Atelier

III – (Faire) fuir la Bibliothèque


De la cécité d'Homère au visage buriné d'Ulysse, des brûlis du Vieux Continent aux friches luxuriantes du Nouveau Monde, Herman Melville réfléchit à son tour l'écriture du Livre au miroir de la Bibliothèque. Il déploie en effet au travers du capitaine Achab et du délirant trajet du Pequod une scénographie extraordinairement dynamique, tendue entre les pôles de la Babel sombre et de la Bibliothèque à ciel ouvert, mais procédant avant tout au sabordage des palimpsestes hérités de la Bibliothèque européenne et entassés pêle-mêle dans le poussiéreux avant-texte de Moby Dick.


1. En proue du roman-monstre


Logorrhée inaugurale


Melville nous offre en guise de prologue une fort encombrante Bibliothèque, tentant de compiler originairement tous les fragments du savoir de l'époque et idéalement destinée à faire la Somme du mythe cétologique. Cette indigeste entrée en matière se subdivise en trois vestibules : elle commence par une «Étymologie» qui catalogue diachroniquement les versions babéliennes du Nom de la Baleine, depuis l'hébreu originaire jusqu'aux langues païennes incarnées au sein de l'équipage par les trois écuyers-harponneurs: Queequeg le cannibale du Pacifique, Tashtego l'Indien du Far West et Daggoo l'Africain. S'ensuit un avertissement au lecteur relatant les origines de ce laborieux travail d'archivage, ironiquement attribué à l'étique sous-fifre «d'une école de grammaire» (supplied by a late consumptive usher to grammar school). Le même soupçon d'inculture pèse sur ce «pauvre diable de ver de terre» (grubworm of a poor devil), venant ainsi compléter notre précédente constellation d'huissiers veillant au recensement de la totalité des Livres (Disciple de Faust, bibliothécaire de Musil, Méphistophélès de Valéry):

Il époussetait sans arrêt ses vieux lexiques et ses vieilles grammaires (He was ever dusting his old lexicons and grammars), avec un mouchoir cocasse (with a queer handkerchief), agrémenté comme par dérision de tous les joyeux drapeaux de toutes les nations connues au monde (mockingly embellished with all the gay flags of all the known nations of the world). Il aimait à épousseter ses grammaires (He loved to dust his old grammars) ; c'était en quelque sorte pour lui une agréable façon de se rappeler doucement ce qu'il serait après sa mort (it somehow mildly reminded him of his mortality).[i]
Partageant au travers du symbolique mouchoir la bigarrure linguistique de Salvatore ainsi que la pragmatique dévotion du dépoussiérage que caricature Thérèse, ce personnage de laborieux convers fait également signe du côté de la tradition américaine, telle qu'elle aime notamment à se représenter l'hypersensibilité nerveuse et la pâleur morbide causées par l'ingestion du Savoir européen[ii]. Melville reprend ainsi à Edgar Allan Poe la batterie de symptômes caractérisant le mélancolique Usher, si lessivé par l'érudition bibliothécale que son cœur fragile n'est plus qu'une mince verrière translucide[iii]:

Ce pâle surveillant (The pale Usher) – dont l'habit, le cœur, le corps et le cerveau étaient usés jusqu'à la corde (threadbare in coat, heart, body, and brain) – je le vois encore […]. Ainsi, porte-toi bien, pauvre diable de sous-second, dont je suis le commentateur (So fare thee well, poor devil of a Sub-Sub, whose commentator I am). Tu es de cette race désespérée et blême (Thou belongest to that hopeless, sallow tribe) que ne réchauffera jamais aucun vin de ce monde (which no wine of this world will ever warm) ; et pour laquelle même le pâle Xérès serait trop fort et trop rouge (and for whom even Pale Sherry would be too rosy-strong) […]. Ici, tu ne peux que frapper des cœurs déjà brisés, là-haut tu joueras sur le cristal invulnérable (Here ye strike but splintered hearts together - there, ye shall strike unsplinterable glasses) ![iv]

L'évocation de ce triste avatar wagnérien est enfin parachevée d'une logorrhéique série d'épigraphes exclusivement consacrées au Léviathan. On note alors la démesure des références, tant qualitative que quantitative (quatre-vingt extraits!), ainsi que la grande hétéronomie de l'ensemble. En effet, si les citations respectent une certaine chronologie (de l'Ancien Testament – «And God created great whales» – jusqu'à la littérature du XIXème siècle en passant par l'Antiquité latine, Rabelais, Montaigne, Shakespeare, Hobbes, Milton, Eckermann, Cuvier, Darwin, etc.), elles n'obéissent toutefois à aucun souci de hiérarchisation générique: sources bibliques, populaires (la première citation est tirée de la Genèse tandis que la dernière provient d'une chanson de baleinier), savantes, littéraires, philosophiques, historiques se superposent dans un joyeux mélange carnavalesque. Et si cette Babel hétéroclite s'entasse de surcroît en manière de frontispice au récit d'Ishmaël, c'est pour mettre d'emblée en garde le lecteur contre sa propre et inévitable ambition d'exhaustivité. Comme nous y enjoint l'auteur avec ambiguïté:

Il ne faut pas considérer ces extraits, ce ramassis de déclarations diverses sur la baleine, pour un évangile de cétologie (therefore you must not, in every case at least, take the higgledy-piggledy whale statements, however authentic, in these extracts, for veritable gospel cetology). Loin de là (Far from it). Si ces extraits, en général d'auteurs anciens, ont quelque valeur et quelque intérêt (these extracts are solely valuable or entertaining), c'est par la connaissance panoramique (as affording a glancing bird's eye view) qu'ils permettent ainsi d'avoir de tout ce qui a été dit, pensé, imaginé, chanté à tout hasard sur le léviathan par de nombreuses générations de nations, la nôtre comprise (of what has been promiscuously said, thought, fancied, and sung of Leviathan, by many nations and generations, including our own).[v]

Bien qu'il nous fasse miroiter l'oblique espoir de parvenir à une vue d'ensemble sur la baleine (glancing bird's eye view), le prologue melvillien relève surtout de la masse informe de fragments bigarrés (higgledy-piggledy […] statements), très comparable à l'équipage cosmopolite du Pequod. Anti-généalogique et déceptif au possible, il vient irrémédiablement inquiéter la formation d'un Tout organique homogène et harmonieux. Cette faillite interne de l'idéal encyclopédique (gospel cetology) au profit de l'économie intertextuelle déréglée de la Monstruosité peut être interprété d'un point de vue politique[vi] mais elle est avant tout à envisager d'un point de vue poétique: le Léviathan règne (Leviathan is the text) dès le péritexte qui en instaure la vertigineuse mise en abîme. En qualité de mirabilia, le monstre marin est le prodige inouï, faramineux signe de l'avertissement divin, tout autant que le parchemin dûment crypté au corps duquel il faudra lire l'immensité hiéroglyphique du Livre melvillien. Renforçant la dénégation de l'archivage opérée par le «sous-second bibliothécaire» (sub-sub librarian), dont la mise en scène jette un doute insidieux sur l'ensemble des futurs passages à visée pseudo-scientifique du roman, cette vaste «débauche épigraphique» (Genette) place ainsi paradoxalement Moby Dick sous le signe d'une double inadéquation du langage à régler le rapport entre le nom, la chose et sa définition ainsi qu'à faire advenir l'Événement léviathanesque original.



La Babel cétologique en fuite(s)


Pour souligner la singularité du geste melvillien, rappelons la définition des principes de l'archive et de l'exergue que Jacques Derrida résume en ces termes: «consigner en rassemblant les signes […]. La consignation tend à coordonner un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l'unité d'une configuration idéale.»[vii] L'acte de Bibliothèque melvillien se caractérise alors par sa duplicité: tout en appliquant certaines lois et instituant un univers intertextuel propre à la Babel sombre, Melville fait fuir par toutes les écoutilles ce matériau archivistique pléthorique. Si la capitalisation qu'évoque Derrida est présente voire exhibée, elle s'opère toutefois, au contraire de l'ellipse qu'est censée réaliser traditionnellement l'exergue, dans une inflation monstrueuse (léviathanisation) de tousles discours sur la baleine. La «Bibliothèque fantastique» de Moby Dick se donne ainsi comme une extraordinaire oscillation, instituée par l'avant-texte et maintenue tout au long du roman, entre la «chair» gargantuesque livresque (blubber de la Baleine) qui déborde de parts en parts et la loi archontique du discours encyclopédique qui tente malgré tout de nommer et d'ordonner le monstre marin à une résidence aisément assignable.

On retrouve disséminé et plus ou moins développé dans le tissu global du texte tout ce que la logorrhée liminaire de Moby Dick enroule et déroule à la fois, dans ce double mouvement d'intumescence et de rassemblement qui met à mal la Bibliothèque comme représentation du savoir total. C'est en cette mise en fuite de la Babel sombre que consiste précisément la «violence archivale»[viii] de Moby Dick et que revendique haut et fort Achab au chapitre CIX,par son refus obstiné de colmater la fuite d'huile dans la cale du Pequod :

Laissez-la fuir (Let it leak)! Moi-même je fuis de partout (I'm all aleak myself). Oui, des fuites et des fuites (leaks in leaks)! Il n'y a pas que les tonneaux qui ont des fuites; mais ces tonneaux sont à bord d'un navire qui fuit lui-même […]. Néanmoins, je ne m'arrête pas pour boucher ma fuite, moi (Yet I don't stop to plug my leak) ; car qui peut la trouver dans une coque si lourdement chargée (for who can find it in the deep-loaded hull) ; et comment espérer boucher ma fuite dans la tempête hurlante de cette vie (or how hope to plug it in this life's howling gale) ?[ix]


2. La mise à l'eau des praescripta


De l'archive à l'appareillage

Outre la mise à distance ironique de la figure du bibliothécaire souffreteux et la puissance des fuites au sein de notre «baleine de livre», il faut également revenir sur la stature ulysséenne d'Achab pour mener à bien l'analyse du mouvement de désancrage qui caractérise l'écriture de Melville. «Khan des bordages, roi de l'océan et grand seigneur des léviathans», Achab apparaît bien comme une réécriture de la figure d'Ulysse, mais telle qu'elle est spécifiquement revisitée au chant XXVI de L'Enfer, lorsqu'au cercle des conseillers perfides enveloppés de flammes, Dante et Virgile recueillent le récit du dernier voyaged'Ulysse au-delà des limites du monde connu (marquées par le détroit de Gibraltar, «ce passage étroit / où Hercule posa ses signaux / afin que l'homme n'allât pas au-delà») jusqu'à l'île du Purgatoire:

[…] tournant notre poupe vers l'orient (e volta nostra poppa nel mattino),
Des rames nous fîmes des ailes pour ce vol fou (de' remi facemmo ali al folle volo),
En gagnant toujours sur la gauche (dal lato mancino) […].
Cinq fois s'était rallumée, cinq fois éteinte,
La lumière en bas de la lune,
Depuis que nous étions dans ce pas redoutable,
Lorsque nous apparut une montagne brune (una montagna bruna),
Dans la distance, et qui semblait si haute
Que je n'en avais jamais vue de pareille.
Nous nous réjouîmes, et la joie se changea vite en pleurs,
Car de la terre nouvelle un tourbillon naquit (un turbo nacque)
Qui vint frapper le navire à l'avant (e percosse del legno il promo canto).
Il le fit tournoyer trois fois avec les eaux(Tre volte il fé girar con tutte l'acque) ;
A la quatrième il lui dressa la poupe en l'air (a la quarta levar la poppa in suso),
Et enfonça la proue (e la prora ire in giú), comme il plut à un Autre,
Jusqu'à ce que la mer fût refermée sur nous (infin che ‘l mar fu sovra noi richiuso). [x]

Si les textes dantesque et melvillien concordent prodigieusement dans l'usage du vortex et de la figure mythique d'Ixion lors des naufrages de l'Argo et du Pequod[xi], la ressemblance s'enracine dans les causes mêmes du Voyage sacrilège. En écho à «l'ardeur qu'[Ulysse eut] à devenir expert du monde», le désir de savoir éperdu et blasphématoire d'Achab ne peut en rien être rassasié par «le ramassis de déclarations diverses sur la baleine» laborieusement amassé au début du roman-monstre (et repris par Ishmaël au chapitre XXXII en vue d'esquisser «un schéma de la cétologie»). L'Ulysse de Dante enjoint ainsi ses compagnons à le suivre dans son dernier périple: «Considérez votre semence/ vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes/ mais pour suivre vertu et connaissance». Achab exhorte son équipage en reprenant les mêmes arguments:

Toutes choses visibles ne sont que des masques de carton-pâte (All visible objects, man, are but as pasteboards masks). Mais dans chaque événement… dans l'acte vivant (in the living act), le fait indubitable (the undoubted deed)… quelque chose d'inconnu mais doué de raison porte, sous le masque dépourvu de raison, la forme d'un visage (there, some unknown but still reasoning thing put forth the mouldings of its features from behind the unreasoning mask). Si l'homme frappe, qu'il frappe à travers ce masque (strike through the mask) ! Comment le prisonnier pourrait-il s'évader sans percer la muraille (How can the prisoner reach outside except by thrusting through the wall) ? La baleine blanche est cette muraille dressée devant moi (To me, the white wale is that wall, shoved near to me) […]. Et c'est ce qui échappe à ma compréhension que je hais avant tout ("That incrustable thing is chiefly what I hate").[xii]

Afin d'atteindre (reach outside) ce qui se cache derrière la «muraille», autre représentation dysphorique de la Babel sombre sur laquelle s'ouvre Moby Dick, s'impose alors la nécessité de recourir à tout un appareillage[xiii]. Le terme est à entendre dans sa polysémie: il s'agit bien entendu de prendre le large au bord du Pequod pour entamer une nouvelle Odyssée mais également d'accepter l'hétérogène (du monde, des temps et des savoirs) en s'équipant d'indispensables quoique douloureuses prothèses, ainsi que l'incarne le despotique Capitaine. Douloureusement harnaché de l'ivoire qui indique son devenir animal et de la pesante «couronne de Lombardie» qui lui enserre le crâne (Iron Crown of Lombardy), Achab s'impose clairement à partir du monologue shakespearien du chapitre XXXVII comme une machine de guerre inexorablement tendue vers la Baleine Blanche. Version pervertie du Tiers souverain hobbsien («By art is created that great Leviathan which is but an artificial man»), nouveau Roi Lear, il se transforme en infernale roue dentée dans laquelle s'encastrent peu à peu tous les rouages que constituent les membres de l'équipage (My one cogged circle fits into all their various wheels and they revolve).



Le «devenir Blancheur» de la Bibliothèque melvillienne

Comme le met en lumière Pierre-Yves Pétillon en introduction à son Histoire de la littérature américaine, l'ensemble du trajet de Moby Dick se stylise alors dans ce vaste mouvement prospectif entre deux polarités antithétiques, dont la qualité iconographique rappelle celle de nos précédentes scénographies : de l'obscurité de la Babel poussiéreuse où croupit le pion tuberculeux, où moisissent les innombrables autant qu'insuffisantes versions du Monstre… jusqu'au choc de la rencontre éblouissante avec l'Original, véritable Apocalypse dont la blancheur lactée et palpitante subsume enfin toutes les laborieuses exégèses :

Achab ne pouvait découvrir aucun signe sur la mer (Ahab could discover no sign in the sea). Mais soudain, comme il plongeait son regard dans les profondeurs (as he peered down and down into its depths), il y perçut une tache blanche vivante (he profoundly saw a white living spot) à peine plus grosse qu'une belette, remontant des abîmes avec une merveilleuse vitesse (with wonderful celerity uprising), grandissant à mesure (and magnifying as it rose) jusqu'au moment où, se retournant, elle révéla distinctement deux rangées de dents crochues, d'une blancheur éblouissante (were plainly revealed two long crooked rows of white, glistening teeth), flottant au-dessus d'un fond indiscernable (undiscoverable bottom).[xiv]

De cette aveuglante blancheur – nouvelle Blendung, intensité irréductible à la somme de ses gloses entreposées dans le vestibule du roman ainsi que de ses incarnations examinées de façon plus théorique et théologique par Ishmaël au chapitre XLII, on réalise qu'elle fonctionne avant tout comme une matrice permettant la germination de l'œuvre melvillienne dans et par le langage. Excédant les simples images et symboles, elle indique cette monstruosité du verbe qui travaille au cœur même du processus métaphorique. La blancheur de Moby Dick rappelle alors très précisément, outre l'énigmatique dissolution finale d'Arthur Gordon Pym, l'entreprise d'anti-description de l'indicible lumière divine par Dante (trasumanar significar per verba non si poria: «outrepasser l'humain ne se peut signifier par des mots», Paradis, chant I, v. 70-71), notamment lors de l'apparition des élus au Ciel de la lune : «tels qu'en verres transparents et limpides, ou dans des eaux claires et calmes […], les contours de nos visages nous reviennent, si légers qu'une perle sur un front blanc (perla in bianca) vient moins doucement à nos regards».[xv]

Au terme du Voyage, la blancheur de l'original revêt enfin, à l'instar de la Rose céleste chez Dante, la forme de la page vierge (creamy pool) sur laquelle s'enroule asymptotiquement le texte, appelant l'immédiate (r)écriture de l'œuvre destinée «aux gens futurs»[xvi] par Ishmaël, unique survivant à pouvoir témoigner après la violente catastrophe :

Maintenant, de petits oiseaux volaient en criant au-dessus du gouffre encore béant(over the yet yawning gulf) ; une écume blanche et morne battit contre ses roides parois(a sullen white surf beat against its steep sides) ; puis tout s'affaissa (then all collapsed); et le grand linceul de la mer se mit à rouler comme il roulait il y a cinq mille ans (and the great shroud of the sea rolled on as it rolled five thousand years ago). «Et moi seul j'échappai, pour venir te le dire.» (And I only am escaped alone to tell thee)[xvii]

Nouveau Monde & Vieille Europe: Bibliothèque poste restante versus Bibliothèque Phénix


La confrontation de Moby Dick avec la matrice goethéenne du Faust se révèle enfin extrêmement fructueuse pour saisir de façon synthétique l'acte singulier opéré par Melville en termes de Bibliothèque, qu'il s'agisse de scénographie ou de geste scriptural. Comme on l'a vu précédemment, il s'agit bien pour Goethe et ses suiveurs de rassembler et brûler dans un même geste intertextuel toute la Bibliothèque profane afin de fondre un nouveau Grand Œuvre européen, figuré par l'éclatante renaissance du Faust Phénix.

Pour Melville, dont l'œuvre s'ancre pleinement dans le contexte de la «Renaissance Américaine» (Emerson, Whitman, Thoreau, Hawthorne) et de la marche inaugurale vers l'Ouest (la Frontier ne disparaît officiellement qu'une cinquantaine d'années plus tard), il s'agit également dans un premier temps de récapituler, selon la modalité européenne de la maîtrise, une préhistoire littéraire américaine balbutiante. Archiver une Bibliothèque-source où s'ancrerait le mythe léviathanesque, mais pour mieux la défigurer et, dans un second temps, rompre et tracer les «lignes de fuites»[xviii] inédites permettant l'exploration du vaste in-folio encore vierge de la Wilderness. C'est ce qu'indique l'étonnant passage de l'archivage à l'appareillage incarné par Achab : la monstrueuse compilation (Sammlung) initiale des sources ne vaut que pour autant qu'elle implose dès le départ, fuit par tous les bouts et finit par dériver au fil de l'eau, tandis que s'invente farouchement l'épopée fondatrice du Nouveau Monde.

Dans l'opposition des gestes de Goethe et Melville se précise la réflexion sur l'origine qui marque profondément la naissance de la littérature américaine moderne, liée à ce que Pétillon diagnostique comme «la hantise jamais exorcisée de l'hypothèse coloniale, de l'emprise du legs». Pour s'arracher au quadrillage/cadastre (settlement) imposé par les archives de la Vieille Europe, ou autrement dit «percer la muraille» et les «masques de carton-pâte» de la trop sombre Babel, il faut larguer les amarres du Pequod et «partir chasser» à la recherche d'une origine située bien au-delà de ces encombrantes et indigestes gloses; le but ultime étant alors de devenir à soi-même sa propre origine, dans ce geste magistral d'Urvater qu'initie Achab. Voilà également pourquoi, en dépit de l'importante empreinte goethéenne de Moby Dick[xix], il n'y a pas d'emprise. «Achab est à tout jamais Achab!» et non un énième avatar du Faust Phénix. Il s'impose comme une figure inouïe à la mesure du Quichotte, de Don Juan ou de Faust, qui servira ensuite avec la Baleine blanche de creuset intertextuel à toute une génération d'héritiers situés dans le sillage du roman-Léviathan – du tyrannique Thomas Sutpen d'Absalom, Absalom! (Faulkner) jusqu'à l'outrance encyclopédique et à l'insolite V2 de Gravity's Rainbow (Pynchon).


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[i] Melville, Moby Dick, trad. J. Giono, Paris, Gallimard, «Folio», 1941, p. 21.

[ii] Grand lecteur et admirateur de Robert Burton, Melville garde bien sûr en tête le modèle baroque de L'Anatomie de la mélancolie (1621), la plus extraordinaire encyclopédie jamais tentée. On ne sera d'ailleurs pas sans faire le lien entre nos figures pâles d'érudits égrotants et «le délire maniaque particulier que provoque l'abus d'étude» qu'il posera comme cause de mélancolie (R. Burton, L'Anatomie de la mélancolie, Subdivision 15 «Amour de l'érudition ou abus d'étude. Avec une digression sur la misère des hommes de lettres et la raison de la mélancolie des Muses», Première partition, section 2, membre 3, p. 509). La description clinique des maux qui les affectent rejoint ainsi la dégénérescence de Roderick Usher, la complexion haute et maigre du Professeur Kien (un Quichotte rongé par son esprit de sérieux), ou encore l'usure du pion empoussiéré officiant péniblement au seuil de Moby Dick : «Miedes, Nyman et Johann Vochs invoquent les mêmes raisons, ils ajoutent toutefois que les étudiants qui travaillent beaucoup souffrent souvent de la goutte, du catarrhe, du rhume, de la cachexie, de la bradypepsie, de troubles des yeux, de calculs et de coliques, de crudités, d'obstructions, de vertiges, de vents, de crampes, de consomption et de toutes les maladies qui affectent ceux qui restent trop longtemps assis; ils sont en général maigres et secs, leur teint est malsain, ils gaspillent leur fortune, perdent l'esprit et bien souvent la vie, tout cela du fait de leur labeur immodéré et de leurs études exagérées». (R. Burton, Ibid., p. 512)

[iii]The Fall of the House of Usher date en effet de 1839. Dans la traduction baudelairienne de 1857, un ciel «bas et lourd», un «noir et lugubre étang», un sinistre manoir aux «fenêtres semblables à des yeux sans pensée» programment dès l'incipit le portrait de Roderick Usher (dont l'éthopée redouble classiquement la prosopographie: la «pâleur maintenant spectrale de la peau» répondant au mystérieux «mal de famille» - signalé par l'«excessive agitation nerveuse» et l'«acuité morbide des sens»). Rappelons enfin l'épigraphe de Béranger que Poe place en exergue : «Son cœur est un luth suspendu; Sitôt qu'on le touche, il résonne.»

[iv] Melville, op. cit., p. 21-24.

[v] Melville, op. cit., p. 23.

[vi] cf. A. Derail, «Melville's Leviathan: Moby Dick and the Body Politic», L'Imaginaire Melville, Saint Denis, PUV, 1992, p. 23-31.

[vii] J. Derrida, Mal d'archive, Paris, Galilée, «Incises», 1995, p. 14.

[viii] J. Derrida, ibid., p. 19.

[ix] Melville, op. cit., p. 612.

[x]Dante, L'Enfer, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, «GF», 1992, chant XXVI, v. 124-142.

[xi] «Des cercles concentriques saisirent le canot solitaire (concentric circles seizd the lone boat itself) et tout son équipage; chaque rame qui flottait, chaque lance, animées et inanimées, se mirent à tourner (spinning) en une ronde (all round and round in one vortex) qui emporta hors de vue la plus petite épave du Pequod […]. Flottant alors à l'écart de tout ce qui suivit mais voyant toute la scène (in full sight of it), je fus lentement attiré par la succion du gouffre où s'engloutissait le bateau (when the hakf-spent suction of the sunk ship reached me, I was then but slowly, drawn towards the closing vortex). Lorsque je l'atteignis, il était devenu comme un étang laiteux (it had subsided to a creamy pool). Alors, nouvel Ixion, je me mis à tourner et tourner, approchant toujours plus de la bulle noire du centre, comme d'un bouton d'essieu (Round and round, then, and ever contracting towards the button-like black bubble at the axis of that slowly wheeling circle, like another Ixion I did revolve) […].», Melville, op. cit., p. 729-730.

[xii] Melville, Moby Dick, chap. XXXVI, trad. de H. Guex-Rolle, Paris, Flammarion, «GF», 1970, p. 199.

[xiii] Cf. P. Szendy, Les Prophéties du texte-Léviathan, Paris, Minuit, «Paradoxes», 2004.

[xiv] Melville, op.cit., chap. CXXXIII, p. 697.

[xv] Dante, Paradis, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, «GF», 1992, chant III, v. 9-15.

[xvi] «O lumière souveraine […], rends ma langue si puissante qu'une étincelle de ta gloire puisse arriver aux gens futurs (a la futura gente) », Dante, Paradis, chant XXXIII, v. 67-72.

[xvii] Melville, op. cit., chap. CXXXV et «Épilogue».

[xviii] «La ligne de fuite est une déterritorialisation […]. La littérature anglaise-américaine ne cesse de présenter ces ruptures, ces personnages qui créent leur ligne de fuite, qui créent par ligne de fuite […]. Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon, rapport avec le Dehors.», G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, «Champs», 1996, p. 47-48.

[xix] Voir notamment les chapitres XXXVI et CXIX qui constituent de véritables scènes de Pacte et de Nuit de Walpurgis, ainsi que les descriptions caricaturales du personnage de Fédallah, double méphistophélique d'Achab.



Julia Peslier et Anne Bourse

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Décembre 2007 à 23h13.