Atelier



L'adresse lyrique

par Jonathan Culler
(Cornell University)


Le présent essai est issu d'une conférence prononcée (en français) au printemps 2018 à l'Université de Lausanne, à l'invitation d'Antonio Rodriguez, puis à l'Université de Paris Diderot, à l'invitation de Dominique Rabaté.


Il est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteur.



Dossier Lyrisme.





L'adresse lyrique


En 2015 j'ai publié Theory of the Lyric (sur « la poésie lyrique », un genre, et non pas « le lyrisme »), où j'essaie de développer un cadre pour penser la poésie lyrique qui soit supérieur aux deux conceptions principales — conceptions principales dans le monde anglo-saxon, tout au moins — qui sont, pour faire bref, la conception romantique : la poésie lyrique comme l'expression intense, singulière des sentiments du poète, et une autre conception, qui domine la pédagogie de la poésie lyrique aux États-Unis : le poème lyrique comme imitation fictionnelle du discours d'un persona, personne fictive, représentée, qui parle.[1] D'un côté, l'expression d'un sujet, de l'autre, la mimesis d'un sujet qui parle. Chacune de ces deux conceptions convient à certains poèmes, mais échoue comme modèle général, en ce qu'elle nous distrait des aspects principaux et distinctifs du poème. J'y reviendrai à la fin.


Mon point de départ — ce qui a déclenché ce projet et qui sera mon sujet principal aujourd'hui — était mon intérêt pour la figure de l'apostrophe, qui est négligée par la critique, même la critique qui se penche sur des poèmes qui en foisonnent. L'apostrophe — une invocation qui se détourne des auditeurs ou des lecteurs pour s'adresser à ce qui n'est pas un destinataire empirique – est une figure qui gêne, qui incarne tout ce qui semble plus prétentieux, plus farfelu, dans la poésie lyrique ; tout ce que les théoriciens de nos jours ont voulu écarter pour engager la littérature comme pratique sociale et forme épistémologique sérieuse :


            « O temps, suspends ton vol ».  Lamartine

            « Lion ! J'étais pensif, ô bête prisonnière,
            Devant la majesté de ta grave crinière ». Hugo

            « Avalanche ! veux-tu m'emporter dans ta chute ? » Baudelaire

            « Dormeuse, amas doré d'ombres et d'abandon ». Valéry

            « Bergère, ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ». Apollinaire


En s'adressant à un lion ou à une avalanche, en demandant au temps de s'arrêter, le poète se distingue des simples mortels, se présente sinon en prophète, au moins en poète, dont le discours obéit aux normes différentes. L'acte de s'adresser à des forces naturelles ou aux objets, aux abstractions, ou aux êtres absents, perturbe le circuit ordinaire de la parole, plaçant au premier plan l'acte d'adresse lui-même, le détachant des contextes empiriques et montrant son caractère rituel, exhortatoire, mettant enfin l'emphase sur l'acte de la parole, la parole comme invocation.


L'apostrophe diffère des autres figures en ce qu'elle ne joue pas sur le sens ou l'ordre des mots mais sur le circuit de la communication lui-même, le déplace d'une façon assez bizarre ; son absence de fonctionnalité amène les critiques littéraires à se détourner de l'apostrophe quand ils la rencontrent dans la poésie — à l'ignorer ou, souvent, de transformer l'apostrophe en description, occultant son événementialité gênante.


Je prends plutôt le contre-pied de cette attitude, en supposant qu'un élément de la tradition qui persiste ainsi, surtout quand on lui dénie une fonction signifiante, pourrait être au cœur de ce genre : si l'apostrophe n'a pas de fonction apparente, c'est qu'elle connote l'acte poétique lui-même. Cet élément poétique qui résiste à la récupération par la prose critique, représenterait ce qu'il y a de plus radical, dans la poésie lyrique — elle signale sa dimension mystificatrice, sa prétention même. On pourrait aller jusqu'à identifier l'apostrophe comme la figure de base de la poésie lyrique. En effet, Baudelaire, dans son article sur Banville, observe à propos de la poésie lyrique, « Tout d'abord constatons que l'hyperbole et l'apostrophe sont des formes de langage qui lui sont non seulement des plus agréables mais aussi des plus nécessaires ».[2]


Je reprendrai cette formule à mon compte, tout en reconnaissant que je donne une extension plus large à la notion de poésie lyrique que Baudelaire.


*


Ce geste, de s'adresser à quelque chose qui n'est pas un auditeur plausible, est plus répandu que l'on s'imagine.[3] Néanmoins, cette idée de la centralité de l'apostrophe dans la poésie lyrique pourrait paraître bizarre, puisque cette figure n'est pas présente dans la majorité des poèmes lyriques. Mais on peut justifier cette proposition : Northrop Frye dans Anatomie de la critique explique que la théorie des genres se fonde essentiellement sur ce qu'il appelle « the radical of presentation » — où radical fait référence à la racine, donc la forme de présentation ou la structure de l'énonciation de base, le type de rapport au public que chaque genre instaure ;  selon cette hypothèse la poésie lyrique serait définie par l'apparence de s'adresser à quelqu'un ou quelque chose d'autre que le lecteur. Frye écrit : « normalement le poète lyrique est censé parler à lui-même ou à quelqu'un d'autre : un esprit de la nature, la Muse, un ami, une personne aimée, une divinité, une personnification quelconque, un objet de la nature… Le poète, pour ainsi dire, tourne le dos à son auditoire ».[4] Cette définition suggère qu'une entreprise de poétique doit se concentrer d'abord sur l'apostrophe, ses formes et ses fonctions.


Je propose que cette structure de base — ce que j'appelle « triangulated address » (adresse triangulé) ou le poète s'adresse aux lecteurs en s'adressant à ce qui n'est pas un véritable auditeur — se retrouve aussi dans des poèmes qui s'adressent à quelqu'un : à une maîtresse, à une divinité, à un ami. On pourrait imaginer que ce sont les vrais destinataires du discours, mais je prétends que la différence entre une lettre à une maîtresse et un sonnet ou entre une prière et un poème gît dans le genre de déplacement qui est opéré par le geste de l'apostrophe. Beaucoup des poèmes des Fleurs du Mal, par exemple, se présentent comme adressés à une femme — de façon tendre, virulente, suppliante, moqueuse, hostile. Mais bien que Baudelaire en ait envoyé quelques-uns à Madame Sabatier (sous le sceau de l'anonymat), il est évident qu'ils étaient construits pour son recueil et ses lecteurs. Envoyer un de ces poèmes à une femme, ce n'est pas lui adresser la parole, mais lui rendre hommage par un artefact. La personne visée par l'adresse n'est guère le vrai destinataire mais une figure convoquée pour des raisons poétiques : pour rendre le poème plus vivant, et surtout pour le situer dans un présent du discours plutôt que dans le passé de l'histoire ou l ‘anecdote. « Baraques de la foire, » de Victor Hugo, raconte une rencontre avec un lion qui est située dans le passé :


            Lion ! J'étais pensif, ô bête prisonnière,
            Devant la majesté de ta grave crinière ;
            Du plafond de ta cage elle faisait un dais.
            Nous songions tous les deux, et tu me regardais.
            Ton regard était beau, lion [….].[5]


Mais l'apostrophe au lion nous place dans un présent d'énonciation, où aura lieu la réflexion sur les différences entre l'homme et l'animal.


Une fonction simple de l'adresse lyrique, sous ses différentes formes, est d'interrompre l'histoire par le discours : l'adresse nous ramène à un présent d'énonciation. Par exemple, « À une passante » de Baudelaire nous offre la représentation d'un événement au passé :


            La rue assourdissante autour de moi hurlait.

            Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
            Une femme passa, d'une main fastueuse
            Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

            Agile et noble, avec sa jambe de statue.
            Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
            Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
            La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

            Un éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté
            Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
            Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

            Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
            Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
            Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!


Baudelaire aurait pu écrire, évitant l'apostrophe :


            Un éclair… puis la nuit ! Cette fugace beauté,

            Dont le regard me fit soudainement renaître,

            Ne la verrais je plus que dans l'éternité ?

            Ailleurs, bien loin de là, trop tard, jamais peut-être.

            J'ignorai où elle fuit, elle ne sut où j'allai,

            Elle que j'aurais aimée, qui sans doute le savait.[6]


Mais il y a une grande différence. Cette instance d'adresse, « Fugitive beauté », fait sortir le poème d'une temporalité narrative et nous installe dans le temps du présent lyrique : ce « maintenant », toujours répété, dans lequel cette invocation a lieu. Le poème commence par la représentation d'un événement singulier, dans le passé, mais au lieu de rester dans l'histoire d'une rencontre qui n'avait pas de suite, la « présentification » opérée par l'adresse interrompt la narration et nous ramène au moment de l'énonciation du poème. Elle met l'emphase sur l'acte d'énoncer : un moment d'énonciation répété chaque fois que le poème est lu.


*


On pourrait dès lors distinguer deux modes ou deux forces dans la poésie : le narratif et ce qu'on pourrait nommer l'apostrophique : la poésie lyrique serait le triomphe de l'apostrophique. Non pas que les poèmes lyriques ne racontent jamais — l'anecdotique est une des formes saillantes du poème bref et lyrique — mais l'histoire y est inscrite dans un temps présent, un temps lyrique, où elle acquiert une signification symbolique ou allégorique ; d'une façon ou d'une autre, elle est assimilée à un présent du discours lyrique, qui pourrait être marqué par l'apostrophe ou par la répétition d'un refrain, par exemple.


Dans le poème de Baudelaire, l'apostrophe nous sépare de l'incident du passé et fait, d'une façon qu'on pourrait appeler performative, acte : un acte ritualisé, cérémonial — acte de mélancolie : une célébration de possibilités imaginées et perdues. Le poème n'est plus simplement la représentation d'un événement mais voudrait être lui-même un événement — un événement ritualisé de commémoration plutôt que la représentation d'un événement.


Je dois dire un mot à propos de la dimension rituelle de la poésie lyrique. T. S. Eliot maintient que « all art emulates the condition of ritual. That is what it comes from and to that it must always return for nourishment» : « Tout art se modèle sur la condition du rituel. C'est de là qu'il vient, et il doit toujours y revenir pour s'y nourrir. »[7]. On peut ici recourir à une distinction élaborée par Roland Greene entre les éléments fictionnels et les éléments ritualistes ou ritualisés dans la poésie.[8] C'est une distinction qui ressort de façon évidente quand on lit une séquence lyrique, comme les sonnets de Shakespeare ou le Canzoniere de Pétrarque : on cherche à saisir une histoire, avec des personnages et des événements, mais on est frustré parce qu'on rencontre toujours autre chose — des rythmes, des rimes, des répétitions, des apostrophes, des figures : tout ce qui ne fait pas partie d'une représentation fictionnelle mais qui doit être articulé dans la performance du poème, tous les aspects formels du poème qui rappellent le chant et en font un discours spécial, quelque chose qu'on aime répéter. En général, dans la poésie lyrique, c'est l'aspect rituel qui domine sur le fictionnel. Cela devient évident avec la plupart des poèmes d'amour, qui ne racontent pas grand-chose mais qui se présentent comme un acte d'hommage, à la bien aimée ou à l'amour lui-même : acte d'hommage accompli par le poème. Un rituel est un acte qu'on répète et que l'on espère sera efficace — un événement. Par exemple :


            Je vous envoie un bouquet que ma main
            Vient de trier de ces fleurs épanies ;
            Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
            Chutes à terre elles fussent demain.
            Cela vous soit un exemple certain
            Que vos beautés bien qu'elles soient fleuries
            En peu de temps cherront toutes flétries
            Et comme fleurs périront tout soudain.
            Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame,
            Las ! le temps non, mais nous, nous en allons,
            Et tôt serons étendus sous la lame ;
            Et des amours desquelles nous parlons,
            Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle ;
            Pour ce, aimez-moi cependant qu'êtes belle.[9]


Le poème se propose à la fois, sur le mode du carpe diem, comme un bouquet et une liturgie amoureuse, cérémoniale — discours à répéter. « Apprends-moi par cœur, dit le poème », selon la prosopopée de Jacques Derrida dans « Che cos'è la poesia »: « Apprends-moi par cœur, recopie, veille et garde moi ».[10] Le langage poétique, écrit Valéry, « s'impose », et se fait « respecter; et non seulement remarquer et respecter mais désirer et donc reprendre » : il « a crée le besoin d'être encore entendu ».[11] Dans « La Dormeuse, » par exemple, la répétition phonologique dégage le langage d'une situation particulière — celle d'un amoureux qui regarde dormir sa bien-aimée — et installe une volupté impersonnelle. L'intensité des structures sonores, le jeu des répétitions phonologiques nous dirigent, me semble-t-il, vers une sensualité impersonnelle, de la forme.


            Quels secrets dans son cœur brûle ma jeune amie,
            Âme par le doux masque aspirant une fleur ?
            De quels vains aliments sa naïve chaleur
            Fait ce rayonnement d'une femme endormie ?

            Souffles, songes, silence, invincible accalmie,
            Tu triomphes, ô paix plus puissante qu'un pleur,
            Quand de ce plein sommeil l'onde grave et l'ampleur
            Conspirent sur le sein d'une telle ennemie.

            Dormeuse, amas doré d'ombres et d'abandons,
            Ton repos redoutable est chargé de tels dons,
            Ô biche avec langueur longue auprès d'une grappe,

            Que malgré l'âme absente, occupée aux enfers,
            Ta forme au ventre pur qu'un bras fluide drape,
            Veille; ta forme veille, et mes yeux sont ouverts.[12]


Le poème évoque, et laisse jouer dans ses sonorités, une beauté de la forme, fait de souffles et de silences, qui serait indépendante de ce qui est humain.


Mais passons aux cas des apostrophes les plus explicites et distinctives : l'adresse à ce qui ne peut être un auditeur, comme l'avalanche, la douleur, la Tour Eiffel. Plus l'objet de l'adresse lyrique apparaît comme un auditeur impossible, plus l'acte de s'adresser à lui est un acte ritualisé et non pas communicatif. On s'adresse à la Tour Eiffel non pas pour lui dire quelque chose mais pour manifester l'acte d'adresse lui-même.


Or, la fonction la plus simple de telles apostrophes serait de présupposer un objet animé à qui l'on s'adresse, et cette promotion de l'objet inanimé ou absent en interlocuteur possible suffit à instaurer un espace poétique. Une fonction de l'apostrophe serait de constituer les objets de l'univers comme autant de forces sensibles et potentiellement aptes à répondre, auxquelles on pourrait demander d'agir ou de s'abstenir d'agir (« Ô temps, suspends ton vol ! »). L'apostrophe du poète vise à instituer le rapport du sujet à l'objet en rapport entre sujets. J'aime bien cette question apostrophique de Lamartine — « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »[13] La différence entre demander si les objets inanimés ont une âme et leur demander s'ils ont une âme est que cette dernière question présuppose la sensibilité des objets par l'acte même de s'adresser à eux. Le vocatif pose en principe un rapport entre deux sujets, même si l'énoncé nie la qualité vivante de celui à qui l'on s'adresse, comme dans l'apostrophe de Baudelaire dans le deuxième « Spleen », « J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans » :


            Désormais tu n'es plus, Ô matière vivante,

            Qu'un granit entouré d'une vague épouvante.[14]


La déclaration que la matière vivante n'est qu'un granit est contredite par ce qui est présupposé par l'acte de s'adresser à elle. Des exemples comme celui-ci montrent que la fonction de l'apostrophe n'est pas d'articuler un panthéisme doctrinal, thématique, mais de faire du monde un site des rapports entre sujets, quand bien même le caractère animé de l'un d'eux serait explicitement nié.


Apostropher c'est vouloir, essayer de donner forme à une volonté, en demandant aux objets de l'univers de se conformer à votre désir. Mais un sujet qui s'adresse à l'inanimé se donne en spectacle, surtout parce qu'on doute que la demande sera exaucée (le Temps ne s'arrêtera pas). Celui qui passe son temps à s'adresser aux vents, aux nuages, au temps lui-même, risque le ridicule mais se constitue comme sujet visionnaire, poète, barde. L'invocation devient ainsi une figure de la vocation poétique. Dans la mesure où l'invocation fait des demandes non-fonctionnelles, on comprend que l'on invoque pour invoquer, pour se dramatiser comme sujet invocateur, pour convoquer des images d'un pouvoir de langage afin de se constituer en sujet visionnaire, poétique, prophétique. C'est l'acte qui marque la prétention d'offrir un langage hors de l'ordinaire, qui convoque ce qu'il nomme — la prétention d’être non pas un individu qui fait des vers mais le poète, l'incarnation de toute une tradition et de l'esprit de la poésie. Quels que soient les objets à qui l'on s'adresse, l'apostrophe sera toujours peut-être l'invocation de la muse. Ce « Ô » vide de contenu sémantique se rapporte à tous les autres « Ô » de la tradition et ainsi à la tradition même de la poésie lyrique.


*


Mais si l'apostrophe est un moyen de se constituer poète, visionnaire, et un essai pour surmonter l'aliénation du sujet et de l'objet en constituant l'objet comme un autre sujet avec lequel on pourrait espérer entretenir des rapports harmonieux, cette opération est risquée. L'apostrophe figure cette possibilité de réconciliation comme un acte de volonté, comme quelque chose à accomplir de façon poétique dans l'acte d'invoquer, et les poèmes apostrophiques montrent de diverses façons leur conscience des difficultés qui entourent ce qu'ils recherchent. C'est-à-dire qu'ici sont en jeu l'enchantement et le désenchantement du monde, la tension entre la présomption de s'adresser à l‘univers et les doutes sur le résultat. La poésie lyrique serait une des domaines où ce rapport, la tension entre enchantement et désenchantement, se négocie. Les poèmes apostrophiques le plus souvent contiennent ou au moins impliquent des réflexions sur la question de ce que peut la poésie. Des poèmes qui débutent avec des apostrophes se terminent souvent en questions et en qualifications.[15] Si je peux avoir recours à un exemple en anglais, qui montre de façon très claire ce qui est en jeu, « Dominion », par A. R. Ammons, poète américain du XXe siècle, nous présente le poète qui fait des demandes à la rivière, sans succès, jusqu'à ce qu'il trouve des demandes auxquelles la rivière puisse accéder.


Glittery river, I said,     Rivière étincellante, j'ai dit,
rise, but                        monte, mais
it didn't:                        elle ne l'a pas fait:
stop, then, damn           arrête, donc, parbleu,
it, but it                         mais elle
didn't:                           ne l'a pas fait:
O river, I said,              O rivière, j'ai dit,
ruffle                             faites moutonner
blurring                          brouillant      
windknots up                 petites vagues

(and          (et

that was nice                  c'était bien
like perch striking roils  comme des perches
at surface                       s'attaquant aux mouches

flies):                              font bouillonner la surface):


river, I said, don't           rivière, j'ai dit, ne
turn back,                      recule pas,
and it eased on               et elle s'écoulait
by,                                 lentement
majestic in the sweetest majestueuse dans la
command.                      plus douce empire.[16]


Après deux demandes qui ne reçoivent pas de réponses, on trouve deux demandes auxquelles la rivière semble acquiescer.


Il en va de même dans les poèmes romantiques qui n'hésitent pas à faire des demandes hyperboliques. Prenons, par exemple, Le Lac de Lamartine, plainte célèbre contre les ravages du temps : un poème connu pour l'apostrophe, « Ô temps, suspends ton vol ! »


            Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

            Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?

            Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes

            Que vous nous ravissez ?[17]


Demander à l'Éternité de parler, de vous répondre, c'est vraiment essayer de se constituer en poète visionnaire. Mais de toute évidence, l'Éternité ne répond pas.


Au début du poème, le sujet lyrique demande au lac de se souvenir d'une visite antérieure, quand la bien-aimée a invoqué le temps avec ces paroles célèbres :


            Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

            Suspendez votre cours :
            Laissez-nous savourer les rapides délices
            Des plus beaux de nos jours !


Cette apostrophe est une apostrophe enchâssée, répétée par le rappel qu'en fait le poème. On nous dit qu'à ce moment dans le passé « le flot fut attentif », bien que le temps ne se soit pas arrêté. Ce geste hyperbolique, qui prétend que des forces du l'univers pourraient vous écouter et même vous répondre, est présenté de façon ironique dans « La Béatrice » de Baudelaire :


            Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
            Comme je me plaignais un jour à la nature,
            Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,
            J'aiguisais lentement sur mon cœur le poignard,…[18]


Le poète passe son temps à se plaindre à la nature, mais ses plaintes sont entendues par des démons, qui commencent à se moquer de l'arrogance de ce poète :


            — « Contemplons à loisir cette caricature
            Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,
            Le regard indécis et les cheveux au vent.
            N'est-ce pas grand' pitié de voir ce bon vivant,
            Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,
            Parce qu'il sait jouer artistement son rôle,
            Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
            Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
            Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,
            Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »


Nous avons une structure quelque peu compliquée ici, où la tentative du poète de se plaindre auprès de la nature et d'essayer de l'intéresser au chant de ses douleurs est ridiculisée, mais où elle réussit quand même à provoquer une réponse — une réponse moqueuse. Chez Lamartine, le geste hyperbolique de faire des demandes à la nature est accompagné de tentatives plus subtiles pour explorer les possibilités de réussite des apostrophes (tout comme chez Ammons). Dans « Le Lac », dans le présent de l'énonciation, quand la bien-aimée n'est plus là, le poème ne demande plus au temps de suspendre son vol, mais demande plutôt au lac de préserver le souvenir du moment délicieux où ils étaient ensemble et où sa bien-aimée s'était élevée contre le passage inexorable du temps. Maintenant, revenu seul aux bords du lac, au lieu de demander que le temps s'arrête, le locuteur fait une demande plus plausible :


            Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
            Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
            Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
            Au moins le souvenir !


Après les demandes impossibles, le poème trouve une solution possible : ce sera en continuant à faire ce qu'elle fait que la nature, aidée par le poème, commémorera leur amour.


            Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
            Que les parfums légers de ton air embaumé,
            Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
            Tout dise : Ils ont aimé.


Dépassant les demandes impossibles, mais en continuant à adresser des demandes aux objets et forces naturels, le poème trouve une façon d'interpréter l'action normale de l'univers comme une rituel, un processus de commémoration ; il réussit ainsi, pour les lecteurs, à charger cette scène naturelle d'une signification humaine et commémorative.


*



D'autres poèmes proposent des parodies de leurs propres procédés apostrophiques. « Le Cygne » de Baudelaire, qui débute avec une apostrophe, « Andromaque, je pense à vous », nous présente un cygne qui, nostalgique, cherche « son beau lac natal » dans « un ruisseau sans eau » : « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre? »[19] Le jeu de mots entre l'eau apostrophé et l'Ô traditionnel de l'apostrophe autorise différentes interprétations : par exemple, la recherche nostalgique d'une origine, l'eau du lac natal, mène à un Ô différent, celui du geste apostrophique. Quoi qu'il en soit, l'apostrophe du cygne est ici présentée comme inefficace, tout comme le mouvement convulsif de sa tête :


            Vers le ciel ironique et cruellement bleu,                                                         

            Sur son cou convulsif tendant sa tête avide.


Et puisque le cygne est identifié au poète des apostrophes — « Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicules et sublimes, / Et rongé d'un délire sans trêve » — le poème offre une critique du geste apostrophique, qui est en effet ridicule aussi bien que sublime. L'apostrophe du début du poème, « Andromaque, je pense à vous », serait une apostrophe démystifiée, en ce qu'elle ne cherche rien, ne demande rien, mais accomplit ce qu'elle déclare, car en m'adressant à vous, je pense évidemment à vous. Mais avant de conclure ainsi, on devrait reconnaître que si l'apostrophe du cygne est impuissante sur le terrain pratique (elle ne réussit pas à convoquer l'eau), le poème néanmoins, en animant le cygne qui invoque, tout comme le poète, a fortement augmenté le pathos dont le cygne est affecté et a fait de lui un symbole puissant pour les lecteurs — parmi eux l'énonciateur du poème, pour qui le cygne est déjà un mythe : « mythe étrange et fatal ». Le cygne inefficace devient un signe, qui témoigne en fin de compte d'une certaine efficacité de l'apostrophe.


*


Un des résultats de l‘apostrophe est de poser un monde où toute une série de forces peuvent être adressées et pourraient agir. Se trouve en jeu ici comme ailleurs une dialectique entre enchantement et désenchantement (on sait que Baudelaire parlait de la poésie comme d'une « sorcellerie évocatoire »).[20] La poésie ose postuler un monde habité de significations ; elle prend le risque de postuler un monde où des objets et des forces naturelles serait des acteurs possibles. On doit constater que nos idéologies permettent déjà à certaines entités d'agir : de nos jours nous acceptons que le Marché déterminera ceci ou cela, que l'Histoire décidera, que la Vitesse tue, et même que le Cœur connaît plein de choses. Théodor W. Adorno explique que l'homme moderne a perdu la nature et que c'est seulement par la transformation de la personnification que nous pouvons lui redonner ce que l'homme lui aura retiré.[21] La théorie de l'acteur-réseau de Bruno Latour va dans ce sens, en élargissant la gamme des entités susceptibles d'être considérés des acteurs — ce qui est nécessaire, selon lui et ses collègues, pour rendre l'univers intelligible.[22] Le travail de la poésie serait, entre autres choses, de faire des expériences dans ce domaine


Pour conclure, je rappelle les fonctions que j'ai essayé de distinguer.


(1) L'apostrophe marque une certaine intensité, une énergie qui se rattache surtout à l'acte poétique de convoquer, de s'adresser à autrui ou à autre chose. Elle met en avant l'acte poétique de convoquer, d'invoquer.

(2) Elle présuppose un rapport entre sujets et donc un univers sensible, aux éléments duquel on peut non seulement s'adresser mais desquels on peut espérer une réponse, ce qui souligne le caractère optatif de la poésie lyrique, qui devient aussi une négociation entre l'enchantement et le désenchantement du monde.

Alors (3), en s'adressant ainsi aux êtres convoqués, en les constituant comme sujets, l'énonciateur se constitue lui-même comme figure vatique, et cette fonction, se rapporte,

(4) à l'effort de faire de la poésie non pas une représentation mais un acte, performatif si l'on veut.

Mais (5), dans la mesure où l'apostrophe figurait l'ambition de la poésie lyrique, elle marquerait aussi, par son artifice criant, sa fragilité ; et l'apostrophe se joint très souvent à des réflexions questionnantes ou ironiques sur le fonctionnement de la poésie.

Finalement (6), j'ai distingué l'apostrophique, qui rapporte tout à ce temps présent intemporel de la poésie lyrique, du narratif, qui représente ce qui est advenu dans le passé. C'est peut-être là le point plus important, qui autorise à faire de l'apostrophe, l'adresse lyrique, comme structure de base d'une poétique du lyrique.


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Pour revenir finalement aux thèses générales de mon livre Theory of the Lyric : j'avais dit que je cherchais à remplacer le modèle de la poésie lyrique qui domine la pédagogie anglophone — à savoir l'idée qu'un poème est une imitation fictive du discours d'une persona, idée selon laquelle l'on doit tout d'abord essayer de déterminer qui parle, dans quelle situation, et avec quel but. Une des raisons pour me concentrer sur l'apostrophe et l'adresse lyrique en général serait de montrer que ce modèle est faux pour un grand nombre de poèmes. La démarche essentielle, à mon sens, serait d'insister sur le fait que l'énonciation lyrique n'est pas l'imitation fictive d'un acte de langage ordinaire mais constitue un acte de langage d'un autre type. S'adresser au temps ou aux avalanches montre que nous n'avons pas affaire à la mimesis d'un acte de langage ordinaire mais plutôt à un acte d'énonciation poétique, et une énonciation dont le poète est responsable. L'Ô de l'apostrophe pourrait évoquer la voix, des effets de voix, mais non pas la voix d'une personne. L'Ô évoque plutôt ce que j'appelle voicing, des effets de vocalisation, qui en poésie surtout n'ont rien à voir avec la voix d'un individu : « Les sanglots longs des violons de l'automne »…ou « Dahlia! dahlia! que Dalila lia », ou « Dormeuse, amas doré d'ombres et d'abandons ».[23] L'acrobatie verbale étonnante d'un poème fait de lui un texte qui n'est pas parlé, qui n'évoque pas une voix, mais qui serait plutôt une inscription qui demande à être reprise et énoncée, vocalisée, par le lecteur, comme une partition qu'il joue.


Or, il existe une forme aux bords de la poésie lyrique : le monologue dramatique, forme mimétique qui en effet se rattache à la fiction et demande à être lu selon les modalités de la fiction narrative. Mais ceci n'est pas un bon modèle pour la poésie lyrique en général : il en néglige trop d'éléments distinctifs, surtout ceux qui ne relèvent pas des actes d'énonciation historiques, pragmatiques, du discours ordinaire, mais aussi des constructions qui ne se situent pas dans des circonstances empiriques que des lecteurs serait invités par ce modèle à imaginer. Si nous prenons ce modèle comme cas-limite plutôt que modèle de la poésie lyrique en général, nous pouvons adopter comme structure de base un modèle qui relève de la pratique grecque et latine, où l'ode, un acte de langage qui avance certaines valeurs, était centrale, mais aussi des pratiques poétiques ultérieures : une structure d'énonciation non-mimétique, un discours qui s'identifie par divers aspects comme poétique et essaie de se faire acte de langage. Un tel modèle, j'en suis convaincu, nous permettra de ne pas négliger les éléments marquants de la poésie et d'en apprécier toute la gamme de possibilités dans l'invocation discursive que pratique cette poésie lyrique.



Jonathan Culler (Cornell University), printemps 2018.


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en avril 2020.





[1] Jonathan Culler, Theory of the Lyric, Cambridge, Harvard University Press, 2015. Voir surtout chapitre 3, « Theories of the Lyric », pp. 91-131.

[2] Charles Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains : Théodore de Banville, » Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, 1976, t. II, pp. 164-5.

[3] Pablo Neruda, le grand poète chilien du XXe siècle, a écrit 255 odes, qui s'adressent à tout ce qu'on peut imaginer : à des idées abstraites, comme le bonheur, la pauvreté, le temps, la paresse ; à des activités et objets banals : le repassage, des chaussettes, des barbelés, des ciseaux, le savon… Neruda, All the Odes, ed. Ilan Stavans (édition bilingue), New York, Farrar Strauss, 2013.

[4] Northrop Frye, Anatomie de la critique, traduit par Guy Durand, Paris, Gallimard, 1969, p. 303.

[5] Victor Hugo, « Baraques de la foire », Les Contemplations, livre III, no XIX.

[6] Baudelaire, Œuvres complètes, t. 1, pp. 92-3.

[7] T. S. Eliot, « Marianne Moore », The Complete Prose of T. S. Eliot, vol 2, The Perfect Critic, 1919–1926, ed. Anthony Cuda and Ronald Schuchard, Johns Hopkins Press, Baltimore, 2014, p. 498. https://muse.jhu.edu/chapter/1216312/pdf

[8] Roland Greene, Post-Petrarchism, Princeton, Princeton University Press, 1991, pp. 5-12.

[9] Pierre de Ronsard, « Continuation des Amours » XXX, Les Amours, ed. H. et C. Weber, Paris, Garnier, 1963, p. 193.

[10] Jacques Derrida, « Che cos'è la poesia », Between the Blinds: A Derrida Reader, ed. Peggy Kamuf, New York, Columbia University Press, 1990, p. 230. Édition originale : Che cos'è la poesia, Berlin, Brinkmann et Bose, 1990.

[11] Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Œuvres, Paris, Gallimard, 1957, t. 1, pp. 1325-6.

[12] Valéry, Œuvres, t. 1, p. 121.

[13] Alphonse de Lamartine, Œuvres poétiques, Paris: Gallimard, 1963, p. 392.

[14] Baudelaire, Œuvres complètes, vol. I, 73.

[15] Par exemple, dans « Alchimie de la douleur » (Œuvres complètes, t. 1, p. 77), Baudelaire n'hésite pas à apostropher la Nature, tout en ironisant sur la tendance des poètes de l'affecter de qualités contradictoires dans leur dialogue avec elle :

            L'un t'éclaire avec son ardeur,

            L'autre en toi met son deuil, Nature !

            Ce qui dit à l'un : Sépulture !

            Dit à l'autre:  Vie et splendeur !

[16] A. R. Ammons, « Dominion », The Complete Poems of A. R. Ammons, New York, Norton, 2017, p.157.

[17] Lamartine, Méditations, Paris, Garnier, 1968, p. 48.

[18] Baudelaire, Œuvres complètes, t. 1, p. 116.

[19] Ibid., t. 1, p. 86.

[20] « Théophile Gautier », Œuvres complètes, t. 2, p. 118.

[21] Theodor W. Adorno, « On Lyric Poetry and Society », Notes on Literature, New York, Columbia University Press, 1991, t. 1, p. 41.

[22] Voir Bruno Latour, La Science en action, Paris, Gallimard, 1995; ou Reassessing the Social: An Introduction to Actor-Network Theory, Oxford, Oxford University Press, 2005.

[23] Ces citations viennent de Paul Verlaine, « Chant d'automne », Poèmes saturniens ; Max Jacob, « Le Coq et la perle », Le Cornet à dés ; et Paul Valéry, « La Dormeuse », Charmes.



Jonathan Culler

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Mai 2020 à 17h13.