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Séminaire "Anachronies - textes anciens et théories modernes".
Séance 1 (07 octobre 2011): A(na)chroni(sm)e.

Anachroni(sm)e : mise au point sur les notions d'anachronisme et d'anachronie, par Frédérique Fleck.




ANACHRONI(SM)E
Mise au point sur les notions d'anachronisme et d'anachronie




«Anachronisme»

Encart 1: les différents sens du mot «anachronisme»
1a. Action de confondre les dates, de placer une entité dans une époque à laquelle elle n'appartient pas. syn. dyschronisme, métachronisme.

1b. en particulier, action de placer une entité avant sa date (restriction). syn. prochronisme; contr. parachronisme.

2a. Entité déplacée dans une époque autre que la sienne (métonymie à partir du sens 1a: passage de la cause à l'effet).

2b. en particulier, entité placée avant sa date (restriction).

3. Entité en retard sur son temps (extension à partir du sens 2a: il ne s'agit plus du résultat d'une action; restriction à partir du sens 2a: il s'agit spécifiquement d'un retard par rapport à son temps, à l'inverse de 2b).

4. État de décalage entre le moment où un événement se produit et celui où il aurait dû se produire (métonymie à partir du sens 1a: passage de la cause à l'effet).

«Anachronisme» est attesté à partir de 1625 (Naudé, Apologie pour les grands hommes, 171: «Ces deux personnages n'ont été contemporains que par une figure d'anachronisme») au sens de «confusion de dates».

Le terme est tout de suite péjoratif, comme le montrent les définitions du Dictionnaire de l'Académie (1694), «erreur contre la chronologie», et de Littré, «faute contre la chronologie».

Aujourd'hui, le Trésor de la Langue française informatisé indique aussi, en B, un emploi «péj. ou iron.» pour désigner un «objet, usage reflétant une époque révolue, en retard sur son temps» ou une «personne dont le genre de vie, le mode de pensée ou de sentir, est en retard sur ses contemporains» (ce qui correspond au sens 3 de l'encart ci-dessus). Mais le sens A, puisqu'il n'est pas qualifié de péjoratif comme B, semble n'être pas forcément négatif: «action de placer un fait, un usage, un personnage, etc. dans une époque autre que l'époque à laquelle ils appartiennent ou conviennent réellement ; fait, usage, personnage ainsi placé» (voir sens 1a et 2a de l'encart). Le type d'anachronisme ainsi défini est tout de même bien, dans certains cas, «dû à une erreur, à une ignorance», mais il peut aussi être lié «à une tradition» (T. Gautier, Le Guide de l'amateur au Musée du Louvre, 1872, p. 49: «Dans les costumes [du Christ porté au tombeau] on relèverait plus d'un anachronisme, et tel vêtement semble sortir de la garde-robe des doges...»); il peut également «être volontaire, notamment pour des raisons esthétiques» (F.-R. de Chateaubriand, Les Natchez, 1826, p. 105: «Pour faire passer sous les yeux de Chactas les hommes illustres du grand siècle, j'ai quelquefois été obligé de serrer les temps, de grouper ensemble des hommes qui n'ont pas vécu tout-à-fait ensemble, mais qui se sont succédé dans la suite d'un long règne. Personne ne me reprochera sans doute ces légers anachronismes, que je devois pourtant faire remarquer ici.»). L'anachronisme au sens qui nous intéressera le plus (sens 1a de l'encart, «action de placer dans une autre époque», par exemple en exportant une théorie moderne pour appréhender un texte du passé) est donc bien fondamentalement une «faute», mais peut être justifié par la tradition ou par des raisons artistiques. Autrement dit, pour qui ne fait pas œuvre d'art ou ne se réclame pas d'une pratique déjà bien autorisée, l'usage de l'anachronisme reste fautif et proscrit.

L'anachronisme est généralement entendu au sens large, pour dénoter toute erreur de chronologie. Il est en ce sens synonyme de «dyschronisme» (ce qui confirme sa valeur dépréciative, le premier élément «ana-» apparaissant comme l'équivalent de «dys-») et de «métachronisme» («déplacement dans le temps»). Mais il désigne parfois plus précisément l'action de placer un fait avant sa date (sens 1b de l'encart, par ex. Christophe Colomb parlant dans un porte-voix). Il est alors synonyme de «prochronisme» (ou «anachronisme progressif»; Littré donne aussi ce sens à «métachronisme») et s'oppose au «parachronisme» (ou «anachronisme régressif», avec un premier élément «para-» signifiant «intellectuellement à côté, non correctement», dans lequel on retrouve une valeur dépréciative) qui place un fait après sa date (par ex. Londres traversé en carrosse au XXe siècle). C'est ce sens restreint (sens 1b de l'encart) que nous avions plus particulièrement en vue quand nous avons fait le programme du séminaire, avec l'application d'une théorie moderne à un texte ancien, mais le sens large pourra nous ouvrir d'autres perspectives.


«Anachronie»

Le terme apparaît chez Léon Daudet, au sens d'«inadaptation d'une personne à une époque» (sens proche du sens 4 d'«anachronisme», «état de décalage»): «Il [Baudelaire] fut le type du transplanté dans le temps, que tout blesse, que tout exaspère et qui cherche, dans l'exotique, ou dans l'anormal, un remède à sa dyschronie, ou, si vous préférez, à son anachronie.» (L. Daudet, Le Stupide xixe siècle, 1922, p. 135). Voir TLFI .

La création de ce néologisme dans lequel le suffixe -isme est remplacé par le suffixe -ie, qui sert à former des dérivés désignant notamment un état pathologique (folie, idiotie, maladie) et, plus généralement, une qualité morale ou un comportement (bonhomie, félonie, modestie), permet d'indiquer l'état de ce qui est anachronique; on est dans le domaine de la psychologie (sens 1a de l'encart ci-dessous).

Mais ce n'est bien sûr pas Léon Daudet – un auteur d'ailleurs peu recommandable – qui nous a inspirés dans le choix de ce mot. Quand Bérenger Boulay l'a proposé, il avait en tête l'article de Jacques Rancière sur lequel je reviendrai plus en détail à propos de l'anachronisme en histoire.

Chez le philosophe Jacques Rancière («Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», L'Inactuel 6, 1996, p. 53-68), le terme d'«anachronie» ne désigne pas un état, mais une chose (mot, événement) en rupture avec son époque (sens 2a de l'encart ci-dessous):

«Il y a des modes de connexion que nous pouvons appeler positivement des anachronies: des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler du sens d'une manière qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec «lui-même». Une anachronie, c'est un mot, un événement, une séquence signifiante sortis de «leur» temps, doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels inédits, d'assurer le saut ou la connexion d'une ligne de temporalité à une autre.» (p. 67-68)

La prise en compte par les historiens de telles anachronies, préconisée par J. Rancière, fait écho à l'étude des précurseurs en histoire de l'art ou de la littérature (cf. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, qui parle d'anachronisme et non d'anachronie, et la mise au point de Claire Paulian sur ce sujet). Il y a là, chez J. Rancière, un renversement axiologique, le terme «anachronie» passant d'une valeur péjorative à une valeur positive. Si l'on compare avec le sens 2a d'«anachronisme» («chose déplacée dans une autre époque que la sienne, en particulier avant sa date») et le sens 3 d'«anachronisme» toujours («chose en retard sur son temps»), on peut dire que ce renversement est lié à l'absence, par rapport au sens 2a d'«anachronisme», du trait sémantique «résultat d'une action» (ce qui nous rapproche du sens 3) et, par rapport au sens 3 d'«anachronisme», à une inversion de la perspective (passage d'une visée rétrospective – avec l'idée de «retard sur son temps» – à une visée prospective d'avance sur son temps, comme dans le sens 2a). L'anachronie est devenue la qualité des êtres ou des événements qui font avancer l'histoire.

Chez J. Rancière, c'est ce renversement axiologique qui nous a intéressés, mais le sens qu'il donne à «anachronie» reste quelque peu étroit et ne permet pas d'en faire un substitut positif d'«anachronisme»: l'anachronie chez lui est autre chose que l'anachronisme. Pour donner au terme d'«anachronie» l'élargissement qui nous paraît nécessaire afin de le rendre opératoire, nous nous appuyons sur les valeurs plus diversifiées que lui donne Gérard Genette (Figures III, Paris, Seuil, 1972).

Le terme apparaît dans la section «Ordre» de son «Discours du récit», qui traite des «rapports entre l'ordre temporel de succession des événements dans la diégèse et l'ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit» (p. 78). Chez G. Genette, les «anachronies narratives» sont «les différentes formes de discordance entre l'ordre de l'histoire et celui du récit» (p. 79), les formes bien connues de discordance entre les deux ordres temporels étant la prolepse et l'analepse. On retrouve bien, dans cet usage, l'idée d'une discordance temporelle, d'un déplacement chronologique, même si l'on a à faire ici non plus à une seule, mais à deux temporalités ou deux ordres de succession temporelle (dans la définition classique de l'anachronisme, il s'agit d'une discordance entre deux époques s'inscrivant dans une seule et même temporalité). Les sens correspondant aux emplois d'«anachronie» chez G. Genette sont, en conséquence, numérotés 1b, 2b, 3b dans l'encart ci-dessous pour les distinguer des sens où il est fait référence à une seule temporalité.

On peut noter d'emblée la valeur positive des anachronies narratives, notamment dans le cas du début in medias res qui caractérise l'Iliade et, à sa suite, les récits épiques et romanesques, et dont l'absence est considérée comme un défaut (Balzac reprochant à Stendhal de ne pas faire commencer la Chartreuse par l'épisode de Waterloo).

Ce qui nous a paru également très intéressant, c'est qu'il ne s'agit pas seulement, avec ces anachronies, d'un état de discordance (sens noté 1b à cause de la double temporalité, parallèle par ailleurs à celui qu'avait inauguré L. Daudet) ou bien des «segments narratifs» (p. 89) dans lesquels cette discordance se manifeste (sens noté 2b, parallèle à celui de J. Rancière). Le terme peut désigner aussi une action (comme dans le cas de l'anachronisme, et contrairement à ce que laisserait attendre le suffixe -ie): G. Genette parle en effet de «manœuvre narrative» (p. 82) pour définir la prolepse et donne à ce radical -lepse, dans une perspective narrative, le sens «de prendre en charge et d'assumer» (note de la p. 82). C'est le sens 3b de l'encart «anachronie» ci-dessous, auquel ne correspond aucun sens attesté dans l'ordre d'une temporalité unique; on pourrait toutefois s'autoriser du sens 3b pour proposer un sens 3a d'«anachronie» qui en ferait l'équivalent positif d'«anachronisme» dans son emploi le plus courant.

L'emploi genettien semble donc combiner le sens d'«inadaptation temporelle», propre au premier emploi littéraire d'«anachronie» et conforme à sa formation, aux deux sens principaux d'«anachronisme», «action de placer dans une époque autre» (sens 1a de l'encart «anachronisme», sens 3b de l'encart «anachronie») et «chose ainsi placée» (sens 2a de l'encart «anachronisme», sens 2b de l'encart «anachronie»).

Je terminerai par une dernière remarque. Les anachronies narratives, selon G. Genette, «postulent implicitement l'existence d'une sorte de degré zéro qui serait un état de parfaite coïncidence temporelle entre récit et histoire», état de référence qui est «plus hypothétique que réel» (p. 79). Le postulat d'un degré zéro qui serait la coïncidence des deux temporalités et le scepticisme affiché vis-à-vis de ce postulat pourraient être mis en parallèle, pour nous, avec la recherche (illusoire) d'une lecture abolissant la distance temporelle qui sépare le lecteur moderne du texte ancien.

Nous avons décidé, dans le cadre du séminaire «Anachronies. Textes anciens et théories modernes», de promouvoir le terme d'«anachronie», dans l'idée de trouver un substitut positif, ou en tout cas dépourvu de connotation péjorative, d'«anachronisme». Avec la substitution du suffixe d'état -ie au suffixe -isme, l'accent n'est plus mis sur une action, un geste (vu surtout comme une intervention négative, une altération), mais sur un état (inhérent, inévitable, ne dépendant pas d'une action volontaire), celui du lecteur qui est nécessairement en état d'anachronie par rapport au texte ancien, même s'il s'efforce (de manière sans doute illusoire) de retrouver la lecture contemporaine de l'œuvre. Mais le terme d'«anachronie» pourra aussi recouvrir les principales valeurs du terme «anachronisme», comme il le fait dans l'acception particulière que lui donne G. Genette. L'anachronie ne sera pas seulement l'état de discordance temporelle qui existe fatalement entre nous, lecteurs modernes, et les textes anciens (sens 1c): l'anachronie sera aussi l'exportation de notions, de catégories, de théories propres à notre temps ou l'importation de celles qui nous viennent du passé (sens 3c), ou encore, on pourra qualifier d'anachronies les œuvres qui anticipent sur ce qui se fera en d'autres époques ou reprennent des pratiques d'écriture anciennes (sens 2c). Ces emplois que nous nous proposons de faire du terme «anachronie» correspondent aux sens proposés en caractères italiques dans l'encart ci-dessous (sens 1c, 2c, 3c).


Encart 2: les différents sens du mot «anachronie»

1a. Etat d'une entité en rupture avec son temps (L. Daudet).

1b. Etat de discordance entre l'ordre de l'histoire et celui du récit (G. Genette).

1c. Etat de discordance temporelle entre le lecteur moderne et les textes anciens.

2a. Entité en rupture avec son temps (J. Rancière).

2b. Segment narratif déplacé (G. Genette).

2c. Œuvre participant de pratiques culturelles d'autres époques, révolues ou à venir.

3a. Action de déplacer une entité dans une époque différente de celle à laquelle elle appartient.

3b. Action de déplacer un segment narratif de sorte à créer une discordance entre l'ordre de l'histoire et celui du récit (G. Genette).

3c. Action de déplacer des notions, des catégories, des théories dans une époque différente de celle qui les a produites.


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Frédérique Fleck

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2012 à 18h02.