Atelier

Le commentaire est-il une écriture seconde ?
Sur une proposition de G. Steiner

La pratique du commentaire est-elle une activité seconde, vouée à rester extérieure à la sphère des créations authentiques ? En se donnant pour tâche d'interpréter telle ou telle œuvre, le commentaire est-il autre chose qu'une manière de discours parasite qui se développe sur la chair d'autrui ? On est tenté d'opposer ainsi la " littérature " à l'ensemble des discours qui la prenne pour objet, en distinguant rigoureusement la pratique authentiquement créatrice de l'auteur et l'activité seconde de l'interprète. L'opposition fait toutefois bon marché de ces évidences : que tout auteur est d'abord un lecteur des textes du passé ; que toute création nouvelle témoigne au moins d'une évaluation, et donc d'une interprétation, des œuvres qui l'ont précédée ; que les phénomènes intertextuels — de la simple réminiscence à la récriture délibérée, de la citation explicite à l'allusion la mieux voilée — valent aussi à leur façon comme des commentaires d'un ou plusieurs textes antérieurs ; qu'une œuvre gagne une bonne part de sa littérarité dans la façon dont elle institue un complexe de relations avec la littérature du passé… En rappelant que les œuvres qui s'affichent comme des récritures sont toujours en même temps des interprétations de leurs sources (hypotextes), Georges Steiner nous invite à considérer ces récritures (hypertextes) comme les meilleurs commentaires (métatextes) — les seuls doués d'autorité et finalement les seuls légitimes :

Les lectures, les interprétations et les jugements critiques sur l'art, la littérature et la musique, qui proviennent de l'intérieur même de l'art, de la littérature et de la musique, ont une autorité dont la pénétration est rarement égalée par ceux qui viennent du dehors, par ceux qui émanent du non-créateur, c'est-à-dire du journaliste, du critique ou de l'universitaire. Qu'on me permette de donner quelques exemples. Virgile lit Homère et guide notre lecture comme aucun critique extérieur ne saurait le faire. […] Ce que l'Énéide rejette, modifie, ou omet entièrement de l'Iliade ou de l'Odyssée est tout aussi frappant et instructif d'un point de vue critique que ce que Virgile reprend par le biais de la variation, de l'imitatio ou de la modulation. […] Et la lecture de l'Énéide que nous offre Dante dans sa Divine comédie, par les corrections apportées à l'œuvre de Virgile, les citations et les références qui y sont faites, reste sans équivalent dans la critique universitaire. Successivement, chaque poète soumet à l'urgente lumière de ses propres objectifs, de ses propres ressources de langage et de composition, les réalisations de forme et de substance de son — ou de ses — prédécesseur. Sa propre pratique soumet les réalisations antérieures à l'analyse et au jugement les plus rigoureux. […] L'Ulysse de Joyce reflète une expérience critique de l'Odyssée au niveau de la structure générale, des instruments narratifs et des particularités rhétoriques. Joyce […] lit Homère avec nous. Il le lit non seulement au travers des réfractions rivales de Virgile et de Dante, mais également, tout simplement, grâce à l'intelligence critique de ses propres inventions en écho, de sa propre conception dominante de la dérivation. À la différence de la lecture du critique ou du commentateur universitaire, la lecture de Joyce est responsable devant l'original en ce que l'écrivain irlandais met éminemment en danger la stature et le destin de son œuvre propre. De tels actes de critique et d'autocritique au sein du mouvement critique remplissent la fonction prééminente de toute lecture digne de ce nom. Ils font du texte passé une présence du passé, associée à une prévision critique quant à son destin futur (désormais, dit Borges, Ulysse précède et annonce l'Odyssée) qui définit l'intuition juste. (G. Steiner, Réelles présences, [1989], Gallimard, 1991 pour l'éd. française ; rééd. coll. " Folio ", 1994, p. 32-33.)

Si l'on peut s'accorder sur la valeur métatextuelle de tout phénomène hypertextuel ou intextextuel, faut-il pour autant dénier toute légitimité au commentaire comme le veut G. Steiner ? Doit-on vouer les critiques au silence pour se mettre à l'écoute des seuls auteurs ? Ne peut-on risquer l'hypothèse symétrique, et considérer que si toute récriture témoigne d'un commentaire, tout commentaire procède d'une récriture — en ce qu'il vise à produire sinon une variante du moins une version du texte ? Au fond, cette " littérature seconde " que forment les commentaires des textes littéraires est-elle si éloignée de la littérature " au second degré ", selon le sous-titre donné par G. Genette à son traité des pratiques hypertextuelles (voir Les relations transtextuelles selon G. Genette) ?

Le texte passé et l'œuvre à venir

1. Soutenir que les interprétations élaborées par les créateurs — quel que soit le domaine de création (littérature, arts plastiques, musique) — sont nécessairement supérieures à celles des critiques professionnels ne relève pas, sous la plume de G. Steiner, d'une simple pétition de principe — il ne s'agit pas d'alléguer une simple connivence entre gens du même " métier " sinon du même monde : à un auteur qui lit pour (r)écrire, on doit supposer une perspicacité plus grande qu'aux commentateurs qui se vouent seulement à délivrer le sens d'une œuvre passée ; animée par le désir de l'œuvre à faire, l'écrivain-lecteur mobilise une intelligence pratique : la rigueur de l'analyse doit tout à l'ambition d'interroger le texte du passé en termes de virtualités ou de possibles textuels. Lecture active qu'on peut être tenté d'opposer en effet à la passivité supposée du critique, tourné moins vers le texte à venir que vers le passé du texte commenté — quand l'interprète rêve d'habiter le passé, l'auteur lit en quelque sorte au futur. G. Steiner nous invite donc à admettre que les auteurs entrent dans l'intelligence de la composition d'une œuvre mieux qu'aucun analyste professionnel ne saurait le faire — en quoi ils sont des lecteurs " autorisés ", au double sens du terme.

2. Le versant le plus visible de cette supériorité tient dans les cas de récritures manifestes : ce sont ici trois exemples canoniques (Virgile, Dante, Joyce comme " commentateurs " d'Homère), d'autant mieux choisis que les noms propres renvoient à trois aires culturelles distinctes, trois langues, trois époques de l'histoire de la littérature dont ils manifestent la continuité et l'unité. Toute œuvre hypertextuelle, ou même seulement intertextuelle (Dante), se constitue comme un commentaire de son hypotexte. La récriture nous donne ainsi à lire deux textes à la fois, et deux objets à évaluer — une lecture ou une interprétation (métatexte) d'une œuvre antérieure, en même temps que le produit de cette lecture (un texte authentiquement littéraire). On peut imaginer qu'une telle " leçon de lecture ", que la valeur métatextuelle d'un dérivé hypertextuel) tiennent dans deux axes principaux : un axe de sélection, où prévalent les omissions (on ne récrit jamais un texte dans sa totalité, sauf à le recopier ou à le citer intégralement…) — et la récriture vaut alors leçon sur la cohérence de l'hypotexte et ses principes de composition (leçon de poétique) ; d'autre part, un axe de variation (l'hypertexte nous redonne l'hypotexte autrement) — et la leçon est ici plus directement herméneutique : la récriture nous découvre dans l'hypotexte des significations et des possibilités neuves ; nous ne lirons plus l'hypotexte de la même façon : le même ne sera plus exactement le même du fait qu'il a pu être autrement. Leçon de poétique : de fait, la structure d'Ulysses contient plus d'un enseignement sur celle de l'Odyssée dont les spécialistes d'Homère eux-mêmes tirent parfois profit ; pour qui lit les deux textes à la fois, les rapports entre les aventures de Stephen Dedalus et celles de Leopold Bloom permettent de penser le problème classique de la " Télémachie " — soit les relations problématiques qu'entretiennent dans l'Odyssée les quatre premiers chants sur la quête de Télémaque et le voyage d'Ulysse. Deux siècles plus tôt, une autre forgerie, le Télémaque de Fénelon, se développait semblablement dans ce qui est bien un " hiatus " au sein de la cohérence de l'Odyssée — au risque de l'effacement complet du personnage d'Ulysse et de l'hypotexte tout entier, Télémaque " répétant " en quelque sorte les aventures prêtées à son père par le texte homérique… (voir S. Rabau, L'Intertextualité, Flammarion, GF-Corpus, 2002, p. 110-111). Leçon herméneutique : si l'on s'attache à un genre constitutivement hypertextuel comme la tragédie classique, on constatera de même que l'Iphigénie de Racine nous fait lire autrement celle d'Euripide — non pas tant par la variante majeure introduite au dénouement avec la substitution d'Ériphile à Iphigénie à la faveur d'une scène de reconnaissance, que dans la façon dont le dramaturge classique traite des rapports entre l'héroïne et Agamemnon : ce n'est qu'après Racine qu'il nous est possible d'observer ce que la relation entre le père et la fille a de trouble dans le texte même d'Euripide (le silence observé par les deux personnages sur le nom d'Achille, lors de leur première entrevue, ne devient parlant que pour qui a déjà lu Racine : quatre décennies plus tôt, le dramaturge baroque Rotrou, auteur d'une Iphigénie, ne l'avait pas vraiment observé). On peut se poser la question : l'Iphigénie d'Euripide est-elle après celle de Racine encore la même ? (Voir M. Escola, éd. d'Iphigénie, Flammarion, 1998, Dossier, § 5., p. 197 sq.)

3. La chose n'est pas incidence sur la logique de l'histoire littéraire : elle nous donne à comprendre deux aspects d'une temporalité spécifique à l'histoire de la littérature, deux traits de l'historicité singulière des œuvres littéraires. D'une part, la possibilité d'une co-présence du passé et du présent (l'Odyssée est " dans " Ulysse) ; d'autre part, l'importance des phénomènes d'influence rétrospective, par laquelle une œuvre seconde nous donnant accès d'une façon neuve à une œuvre du passé, nous fait finalement lire celle-ci comme si elle lui était postérieure (c'est le sens de la référence de Steiner à Borges et à l'inusable fiction de Pierre Ménard auteur du Quichotte). Toute récriture engage le destin de son hypotexte en même temps que son destin propre. 4. Cette solidarité, ce " en même temps " qu'on pourrait baptiser communauté de destin herméneutique, définit la responsabilité propre de l'auteur second ; c'est elle qui confère en définitive au commentaire hypertextuel son autorité (auctor, étymologiquement : celui qui se porte garant de la validité d'un témoignage ou d'un récit). La thèse de Steiner noue en effet l'un à l'autre responsabilité et autorité du commentaire (c'est là le principal ressort de l'argumentation) : en livrant sous la forme d'un hypertexte sa lecture d'une œuvre du passé, le récrivain s'engage pleinement sur le sens à donner au texte-source — tout simplement en ce que sa lecture vaut ce que vaudra son œuvre propre, les deux nous étant données solidairement à évaluer. G. Steiner écrit un peu plus loin (éd. cit., p. 35) : " Il semble bien — peut-être est-ce là une constatation cruelle — que la critique esthétique a un sens seulement, ou principalement, lorsqu'elle émane d'une maîtrise de la forme responsable (answerable) qui soit comparable à son objet. " Et un peu plus haut : " J'appelle responsable (answerable) une réponse interprétative soumise à la pression qu'implique la mise en action d'une œuvre " (éd. cit., p. 27). Dès lors qu'elles sont traduites en variantes, les décisions herméneutiques ne sont pas irresponsables : elles sont en même temps des décisions d'écriture soumises au jugement de la postérité, en conditionnant les interprétations à venir des deux œuvres à la fois. Ou pour le dire autrement : la [valeur] de l'œuvre hypertextuelle vient valider l'activité métatextuelle dont elle est le produit.

5. Une telle instance de garantie fera toujours défaut, aux yeux de G. Steiner, aux simples commentaires qui, s'ils prétendent délivrer un sens toujours plus authentique des textes du passé, ne disposent guère de vrais critères de validation. La supériorité des récritures sur les interprétations tient tout entière dans la " prise de risque " que constitue pour un auteur le fait d'attacher le destin d'une œuvre du passé au destin de son œuvre propre ; en regard de cette responsabilité, le simple commentaire apparaît en revanche comme un discours irresponsable : à quelle valeur, à quelle autorité peut bien prétendre une interprétation, si elle n'est pas suivie d'un " passage à l'acte " ? Qu'est-ce qui validera le bien-fondé ou tout simplement la justesse d'un commentaire? S'agissant d'interprétation, il n'est finalement pour G. Steiner qu'un seul criterium de vérité : le texte qu'elle autorise à produire — en quoi les auteurs véritables auront toujours autorité sur les interprètes.

Pour une grammaire des textes possibles

1. Si les récritures sont seules à pouvoir délivrer des interprétations légitimes, faut-il renoncer à toute activité herméneutique ? Déniera-t-on aux simples interprètes le droit à la parole ? Les mettra-t-on à la porte des universités et des librairies — comme Platon mettait les poètes à la porte de la cité ? Le livre de G. Steiner s'ouvre d'ailleurs (éd. cit., p. 23) sur une " fiction rationnelle " à la façon de Platon ou Rousseau, où l'essayiste construit une société " originelle ", cité " dans laquelle toute discussion sur l'art, la musique ou la littérature serait interdite ", " tout discours relatif aux œuvres littéraires, plastiques ou musicales serait tenu pour verbiage illicite ". À la question de savoir si l'interdit frappant les interprétations priverait en retour l'activité créatrice de toute dynamique, G. Steiner répond fermement : non. Le moteur de l'histoire des arts tient pour lui dans la seule critique créatrice des auteurs eux-mêmes. L'interrogation de G. Steiner — à quoi bon des commentateurs ? — résonne donc comme le pendant de (et avec la même gravité que) celle de Hölderlin (Wozu Dichter ? à quoi bon des poètes ?)… Avant de se taire à jamais, un commentateur prendra cependant le temps d'interroger un curieux paradoxe au cœur du propos de G. Steiner. Soit l'énoncé " Joyce lit Homère avec nous " : ce " nous " réunit sans doute par hypothèse et généreusement G. Steiner, son lecteur, le lecteur de Joyce et celui d'Homère ; mais il suffit de s'interroger sur le statut énonciatif d'un tel énoncé pour apercevoir que le propos de G. Steiner est de part en part métatextuel : analysant la valeur métatextuelle d'Ulysse, G. Steiner produit un métatexte au second degré ; la thèse qui vise à ruiner le principe de la métatextualité suppose l'adoption d'une position continûment métatextuelle : comment saura-t-on que " Joyce lit Homère " mieux que n'importe quel commentateur sinon en commentant Joyce ? En d'autres termes, la valeur métatextuelle d'un hypertexte n'est perceptible que dans un discours doublement métatextuel… Paradoxe moins logique que pragmatique : en quel lieu énonciatif doit-on se situer pour prononcer le décret d'exclusion de la métatextualité elle-même ?

2. Le paradoxe est mieux sensible encore, si l'on quitte un instant le terrain des récritures affichées, où l'hypertexte désigne clairement son hypotexte : en l'absence de tout indice explicite, la mise en relation de deux textes ne relèvera que d'une décision herméneutique — et donc de la seule autorité de l'interprète. Ainsi en va-t-il de la " lecture " d'Anna Karénine proposée un peu plus loin par G. Steiner :

Les études critiques sur Madame Bovary sont légion — et on pourrait finalement s'en passer. Chaque paragraphe, ou presque, du texte de Flaubert a fait l'objet de commentaires biographiques, stylistiques, psychanalytiques ou déconstructionnistes. Mais […] c'est vers un autre roman que nous nous tournerons si nous cherchons une interprétation et une analyse créatrices. Anna Karénine est, avec toutes les connotations de ce mot, une " révision " de Flaubert. La largeur et la spontanéité de la présentation chez Tostoï, les bouffées de désordre vital qui soufflent au travers des grands blocs narratifs constituent une critique fondamentale de la perfection voulue par Flaubert, qui se fait quelquefois étouffante. La force des implications religieuses que renferment Anna Karénine nous permet de répondre de manière critique au génie réducteur qui est à l'œuvre dans la création de Flaubert (génie que Henry James, déjà, avait remarqué lorsqu'il qualifia Emma Bovary de " trop petite chose ").

Le moins que l'on puisse dire est que l'interprète, dans ces quelques lignes, est loin d'abdiquer toute " autorité " : on peut, nous dit-on, se passer de " toutes les études critiques sur Madame Bovary ", mais pas de cette réflexion-ci, qui nous découvre le lien secret qui unit la fiction de Tolstoï à celle de Flaubert… La dimension hypertextuelle d'Anna Karénine est si peu explicite qu'il est parfaitement possible de lire le roman russe sans songer un instant au roman français — pour l'apercevoir, il faut un commentaire qui institue, de sa propre [autorité], cette relation. En d'autres termes, le commentaire se voit ainsi légitimé au nom de l'auteur au moment même où on prononce le décret d'exclusion des interprètes… Et sans doute l'allusion finale au jugement (célèbre) d'Henry James est-elle destinée à masquer un peu l'autorité que s'arroge ici le commentateur en usurpant finalement la voix de Tolstoï — lequel, s'il a souvent confessé son admiration pour Flaubert, n'a, semble-t-il, jamais vraiment explicité la dimension hypertextuelle d'Anna Karénine. Le geste, au demeurant, est un geste d'évaluation : poser un rapport intertextuel, c'est ici se prononcer, sous couvert de " l'intention " supposée de Tolstoï, sur la valeur du génie de Flaubert : son souci de perfection a quelque chose " d'étouffant ", son nihilisme est " réducteur " — Tolstoï " révise " Flaubert, mais c'est pour " rendre " au genre romanesque la " spontanéité ", la fraîcheur et l'ambition métaphysique qu'il avait perdus… Toute une pensée du roman et une hiérarchie de valeurs s'affirment ainsi, au nom de Tolstoï — mais ce sont bien les goûts du seul interprète : il reste non seulement possible mais légitime de faire une lecture " laïque " d'Anna Karénine, et d'y trouver des longueurs qu'un Flaubert nous aurait épargnées…

3. On réinterrogera dès lors non seulement le privilège consenti par G. Steiner aux récritures, mais aussi le partage instauré de façon drastique entre l'hypertextualité comme " critique créatrice " et le commentaire comme métatextualité stérile. Ne peut-on pas accorder tout d'abord quelque vertu pédagogique au simple commentaire, qui se voue par exemple à lever les difficultés linguistiques qui pourraient entraver une lecture, à expliciter la poétique du genre dont relève le texte commenté, à restituer les contextes ? Dans ces différents aspects, l'activité de commentaire tend à mettre en relation le texte considéré avec un réseau d'autres textes ou de fragments textuels — en quoi elle engage bien des procédés intertextuels ; le commentaire est un espace de médiation, et sa finalité est celle d'un mieux-lire qui a ses mérites : la valeur métatextuelle d'Ulysse pour une lecture de l'Odyssée nous serait-elle seulement perceptible sans ces médiations qui nous permettent de lire d'abord Homère et Joyce pour eux-mêmes ? Et le privilège accordé par G. Steiner aux seuls écrivains est-il bien le propre du travail hypertextuel ? L'interprétation donnée par Freud de l'Œdipe de Sophocle jouit de la même " autorité " que les exemples allégués par G. Steiner : peut-on aujourd'hui lire la pièce de Sophocle en faisant comme s'il n'y avait pas eu Freud ? Ce que nous dit G. Steiner de Joyce et d'Homère vaut aussi pour Freud et Sophocle. " Freud lit Sophocle avec nous ; désormais Freud précède et annonce Œdipe ". (Voir les réflexions de P. Bayard dans pages Plagiat par anticipation. On en dirait volontiers autant de la lecture par Rousseau du Misanthrope : les pages célèbres de l'Emile (n')offrent (qu')un " commentaire " de la pièce de Molière, mais cette lecture a fait durablement " autorité " à la façon d'une récriture — elle est si bien arrimée, trois siècles après, au texte de Molière que mettre en scène la comédie classique aujourd'hui c'est traiter de deux textes à la fois, ne serait-ce que pour défaire cette solidarité : le Misanthrope-de-Rousseau hante pour nous celui Molière à la façon d'un texte fantôme… Au fond, s'il ne cherche pas à produire des variantes, tout commentaire tend à élaborer une version du texte : en traduisant le texte commenté dans un métalangage spécifique, en cherchant à délivrer un sens nouveau, en réélaborant finalement la signification selon des voies inédites, le commentateur, sauf à se condamner à une pure paraphrase, est en quête des possibilités du texte — sens latents, significations virtuelles que le texte porte en " creux ", qu'il indique sans les dire… Commenter, c'est dans l'imaginaire de l'interprète rejoindre un sens du texte qui n'est pas encore dit — c'est finalement remplir un " manque " du texte, en donnant de lui une version inédite au lendemain de laquelle le texte en question ne sera plus jamais le même.

4. Il est alors tentant de retourner à G. Steiner la proposition réciproque : si tout hypertexte a une valeur métatextuelle, tout métatexte engage des gestes hypertextuels, et il entre une part de récriture dans le commentaire, aussi respectueux soit-il de la lettre du texte. Commenter un texte ou le récrire, c'est toujours imaginer le texte autrement, en instaurant autour de lui un complexe de textes possibles ; et l'on peut bien supposer que récritures et commentaires partagent nombre de gestes d'analyse : que sont pour eux d'un même prix les ellipses et les incohérences locales, les interdits qui pèsent sur tel ou tel objet et les scènes évitées, les événements tus et les détails oubliés… tout ce que le texte ne dit pas parce qu'il dit autre chose qui pourrait encore être dit autrement. On est ainsi conduit à accomplir le saut vers une théorie des[textes possibles : une grammaire des possibles textuels où s'élaboreraient, par des voies différentes mais selon une communauté de principe, les récritures et les commentaires, envisagés dès lors comme deux formes de continuation du texte. L'exemple de Rousseau est ici assez parlant : son commentaire du Misanthrope tend à projeter un " sixième acte " qui verrait le retour d'Alceste ; s'il fait lever un sens neuf dans la lettre du texte de Molière, c'est en postulant une continuation de l'action dramatique qui en modifie l'esprit. Mais on peut songer aussi à La Fontaine, dont les " fables doubles ", qui jalonnent le recueil de 1668 comme celui de 1678, donnent l'exemple sinon le modèle de dérivations hypertextuelles qui relèvent tout à la fois de la récriture, parfois même de la continuation, en même temps que du commentaire : la fable de " La Fille " se donne comme la traduction, donc le commentaire, de la fable du " Héron " qu'elle débarrasse du code allégorique pour dire sans figure un comportement humain ; mais l'ordre même des deux fables, la continuation que la seconde constitue en regard de la première, nous fait interpréter " à plus haut sens " la fable de " La Fille " qui n'est peut-être pas exactement une variation bien exacte de la fable du " Héron ", pendant que les écarts locaux entre les deux récits nous poussent à affabuler un troisième " conte " simplement possible dont la signification ne se confond pas avec celle des deux textes fixes… (Voir M. Escola, Lupus in fabula. Six façon d'affabuler La Fontaine, Presses Universitaires de Vincennes, 2004, chap. 4, p. 101 sq.).

5. Que deviendra alors le principe de validation, dont les commentaires sont pour G. Steiner parfaitement dépourvus ? Qu'est-ce qui fera la valeur d'un commentaire, au terme du saut théorique vers une grammaire des textes possibles, et comment validera-t-on une interprétation qui consiste d'abord à imaginer le texte autrement ? Rien ne s'oppose plus à ce que la " responsabilité " de l'écrivain soit désormais étendue à l'interprète ; on évaluera la productivité d'un commentaire en termes de textes à venir — en termes de possibles textuels : l'interprétation la plus riche sera ici celle qui autorise la récriture la plus complète, ou la plus complexe, ou encore la mieux inédite… C'est là ce qu'on gardera de la proposition de Steiner, contre son intention affichée, mais cela suppose en définitive, par une autre rupture ou un second saut théorique, de promouvoir une critique véritablement créatrice : que le commentaire renonce à ses prétentions sur " le " sens du texte et jusqu'à l'illusion d'un sens authentique ; qu'il assume la part de récriture qui l'habite, en interrogeant le " traitement " (fragmentation et recomposition, omissions et enrichissements…) qu'il fait subir au texte ; qu'il cesse de se concevoir comme une " remontée " vers un sens originel pour se donner comme ouverture à des textes futurs ; qu'il ne tende plus à justifier le texte tel qu'il est pour admettre à tout moment qu'il pourrait être autrement… En d'autres termes, qu'il s'autorise les mêmes libertés que celles consenties par G. Steiner aux seuls auteurs…

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Mai 2004 à 14h41.