Atelier



L'adresse au sans-visage

(Remarques sur le jeu des acteurs)



par Denis Guénoun


« Le présent texte donne à lire une conférence prononcée le 14 février 2018 au Lycée Masséna de Nice, devant des élèves de classes préparatoires et terminales (philosophie et lettres), à l'invitation de leur professeure Mme Nadège Goldstein.
Contrairement à certains usages, il n'a pas paru pertinent de faire disparaître pour la publication les marques de la circonstance – c'est-à-dire, pour l'essentiel, des traits d'adresse, dans un écrit précisément consacré à cette question. » — D. G.


D'abord présenté sur le blog de l'auteur, cet essai est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec son amicale autorisation.



Dossiers Théâtre.





L'adresse au sans-visage

(Remarques sur le jeu des acteurs)



Depuis longtemps, sur scène et par les livres, je travaille sur cette notion et sur cette pratique, l'adresse. Dans ce contexte, le mot désigne le fait de parler au public, ou de s'orienter vers son regard et son écoute, lorsqu'on est engagé dans un acte de théâtre. Récemment, en répétant avec des acteurs et, alors que nous tentions de préciser en commun ce que le mot veut dire, il m'a semblé que l'élaboration de cette idée connaissait quelques développements nouveaux, et je saisis l'occasion de cette conférence pour tenter de les tirer au clair.


I.


L'adresse est une ouverture. On parle à quelqu'un, ou on agit en espérant retenir son attention, et donc on s'ouvre vers lui, on se place dans une sorte de disposition, d'appel, d'espoir ou de demande. Mais, dès qu'on s'y arrête un instant, il n'est pas difficile de remarquer que cette ouverture elle-même comporte deux dimensions : une ouverture de (concernant celui ou celle qui s'ouvre par l'adresse), et une ouverture à, qui intègre dans son schéma la présence, ou la figure, de ce (celui, celle, ou cela) vers quoi elle se dirige. Chacune de ces deux dimensions appelle une réflexion différenciée.


Commençons par l'ouverture de, c'est-à-dire ce qui, dans l'adresse, implique celui ou celle qui s'y livre, et dont on dit qu'il s'adresse. Cette simple tournure est remarquable, parce que, de même qu'on peut adresser un colis, une lettre, ou un message, il est significatif que l'on puisse s'adresser, comme si dans ce cas l'objet envoyé était le destinateur lui-même. Ce que l'on adresse, quand on s'adresse, c'est soi, comme si on était soi-même le paquet, la lettre, le signe[1]. C'est de ce côté que la réflexion a été pour moi la plus ancienne. Essayons de caractériser cette adresse, de celui qui s'adresse, par quelques propriétés, d'abord négatives.


S'adresser, ce n'est pas nécessairement regarder. Spontanément, on considère que c'est équivalent, ou au moins que le premier verbe implique le second. Mais, dès qu'on y pense, on sait bien qu'on peut s'adresser sans donner son regard : on peut s'adresser par téléphone, par lettre, et surtout, même en présence vive, on peut s'adresser en fermant les yeux. Ce n'est pas non plus tourner le corps vers : au théâtre et ailleurs, il n'est pas rare de s'adresser à quelqu'un de dos. Ce n'est pas nommer l'interlocuteur ou l'interlocutrice, l'interpeller en le désignant : une adresse peut viser quelqu'un, de façon tout à fait claire pour les deux parties mais néanmoins secrète, ou codée, ou voilée pour l'entourage[2]. Enfin, et surtout, s'adresser n'est pas toujours parler, parler à : on peut adresser un coup d'œil, un geste, un signe muet. Si on rassemble toutes ces remarques négatives, si s'adresser, ce n'est nécessairement ni parler, ni regarder, ni interpeller, ni même tourner son corps, alors en quoi consiste au juste cette orientation, cet envoi que nous commençons d'observer ? Envisagée en ce sens, l'adresse, presque dépourvue de toutes ses marques externes ou visibles, devient une forme d'ouverture, mais d'ouverture intérieure, de disposition de l'esprit, ou de l'âme, qui ne se donne ni forcément à voir, ni toujours à entendre.


Pour prendre l'exemple du théâtre, on pourrait alors être tenté de dire que s'adresser, c'est jouer, tout simplement, et que l'adresse, dépouillée de tous ses vêtements extérieurs, est un simple équivalent du jeu. Après tout, jouer, c'est toujours et inévitablement s'adresser au public qui est présent et devient le destinataire du jeu. Mais cette assimilation ne peut pas être tout à fait reçue. Car dans le jeu d'acteur, l'adresse au public, dont nous parlons en ce moment, n'est pas la seule. Ce n'est même pas, en principe, la première. Des adresses, pour l'acteur, on en connaît au moins deux : celle au public, admettons-la, mais aussi, et peut-être surtout, celle qui se dirige vers le partenaire[3]. Et il n'est pas question que cette dernière adresse, qui nous lie à celui, celle ou ceux avec qui on joue sur scène, soit seulement simulée, indiquée. Nombreuses sont les situations ou un acteur se plaint de son ou de sa partenaire, en formulant ce reproche : il, ou elle, ne joue pas avec moi. Il ne me parle pas vraiment. Son regard est vide. Il ou elle joue tout seul. – Donc l'adresse au partenaire doit être effective. Elle doit être vraie. On doit vraiment parler à son interlocuteur sur scène, ou le regarder, ou l'écouter. On ne soit pas s'absenter, se distraire, en attendant d'avoir à reprendre la parole ou l'initiative. On doit s'adresser, en vérité. Et si adresse au public il y a, et en général on suppose qu'il y en a en effet, l'acteur ou l'actrice se voit alors le siège d'une étrange division, le pratiquant d'une double adresse, puisqu'il doit s'adresser simultanément à son partenaire, et à la salle. Et dans les deux cas, il doit le faire vraiment. Vous direz : mais il ou elle n'a qu'à s'adresser à son partenaire, et nous, public, nous en serons les témoins. Mais non. S'il lui chuchote à l'oreille, ou simplement lui parle, « vraiment » mais à voix basse, et si vous n'entendez pas le texte de la pièce, vous serez légitimement mécontents. Il faut donc que le comédien, ou la comédienne, se livre à cette surprenante duplicité : s'adresser à son interlocuteur, tout en vous parlant, et vous parler, tout en s'adressant à lui, ou elle.


Ce n'est pas la seule raison qui montre que l'adresse au public diffère du jeu. Car, même à voix assez haute, on peut jouer en oubliant le public, en ne pensant qu'à l'action, en s'enfermant dans le drame. On dit alors des comédiens qu'ils jouent entre eux, et semblent ignorer la salle. On leur reproche un jeu fermé. Ou bien encore, c'est tout proche mais pas identique, on peut jouer en se repliant sur l'expression de ce qu'on éprouve, la vie de son intériorité, les effets d'un sentiment et sa vibration intime – et en délaissant, là encore, la dimension qui fait et veut qu'on dirige la manifestation de cette vie intérieure vers les spectateurs qui sont là, et dont la présence contrarie l'intimité, puisque devant eux le jeu se déploie comme acte public, avec une grande impudeur, face à cette assemblée réunie. C'est ce défaut qui est très souvent, au moins depuis le vingtième siècle, fustigé par certains maîtres de théâtre comme « jeu psychologique ». Jouer « psychologique », c'est jouer sans assumer loyalement et clairement le fait qu'on joue devant une communauté publique de spectateurs. Bien sûr, en fait aucun acteur jamais ne l'ignore – et les plus « psychologiques » sont parfois les plus cabots. Mais savoir que le public est là est une chose, et nouer avec lui une relation faite de probité en est une autre. Jouer sans s'enfermer dans « la psychologie », ce serait, comme le voulait Brecht, jouer en assumant, en exposant le fait de jouer, et sans perdre pour autant la vérité du jeu – là se tient, bien sûr, le plus difficile. Telle est la complexe loyauté de l'acteur : produire du vrai, tout en jouant qu'il joue.


Pour ces diverses raisons, l'adresse, même considérée du côté de celui qui s'y livre, comme ouverture de, semble receler un mystère qui s'épaissit à mesure qu'on s'en approche. C'est en nous intéressant à cette énigme que nous (l'équipe d'acteurs avec lesquels j'ai travaillé ces dernières années) avons été conduits à tenter d'approfondir à la fois les modalités de l'adresse au public (ses techniques, si l'on veut) et aussi sa nature. Sur les techniques, je ne m'étends pas trop ici. Mais sur la nature, il nous a semblé pouvoir remarquer ceci. S'adresser (profondément, vraiment) au public, ce n'est pas simplement se tourner vers la salle, regarder les spectateurs, ni même éventuellement les prendre à partie, explicitement ou de façon latente. On peut se tourner vers l'auditoire, crier dans sa direction, ouvrir grand vers lui les yeux, sans que celui-ci ressente qu'on lui parle, se perçoive comme concerné, interpellé. Pire : cette adresse, qui ces dernières années s'est répandue – alors qu'il y a deux décennies elle était plus rare, ce qui m'avait conduit à m'insurger contre la fermeture des scènes sur elles-mêmes dans un texte qui a eu un certain écho, la Lettre au directeur du théâtre[4] – cette projection un peu forcée vers la salle, désormais très courante, est susceptible de produire un effet de lassitude, de saturation, et même de retrait. Dans le public, on peut éprouver le besoin ou le désir d'un repli, comme si l'adresse devenait trop démonstrative, agressive presque, et perdait de sa délicatesse, et surtout de son mystère. Spectateur, il m'arrive d'observer en moi ce recul intérieur, alors que je suis supposé être un partisan résolu, et déclaré, de l'adresse au public, dont j'ai propagé une sorte d'apologie.


En nous penchant sur cette contradiction, nous avons cru comprendre qu'une telle adresse démonstrative manque son objet parce qu'elle ignore une dimension fondamentale de l'adresse réelle, ou vivante : celle-ci est réceptive. Pas seulement projective, elle ne se réduit pas à un mouvement qui part de l'acteur, ou du locuteur en général, pour s'élancer vers celui à qui il parle, ou qu'il prend à témoin. L'adresse ne se constitue pas dans cette seule direction. Elle demande aussi le mouvement inverse. Celui qui s'adresse doit recevoir. Il doit entendre (même s'il s'agit d'entendre le silence, les modalités du silence, les formes, les contenus, les intensités différenciées du silence, les lieux et temps distincts du silence, les zones de la salle, et ses moments). Il ou elle doit regarder, au sens réceptif du regard, qui n'est pas (ou pas seulement) quelque chose que l'on projette comme un objet, fût-il le mieux intentionné, mais qui perçoit et donc reçoit un flux qui entre depuis le dehors dans l'intérieur de la subjectivité ou de la conscience. L'adresse participe de ce que Lévinas, après et avec d'autres, appelle une passivité transcendantale[5]. Elle a une dimension foncièrement passive. Elle implique de savoir accueillir. Elle n'est pas seulement une générosité, mais aussi une gratitude. L'adresse implique une faille du sujet, une fêlure, une rupture interne, et non pas l'homogénéité triomphante d'un parleur, ou joueur, compact et homogène. Faute de quoi elle devient dominatrice, autoritaire. Un acteur (ou un orateur, ou un enseignant) qui s'adresse à partir d'une assurance de soi, d'une certitude de contenu et d'une certitude de rapport, affirme sa maîtrise, son hégémonie. On pourrait dire, au bout du compte, que la forme de ce lien, l'adresse, est analogue à celle d'un rapport d'amour : un amour qui se déclare, dans une direction unique et sans faille, peut provoquer le recul et la crainte, instinctifs. Toute déclaration est aussi une demande, et donc une attente, et donc une fragilité incertaine, réceptive, interrogative. L'adresse au public est, à bien des égards, un acte d'amour. Elle en partage les secrets.


II.


Commençons maintenant de nous intéresser à l'autre face de cette action, vue non plus seulement comme ouverture de, mais comme ouverture à. À qui s'adresse-t-on au juste, depuis la scène ? Pour tenter d'aller un peu plus loin sur cette route, je vous demande de consentir à une digression, au moins apparente, comme un pas de côté vers un domaine bien distinct du théâtre : celui de la réflexion théologique. Mais ce ne sera pas pour chercher dans la théologie une clé, un dernier mot explicatif afin d'interpréter le théâtre et d'en donner la raison dernière. Tout au contraire, je vais plutôt aller chercher en théologie une question, qui inquiète les pratiques et la pensée, pour me demander ensuite si le théâtre ne permet pas de porter sur elle un éclairage utile.


Dans les théologies occidentales – pas seulement dans la réflexion, mais aussi dans les conduites – deux conceptions de la transcendance, ou du transcendant, s'opposent. Peut-être, plutôt qu'une opposition entre deux visions différentes, serait-il plus juste de distinguer deux extrémités, deux bords entre lesquels prend place et balance toute pensée qui se soucie de la transcendance. D'un côté, le transcendant est vu comme une entité personnelle, comme une personne. Cette façon de voir semble la plus classique, ou la plus répandue (en Occident au moins). On parle alors de Dieu, comme de quelqu'un, doté d'attributs personnels, sur un plan souvent analogue à celui de la psychologie humaine : Dieu est doté d'intelligence, de savoir, de volonté. On lui attribue des pensées, des intentions, et même, de façon plus ou moins figurée, de la colère, de l'amour, parfois de la souffrance. Cette conception personnalisée, ou personnaliste, de la transcendance est toutefois travaillée par des éléments de dépersonnalisation, ou d'impersonnalité. Dieu est posé comme irreprésentable, excédant toutes les images, voire tous les concepts que nous pouvons nous en donner. C'est le cas dans ce qu'on appelle les théologies négatives, ou apophatiques, selon lesquelles on ne peut jamais dire de Dieu ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas. Une autre élaboration rend très difficile, et très instable, la personnalisation : c'est le schéma de la Trinité. Si Dieu, déclaré « un » par le credo de la plupart des églises chrétiennes, est néanmoins un en trois personnes (trois « hypostases »), Père, Fils, Esprit, sa personnalité individuelle est affirmée, mais très difficile à penser. C'est un des enjeux des doctrines trinitaires et des conflits aigus auxquels elles ont donné lieu. Dans l'Islam, pour ce que j'en sais, la détermination personnelle et unique de Dieu semble très ferme. Et dans le judaïsme, elle paraît l'être aussi, toutefois complexifiée par le fait que cette personne reste impossible à nommer. Malgré ces réserves, ce qu'on appelle les monothéismes semblent se tenir, dans leurs manifestations les plus répandues, du côté d'une transcendance personnelle.


La raison la plus intime de cette position d'une personnalité divine tient sans doute au fait qu'une telle transcendance, un tel dieu, sont posés depuis les plus anciens récits bibliques comme une entité à qui on peut s'adresser. Que ce soit dans la Genèse, dans les récits portant sur les premiers patriarches (Abraham, Isaac, Jacob), dans les épopées de la vie de Moïse, les paroles des rois, des juges ou des prophètes, ou encore la vie de Jésus et de ses apôtres – et peut-être aussi du Prophète de l'Islam –, une constance paraît être que les protagonistes s'adressent au divin et l'interpellent. C'est encore le cas de la tradition occidentale ultérieure, et par exemple de ce foyer central que sont les Confessions d'Augustin, tout entières écrites comme une longue et intense adresse à un Dieu tutoyé[6]. Dans les mythes et symboles bibliques, cette personne n'est pas seulement la cible d'une invocation de la part des humains, elle s'adresse aussi à eux, de façon parfois mystérieuse, parfois tout à fait explicite : c'est le cas de certaines réponses ou apostrophes venues « du ciel » qui figurent dans les récits bibliques, jusqu'aux plus anciens. La personnalisation semble donc intimement liée à la structure de l'adresse, telle qu'elle s'exprime dans la prière ou dans le colloque noué avec le transcendant.


Néanmoins c'est là une seule des orientations de la pensée. Une autre s'en distingue fortement, en Orient sans doute, mais aussi dans la réflexion occidentale. Cette seconde tendance incline à considérer le transcendant comme un principe, une réalité impensable, que toute figure est impropre à désigner, et qui donc ne peut entrer dans le concept de la personne. Ainsi envisagée, la transcendance est une donnée transpersonnelle, impersonnelle ou dépassant toute analogie avec l'idée de personne, quelles que soient les extensions qu'on lui accorde. Ces conceptions, je le répète, sont notoirement très actives dans les spiritualités orientales. Mais on peut les trouver au cœur de la pensée en Occident : par exemple chez Spinoza, pour qui le concept de Dieu inclut tout ce qui est, et donc se laisse difficilement circonscrire en tant que quelqu'un. Spinoza met en cause, sans ménagements, toute représentation qui confère au divin des attributs anthropomorphiques, forme du corps, intentions et sentiments, attributs de puissance[7]. Et on se souvient de sa célèbre formule : Deus sive natura (Dieu, c'est-à-dire la nature)[8], qui pose la nature comme un équivalent de Dieu – donc d'une façon qui excède notre idée de la personne. On pourrait trouver des formes de cette autre manière de penser chez Hegel (très différemment, bien sûr), ou chez des théologiens contemporains comme Paul Tillich[9]. C'est à ce dernier que j'emprunte le thème d'une polarité double, entre personnalité d'un côté et impersonnalité de l'autre, dans toute pensée du divin. Pour Tillich, la personne est un symbole – nécessaire, inévitable, mais qui n'exprime la nature du divin que de façon métaphorique, ou en tout cas figurée.


On comprend, du coup, que dans une telle approche, l'adresse pose un problème difficile. Comment s'adresser à ce qui n'est pas quelqu'un ? L'idée d'adresse semble solidaire de la position d'un interlocuteur. Cette question a été abordée par nombre de penseurs, même lorsqu'ils s'écartaient de la vision simple d'un dieu personnel. Un grand théoricien juif, Martin Buber, a écrit un ouvrage intitulé Je et Tu[10], où il différencie deux modes de l'expérience. Chacune de ces formes est caractérisée par un couple de pronoms. D'une part, celui qui met en présence le Je avec un ça. De ce rapport fondamental Je-ça nous faisons l'expérience dès que nous parlons de quoi que ce soit, personne ou chose, comme d'un objet. En ce sens, le Il est une modalité du ça. Il suffit que nous employions la « troisième personne » grammaticale pour traiter ce dont nous parlons comme des objets, ou des choses. Cette construction conditionne notre pensée, la position que nous accordons à ce morceau de réel. Un autre mode d'expérience met en présence le Je et le Tu, dans une forme de vie que nous pourrions appeler le dialogue, pour simplifier. Le Tu n'est pas une espèce particulière du Il ou du ça. C'est un autre registre, une autre manière de vivre ce que nous vivons. Ce à quoi nous avons affaire lorsque nous disons Tu diffère essentiellement de ce que nous expérimentons en disant Il, ou « cela ».


Cet ouvrage a profondément influencé la pensée du XXe siècle – et son rayonnement se propage encore. Dans son sillage, certains penseurs en sont venus à considérer que l'expérience du divin ne peut être faite que sur le mode du Je-Tu. Cela reviendrait à dire, comme y inclinait me semble-t-il le philosophe français Gabriel Marcel[11] que, dès que l'on utilise le pronom Il, à propos du divin, on le manque. On ne peut pas parler de Dieu à la troisième personne, quelle que soit l'intention. Par exemple : dire qu'il existe – ou qu'il n'existe pas, ce qui de ce point de vue revient au même. On ne peut parler à Dieu qu'en s'adressant à lui : on ne peut pas parler de Dieu, mais seulement lui parler. Dans ce cas la conception d'un Dieu personnel paraît indispensable. Comment s'adresser à Dieu s'il n'est qu'une sorte d'abstraction sans forme ? Comment s'adresser à ce qui n'a aucun visage ? Il existe bien une lignée de textes bibliques qui affirment qu'on ne peut pas regarder Dieu en face, qu'il ne saurait y avoir avec lui aucun face-à-face, aucun vis-à-vis. Mais, si l'on veut s'adresser au divin, il lui faut bien une dimension personnelle, même cachée au regard direct. À première vue au moins. Dans une conversation récente avec un ami pasteur[12], je me suis déclaré très réticent à traiter le divin dans la forme d'une personne. Je le concevais plutôt, disais-je, comme un fond créatif de l'être, ou du réel. Il m'a répondu qu'il ne savait pas bien comment parler avec un fond créatif. Il disait même : comment le tutoyer. La pensée impersonnelle du divin semble incompatible avec cette relation intime, subjective et directe que nous appelons la prière. La prière se présente comme une adresse radicale. Quelques livres centraux de nos traditions religieuses (les Psaumes bibliques ou la totalité des Confessions d'Augustin) sont de puissantes prières.


Avant d'en revenir au théâtre, il nous faut encore approcher une dernière possibilité, envisagée par certaines théologies, pour maintenir la possibilité d'une adresse au divin. Lorsque celui-ci est considéré comme réalité transpersonnelle, excédant toute analogie humaine, on peut parfois penser que la seule adresse possible à la transcendance est celle qui prend pour interlocuteurs des humains effectifs, des visages réels. Car le visage, la face humaine, sont en eux-mêmes transcendants. Ce qui fait la différence de nature entre un visage et toute autre partie du corps, c'est qu'il semble dépasser la corporalité, même si le visage est une réalité physique. On dit de la profondeur du regard qu'elle est sans fond. Le sourire, souvent qualifié comme indéfinissable, et toutes les formes d'expression, où la pensée la plus immatérielle semble se donner à lire, visible et intraduisible à la fois, et la bouche qui articule le langage, paraissent conférer au visage une dimension d'absolu, en excès sur les autres données corporelles. Et c'est en tant qu'il se présente comme visage : en tant qu'il s'offre dans le vis-à-vis ou le face-à-face. Cette réflexion a été développée par Emmanuel Levinas. Ce qui s'avance alors dans le visage de l'autre, ce n'est pas selon lui l'altérité de tel autre, comme donnée objective, mais une altérité absolue, qui se manifeste dans le vertige de l'extériorité, éprouvé chaque fois que nous regardons un visage, une face humaine. La seule adresse possible au transcendant serait alors celle que nous lançons en direction d'une personne réelle, effective, concrète. Ce pourrait être la fonction qu'assume, dans le christianisme, la personne du Christ. Si Dieu, qu'on symbolise comme le Père, est impensable et irreprésentable, le Fils, lui, est ancré dans une humanité réelle, historique, concrète qui autorise la représentation, parce qu'elle est située sur un plan de vie accessible. Ainsi, dans certaines traditions, le Christ est-il pensé comme le Médiateur : celui qui rend possible la relation directe entre les humains et le divin, parce qu'il assume une réalité double, humaine et divine à la fois. Mais si Dieu ne se limite pas à la personne historique du Christ, la question reste posée : comment s'adresser au divin, quand il n'offre pas de visage autre que celui ou ceux des humains qui nous entourent ? Comment la prière serait-elle possible ?


De façon inattendue, le théâtre ouvre peut-être une voie pour éclairer cette interrogation. La chose nous est apparue lorsque nous avons eu, ces dernières années, mes amis et moi, à réaliser un spectacle de théâtre à partir du livre XI des Confessions d'Augustin[13]. Je l'ai dit, les Confessions dans leur ensemble, et donc le livre XI comme les autres, présentent cette étrange particularité d'être intégralement adressés à Dieu, lequel est tutoyé de la première à la dernière page. C'est une expérience étonnante que l'on traverse, en tant que lecteur. Si Augustin s'adresse à Dieu, dans une prière, un colloque intime, que faisons-nous là, nous qui lisons, entre eux, observateurs indiscrets de cette relation si personnelle ? Le Christ lui-même n'a-t-il pas indiqué : « Lorsque vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites, qui se plaisent à prier debout dans les synagogues et aux coins des grandes rues, pour se montrer aux gens. (…) toi, quand tu pries, entre dans la pièce la plus retirée, ferme la porte et prie ton Père qui est dans le secret ; et ton père, qui voit dans le secret, te le rendra. »[14] Le secret de la prière suppose qu'on s'écarte des observateurs. Que fait alors Augustin, qui connaissait cette prescription, lorsqu'il prie devant son public de lecteurs, dans ce livre destiné à être lu, et pas seulement par Dieu ? La question s'est posée à nous, très précisément, en termes de jeu d'acteurs. Lorsqu'à tout bout de champ, le texte prend Dieu à témoin ou à partie, à qui, nous demandions-nous, l'acteur doit-il s'adresser ? Nous avons écarté, immédiatement, la solution convenue et, il faut bien le dire, un peu ridicule, qui lui aurait fait lever les yeux à chaque minute pour interpeller un interlocuteur caché dans le plafond ou les cintres du théâtre, comme un de ces personnages de comédie planqués pour observer une conversation. Tout aussi peu indiquée, la solution de s'adresser à tout et rien à la fois, en jetant le regard dans le vague : outre que ce n'est pas une hypothèse bien stimulante pour un comédien, elle revenait à éluder la question – choix d'autant plus difficile que, je le redis, dans le texte d'Augustin le problème se pose sans cesse, à chaque phrase, et plusieurs fois dans les mêmes phrases, tant l'auteur prend la peine de raccrocher en permanence sa réflexion à cette adresse continue, incessante. Vous le devinez, nous avons été conduits à préférer un choix qui s'est imposé très vite, de façon irréversible : nous avons décidé, chaque fois qu'Augustin interpelle Dieu, que l'acteur aurait à s'adresser au public. Vox populi, vox Dei, pensions-nous. Car la seule figure possible et active du transcendant au théâtre, à mes yeux en tout cas, est l'assemblée réunie qui écoute et regarde. Intégralement présente, puisque sans elle le théâtre s'effondre, et cependant toujours au-delà des bornes de la représentation, puisque dans l'action théâtrale le public réel, celui du soir où l'on joue, est supposé absent. C'est ce que nous avons fait.


III.


Or, l'adresse au public, si on la considère dans sa pratique de théâtre, est un phénomène plus complexe qu'il n'y paraît. Et pas seulement pour les raisons que j'évoquais au début, comme cette double adresse, cette adresse fendue qui attribue au comédien toujours et simultanément deux interlocuteurs divergents : son partenaire, et l'auditoire. D'autres aspects de la complexité viennent s'ajouter à ceux-là. A titre d'exemple, je voudrais évoquer un passage d'une œuvre théâtrale majeure, un de ces écrits qui ont inauguré notre présent théâtre, notre présent de théâtre, la pièce de Claudel intitulée L'Échange, dans sa première version – il y en eut deux, écrites par Claudel à presque soixante ans de distance. La rédaction initiale et sa publication quasi-confidentielle datent de 1893-1895. Dans cet écrit, j'approche avec vous un de ces moments de l'art vers quoi je retourne et me retourne sans cesse[15], et qui, sous la forme qui m'intéresse ici, a disparu de la deuxième version, écrite en 1952. C'est au début de l'acte III[16]. Une jeune femme, Marthe, se tient dans le même décor (la « même scène », dit l'indication) que celui des deux premiers actes, une plage au bord de l'Océan, en Amérique, sur le « littoral de l'Est ». Dans ce qui précède, on a appris que le jeune mari de cette femme, qui s'appelle Louis, pour qui elle a quitté sa terre natale d'Europe en s'exilant sur ce rivage américain, ce Louis l'a trompée, au sens strict et au sens figuré (lui a menti, et a noué une relation avec une autre femme) et, qui plus est, qu'il a passé avec le mari de celle-ci un étrange pacte, qui consiste à échanger leurs deux épouses. Il l'a donc à la fois délaissée, et vendue. À ce moment, Marthe, seule, au début du troisième acte, se tourne – toute la suite de la scène le fait comprendre – vers la mer. Et, après quelques vers où elle invoque le moment, le lieu, le paysage marin et céleste, et l'heure, la fin du jour, le texte indique qu'« elle pousse un cri long et perçant ». Voici le début de ce cri : « Justice ! Justice ! » Elle crie donc justice, elle demande justice, ainsi, face à l'océan. À qui demande-t-elle cette justice ? À qui s'adresse-t-elle ?


Dans le long monologue qui suit, le destinataire de son cri, de son appel, est nommé plusieurs fois, par des appellations différentes. Elle s'adresse d'abord à l'Univers (« je me tiens devant l'Univers, et je le vois ») et interpelle « le noir » (« Salut, noir ! ») c'est-à-dire l'obscurité céleste, la nuit (« Salut, / Figures qui paraissez dans le firmament (…) / Je te salue, Ô nuit »). De cet univers, de ce cosmos apostrophé, la justice est le support et la substance « Je me tiens devant l'Univers, et je le vois, et toutes choses subsistent par la justice »), de sorte qu'en adressant à l'univers, et en criant « Justice ! Justice ! » (cri qu'elle répète peu après) elle s'adresse en quelque sorte à la justice elle-même, qui soutient l'univers et se confond presque avec sa structure. Puis l'interlocuteur prend d'autres aspects : son « petit frère aîné qui avez vécu quinze jours », Dieu lui-même « ô Dieu tu m'avais envoyée »), l'homme qu'elle aime (« O Laine que j'ai aimé »), puis l'Océan, la distance (« Je vous salue aussi, Océan » (…) Je te salue, distance ») et pour finir sa terre d'exil, puis encore sa terre natale (« Je me souviendrai de toi, pays d'où je suis venue ») qui concluent le poème dans une exhortation de haute intensité.


Je viens de dire « le poème ». On peut, évidemment, considérer toutes ces formules comme des figures d'une poésie lyrique surchauffée, portée à incandescence. Elles le sont, c'est certain. Mais au théâtre, on est tenu de prendre le poème à la lettre, ou au mot. Pourquoi ? Parce que le théâtre est une activité physique, intégralement physique, et qu'il faut bien, pour un comédien, prendre les mots à bras le corps. Pour dire de la poésie, rien n'est plus anti-théâtral que de traiter les figures en simples métaphores (même si elles le sont aussi) et de les jeter en l'air comme des fleurs de langage. Il faut trouver le chemin de conduite pour en faire des réalités concrètes, scéniques, pour les situer, les incorporer – et donc, lorsqu'il s'agit comme ici d'une série d'appels, pour les adresser. À qui s'adressent ces exhortations, par lesquelles l'actrice hèle successivement l'Univers, les étoiles, la mer, Dieu, son amant, son pays, et la justice elle-même ? À qui parle-t-elle, dans la réalité physique, corporelle, spatiale du plateau de théâtre ? Au plafond ? Aux cintres ? À tout et rien ? À une toile peinte en fond de décor qui représenterait l'Amérique et une plage (et si la toile est au fond du décor, il faut que l'actrice soit de dos, ou au moins de biais, position inconfortable dans un moment d'une telle exigence) ? Chacun de ces choix, et d'autres, peuvent être pratiqués, le théâtre est un champ multiple et ouvert. Mais quant à moi, je n'entends cette stupéfiante entame de scène et d'acte que jouée face au public, en s'adressant à lui, et en faisant du public la figure concrète et actuelle de l'Océan, de la justice, de la terre présente et passée, de l'amant désiré et perdu, et donc à la fin de Dieu lui-même – comme après tout, dans notre version, ce fut le cas pour les Confessions d'Augustin.


Qu'en est-il alors, au juste, de cette adresse au public ? Comment se produit-elle ? En principe, avons-nous dit, si l'on s'adresse, c'est à quelqu'un. Mais le public n'est pas, quant à lui, une personne, dotée d'un corps et d'un visage. Le public est composé de personnes nombreuses, ou en tout cas différentes – même s'il est clairsemé. Comment est-il possible de s'adresser aux unes et aux autres, à toutes, à la fois ? On peut se tourner vers elles, lancer les mots dans leur direction – en gros, vers la salle. Mais ce n'est pas si simple : à l'avant d'une scène, face à la salle, on a des spectateurs à sa droite, à sa gauche, certains en bas et d'autres en haut si le lieu comporte des balcons, certains tout près, presque aux pieds de l'acteur, d'autres très loin, à une forte distance. Comment s'adresser à tous, à chacun, ou chacune – si s'adresser veut dire, comme nous l'avons posé, non pas seulement jeter des mots dans une direction vague, mais s'orienter précisément vers un regard, une écoute, vers un cœur et une âme. Il arrive, avez-vous remarqué, que quelqu'un nous parle distraitement, la pensée attirée vers ailleurs. C'est très désagréable. À ce moment nous inclinons à lui dire : où es-tu ? À qui parles-tu au juste ? Adresse-toi à moi, qui suis là, devant toi, brise cette vitre ou déchire ce voile tombé devant tes yeux, et parle-moi vraiment. Le problème se pose tout autant au théâtre. Comment éviter cette forme de jalousie des uns envers les autres, si l'acteur ou l'actrice s'adressent aux autres plutôt qu'aux uns, aux loges mieux qu'au parterre, à la cour plus qu'au jardin ? Il ne suffit pas de regarder successivement ici puis là, de se tourner à chaque seconde dans une direction différente, ce qui donne l'impression d'un grand brouillage, et certainement pas le sentiment d'une adresse directe, c'est-à-dire droite, ni franche, c'est-à-dire libre. Plus encore : un comédien ou une comédienne peuvent être devant nous, corps ou visage orientés vers la salle, prononçant des mots ou se livrant à un jeu – et cependant nous sommes harponnés par l'impression qu'ils ne sont pas vraiment là, que ce qu'ils disent ou font ne nous concerne pas. Que cela n'est pas dit ou fait pour nous, ni surtout à nous, vers et envers nous. Que nous ne sentons ni n'éprouvons aucun contact, aucune parole réellement tenue, aucune percussion par dialogue. Selon une très belle formule, l'acteur manque à ce moment de présence. La prés-ence, c'est l'être devant. Tout simplement l'être, mais devant. Que doit faire un acteur pour que sa parole ou ses actes soient présents aux spectateurs, et pour que chacun ou chacune dans la salle les reçoive personnellement, quand il faut s'adresser à une masse nombreuse et secrète?[17] Ajoutons une observation pratique. Dans une salle, il arrive souvent, dans nos pays, que le public soit, comme on dit, dans le noir. (« Salut, noir », dit Marthe.) Dans ce cas, l'acteur est en général éclairé par des projecteurs dont les faisceaux sont dirigés vers son visage, et l'éblouissent, ce qui, lié au noir de la salle, produit ceci que le comédien ou la comédienne ne voient rien, rigoureusement rien de ce qui se trouve devant eux. Si la représentation a lieu en plein air et en plein jour, un effet semblable se produit aussi. Car en faisant face à un public, même éclairé, on ne discerne plus les visages. Le public se constitue en une masse anonyme, même s'il inclut en son sein des personnes reconnues, ou qu'à la rigueur on distingue.


Cette masse n'est pas une personne – une grande personne, qui absorberait toutes les personnes concrètes qui la composent. Le public n'est pas ce grand corps commun, cet individu ou ce méta-individu dont nous serions tous des membres – comme Paul le dit du Christ, ou comme on le dira après lui de l'Église, corps complexes dont chaque être humain forme un bras ou une jambe. Ainsi, vous le voyez, le public a peut-être quelque chose de commun avec le Dieu que cherche la prière – en tout cas pour ceux qui s'en font une conception non figurée, non figurale. Populi, Dei. Le public n'est personne, selon l'expression étrange que propose notre langue – puisque nous utilisons le même mot pour dire une personne et personne, quelqu'un et plus personne. Et cependant il nous faut bien nous adresser à lui, le public, ou à elle, l'assistance.

Comment faire ? Dans mon travail de théâtre, depuis des décennies j'ai ruminé cette question et, disons, élaboré quelques manières d'agir pour aborder cette difficulté. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer ces méthodes, mais l'essentiel est l'impératif de trouver le moyen obscur de s'adresser vraiment. Tout en ne s'adressant à personne : là est l'étrange, là est le cœur. Vous jouez devant, disons, cent ou deux cents spectateurs ou spectatrices, ou moins, ou plus. Vous ne les voyez pas, ou en tout cas ne les discernez pas. Survient alors cette nécessité surprenante que, si vous adressez le jeu à la salle – comme dans la scène de Marthe, ou les Confessions d'Augustin – il vous faut vous adresser à eux, en tant qu'interlocuteurs ou interlocutrices, en tant qu'êtres humains singuliers, sans les connaître, les distinguer en fragments du public juxtaposés, ni même les voir. Cela suppose une ouverture intérieure, une disposition, une capacité réceptive, évoquées plus haut. Mais pas seulement. Il faut que vous leur parliez en tant qu'êtres vers qui vous êtes tournés. Pour user d'une analogie – ce n'est qu'une analogie, mais elle n'est pas neutre – il faut qu'en un certain sens vous les aimiez. Il y a dans cette salle des gens que vous seriez portés à détester plutôt. Peu importe. Il faut les aimer. Mais vous ne les voyez pas ! Qu'importe, on peut aimer quelqu'un à distance. Mais vous ne les connaissez pas ! L'adresse au public est une déclaration amoureuse, faite à quelqu'un ou quelqu'une que vous ne voyez pas, et dont vous ne savez même pas qui c'est. Cela semble abstrait. Et pourtant, il le faut. Si vous ne vous adressez pas à eux, qui sont là devant vous sans aucun visage, l'acte de théâtre ne pourra pas s'établir. Il ne s'établira même pas si, de s'adresser à eux, vous faites seulement semblant. Contrairement à une idée spontanée, la pratique de théâtre demande de cesser de faire semblant, d'abolir le semblant – tout en racontant des fables. De trouver une vérité qui, un instant, suspend le semblant, le faux-semblant.


Voilà ce que le théâtre pourrait avoir à dire à la théologie. Bien sûr, elle le sait déjà, et sans lui. Mais c'est ici au titre d'une expérience concrète, d'un protocole pratique et ordinaire. Oui, on peut s'adresser à ce qui n'a pas de visage. Non pas en lui en supposant un, inconnu, mais en s'ouvrant à ceci qu'il n'en a pas, ne peut pas en avoir, et sans aucunement le dévisager. On peut s'adresser, peut-être, au Dieu censément abstrait de Spinoza, ou à la Nature, ou à l'univers ou à l'envers de l'univers, à l'être ou à l'au-delà de l'être. Non pour les prendre comme des humains transposés. On peut s'adresser à des animaux, n'est-ce pas, en tentant de respecter leur animalité sans la changer en humanité de moindre teneur – peut-être. Sans les traiter comme des humains par défaut, des humains qui nous manquent. Peut-être même est-il possible de s'ouvrir à un paysage, à la présence d'un morceau de nature, sans en faire des substituts de compagnons ou de compagnes absents.


S'adresser, ce n'est peut-être pas seulement croiser un regard humain avec un autre regard humain – ni même seulement avec une écoute, ou un toucher. C'est faire l'expérience d'une ouverture, donnée ou reçue, comme, devant une salle pleine et pourtant obscure, invisible, on doit faire un effort de vérité pour parler, faire ou laisser venir de la présence et du sens. Tout en lançant des mots dans le vide. Mais, direz-vous, si l'on doit parler sans avoir le moindre indice que la parole a été reçue, entendue ? Voilà : c'est la leçon du théâtre, du jeu d'acteur. Il faut donner, sans garantie de rien recevoir. Et c'est bien. La personne, ou les personnes, ou l'assemblée devant nous ne sont pas seulement un plein, une réalité consistante et substantielle, qui pourrait nous répondre et établir avec nous un rapport d'échange. L'autre est aussi un vide et un creux.



Denis Guénoun (février 2018).


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en février 2020.




[1] Bien sûr, cette remarque n'a pas de valeur étymologique ou grammaticale. C'est plutôt un écho, sans doute un peu fortuit, du présent usage que je fais résonner.

[2] Cf. D. G. Lettre au directeur du théâtre, Éd. Les Cahiers de l'Egaré, 1996. Rééd. 2008, pp. 34-36.

[3] Ce « surtout » peut se discuter. Dans notre théâtre occidental, les formes liées à l'adresse au public (narratives, chorales) semblent antérieures aux formes dialoguées. Sur tout ceci, voir « La face et le profil », dans D. G., Actions et acteurs, Belin, 2005, pp. 7-23.

[4] Cf. ci-dessus, note 3.

[5] Ou, plus souvent : « passivité plus passive que toute passivité ». Cf. par ex. E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1978), rééd. Le Livre de Poche Biblio-Essais, 2001, p. 30, ou « Langage et proximité », in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, rééd. Vrin 2001, p. 311.

[6] Cf. D.G., Des verticales dans l'horizon (Six croisements entre philosophie et théologie) Ed. Labor et Fides, 2018, en particulier le chap. 4, « La transcendance intérieure », consacré aux Confessions d'Augustin.

[7] Spinoza, Tractatus theologico-politicus, Œuvres III, PUF 1999, p. 461.

[8] Spinoza, Éthique, IV, iv. Trad. Pautrat, Points-Seuil, p. 349.

[9] Philosophe et théologien allemand, puis américain (1886-1965).

[10] Martin Buber, Je et Tu (1923), Aubier, 1969-2012.

[11] Mais on trouve des développements assez proches chez Buber lui-même, et en un certain sens chez Emmanuel Levinas.

[12] Marc Pernot.

[13] Qu'est-ce que le temps ? Le Livre XI des Confessions d'Augustin, spectacle interprété par Stanislas Roquette entre 2010 et 2017, et présenté dans de nombreux lieux dont le Théâtre National de Chaillot, la Comédie de Genève, le Théâtre National Populaire (Villeurbanne), mais aussi dans plusieurs villes de France et en Russie, Algérie, aux Etats-Unis etc. Cf. http://denisguenoun.org/theatre/spectacles-recents/quest-ce-que-le-temps/

[14] Mt, 6,6. Trad. NBS.

[15] Cf. par ex. la pièce Soulever la politique (Hypothèse-théâtre), créée à la Comédie de Genève en octobre-novembre 2017 dans une mise en scène de Stanislas Roquette. Texte intégral en accès libre par le lien : http://denisguenoun.org/oeuvres-en-ligne/soulever-la-politique/

[16] P. Claudel, L'Échange, Folio-Gallimard, pp. 87-90.

[17] Dans des aspects plus précis, ce problème a été abordé dans la Lettre au directeur du théâtre, op. cit., pp. 30-51.





Denis Guénoun

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Février 2020 à 14h36.