillet:

[La littérature] avait son lieu hautement temporel dans l'espace à la fois réel et fantastique de la Bibliothèque; là chaque livre était fait pour reprendre tous les autres, les consumer, les réduire au silence et finalement venir s'installer à côté d'eux […]. Peut-être pourrait-on dire qu'aujourd'hui […], la littérature qui n'existait déjà plus comme rhétorique, disparaît comme bibliothèque. Elle se constitue en réseau, – et en réseau où ne peuvent plus jouer la vérité de la parole ni la série de l'histoire, où le seul a priori, c'est le langage.[ii]

Au sein de la civilisation du «tout-image» que Roubaud assimile aux burroughsiennes «sociétés de contrôle», la poésie se donnerait alors comme un «effecteur privilégié de la mémoire»[iii]. D'autres comme Marc Chénetier ou les membres de l'ALAMO, reformulant les hypothèses d'Italo Calvino dans La Machine Littérature, concluent plutôt à l'appareillage littéraire par des programmes de génération automatique. Face à la situation actuelle de saturation et de crise de la Babel sombre, il est également possible de repartir de l'intuition de Roubaud afin d'étudier par quelles stratégies exclusivement poétiques certains textes contemporains continuent de (se) poser la question de la mémoire à l'âge électronique, sans pour autant se plier à une concrète «cybernétisation». Il s'agirait alors de se déplacer de la Bibliothèque à l'Archive, au sens singulier que Foucault donne à ce terme:

Entre la langue qui définit le système de construction des phrases possibles, et le corpus qui recueille passivement les paroles énoncées, l'archive définit un niveau particulier: celui d'une pratique qui fait surgir une multiplicité d'énoncés comme autant d'événements réguliers, comme autant de choses offertes au traitement et à la manipulation. Elle n'a pas la lourdeur de la tradition; et elle ne constitue pas la bibliothèque sans temps ni lieu de toutes les bibliothèques; mais elle n'est pas non plus l'oubli accueillant qui ouvre toute à parole nouvelle le champ d'exercice de sa liberté […].[iv]

En amont du rhizome et de l'archive, c'est à ce moment précis de faillite historique de la Bibliothèque totale et mélancolique que nous enchaînerons sur le deuxième Acte de notre scénographie: la Babel sombre, en tant qu'elle est aussi à consumer, dévoile armature et rouages à la lumière du feu, entendu comme puissant geste de réécriture.


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[i] J. Roubaud, L'Invention du fils de Leoprepes. Poésie et mémoire, Paris, Circé, 1993, p. 152.

[ii] M. Foucault, «Distance, aspect, origine», dans Tel Quel. Théorie d'ensemble, Paris, Seuil, «Points», 1980, p. 19-20.

[iii] J. Roubaud, op.cit., p. 141.

[iv] M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 170-71.



Anne Bourse et Julia Peslier

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Décembre 2007 à 16h26.