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Dossier Storytelling

Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche. Paris: Éditions Amsterdam (Distribution: Les Belles Lettres), 2010.

Introduction: «"Doux pouvoir" et scénarisation»

Autres extraits reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur: La scénarisation par là-haut et Du mythe interrompu à l'épopée en chantier.



« Doux pouvoir » et scénarisation

En nous dotant de paroles enchanteresses,

nous inventerons les moyens de te libérer de tes peines.

Eschyle, Euménides, v.81-83

Je dis aux gens qu'ils ont tout essayé, mais qu'ils doivent maintenant essayer la mythocratie.
Ils ont eu la
démocratie, la théocratie. La mythocratie, c'est ce que vous n'êtes jamais devenus de ce que vous devriez être.
Sun Ra


Nul n'est encore parvenu à déterminer ce que peut un récit. Certains s'offusquent des «mythes» dont on nous berce; d'autres dénoncent «les histoires» qu'on nous raconte; d'autres encore veulent croire qu'il suffit de trouver la bonne «story» pour mener les ânes aux urnes, les moutons au supermarché et les fourmis au travail. Plutôt que des dénonciations ou des recettes de cuisine, cet ouvrage propose une interrogation sur les pouvoirs propres des récits, doublée d'un récit sur la nature mythique du pouvoir: mytho-cratie.

Pour ce faire, on articulera trois champs de réflexion, qu'il serait trop ambitieux de prétendre analyser séparément, mais qu'on espère saisir par ce qui les traverse. D'une part, on tentera de faire le point sur l'imaginaire du pouvoir caractérisant les développements récents d'une certaine pensée politique, inspirée à la fois de Spinoza, de Gabriel Tarde, de Michel Foucault et de Gilles Deleuze. Il s'agira de se donner les moyens de repérer et de comprendre les fonctionnements d'un pouvoir apparemment «doux» (soft power), qui insinue, suggère et stimule, plus qu'il n'interdit, ordonne ou contraint – un pouvoir qui «conduit des conduites» en circulant au gré des flux de désirs et de croyances que canalisent nos réseaux de communication «médiatique».

On s'efforcera par ailleurs de faire la part de réalités, de fantasmes et de potentiels émancipateurs enveloppés dans les pratiques de narration et de storytelling. On s'appuiera ici sur diverses disciplines (au carrefour de l'anthropologie, de la sociologie, de la narratologie et de la sémiotique) pour tenter de comprendre en quoi la structuration narrative constitue une précondition nécessaire à l'action humaine, en même temps qu'un horizon appelé à opérer l'intégration de nos divers gestes quotidiens. Ce sera l'occasion de se demander pourquoi et comment les ressources du storytelling ont pu être accaparées par des idéologies réactionnaires («de droite»), et sous quelles conditions elles peuvent être réappropriées par des politiques émancipatrices («de gauche»).

Au carrefour des pratiques de narration et des dispositifs de pouvoir, on essaiera enfin de définir un type d'activité très particulier, la scénarisation. Raconter une histoire à quelqu'un, cela revient en effet non seulement à articuler certaines représentations d'actions selon certains types d'enchaînements, mais cela amène également à conduire la conduite de celui qui nous écoute, au gré de ces articulations et de ces enchaînements. En mettant en scène les agissements des personnages (fictifs) de mon récit, je contribue donc – plus ou moins efficacement, plus ou moins marginalement – à scénariser le comportement des personnes (réelles) auxquelles j'adresse mon récit. Cette activité de scénarisation demande à être analysée à la fois dans ses vertus propres, liées à la nature du geste narratif, et dans ses répercussions au sein de nos dispositifs médiatiques. Passer de la problématique de la narration à celle de la scénarisation implique de se demander à travers quelles structures de communication et avec quels effets possibles une histoire peut affecter un public et orienter ses comportements ultérieurs.

Les intuitions générales qu'essaie d'affiner cet ouvrage à propos de ce pouvoir de scénarisation sont des plus communes. Nous entrevoyons tous que sa distribution ne correspond que très partiellement aux distributions des pouvoirs politique, juridique ou économique. Nous savons tous que les décisions des responsables du journal télévisé d'inclure ou non telle nouvelle, telle question ou tel interlocuteur à leur sommaire jouent un rôle proprement déterminant dans le fonctionnement quotidien et dans les orientations générales de nos démocraties médiatiques. Nous sentons tous que ce qui est dit (et ce qui est pensé) dans nos débats politiques, ce qui est acheté dans nos supermarchés, ce qui nous mobilise pour travailler, pour obéir, pour accepter, pour résister ou pour inventer un autre monde possible, dépend non seulement de ce que nous voyons et entendons du monde qui nous entoure, mais aussi des diverses façons dont est mis en scène (scénographié, scénarisé) ce qui nous parvient de ce monde.

Autour de quels nœuds se constitue ce pouvoir de scénarisation? Par quelles accroches capture-t-il notre attention? Quels en sont les points de levier? Quelles inégalités structurent sa distribution? Quels obstacles excluent la plupart d'entre nous de l'accès à ses effets multiplicateurs? Sur quelles nouvelles revendications d'égalité déboucherait sa prise en compte par notre imaginaire commun du pouvoir? Comment des politiques émancipatrices («de gauche») peuvent-elles se le réapproprier, sans cynisme ni fausse honte? Comment définir «la gauche» à partir d'un certain mode d'énonciation, non moins qu'à partir d'une liste de revendications? Telles sont les questions qui seront posées dans les six chapitres de ce livre.

Au fil de ces développements, un intermède littéraire entrouvrira la question des formes d'écriture envisageables au sein d'un imaginaire «de gauche», tandis qu'un intermède illustratif sollicitera quelques épisodes de Jacques le fataliste et son maître, le roman de Denis Diderot publié entre 1778 et 1780, pour incarner dans une situation concrète les divers ressorts, mécanismes et enjeux du pouvoir de scénarisation. Les personnages de Mme de La Pommeraye, de Jacques et du narrateur apparaissent en effet comme mettant déjà en actes et en paroles les subtilités délicieusement retorses de la scénarisation, avec bien plus de grâce, de légèreté, de précision et de virtuosité que ne peuvent l'espérer nos lourdeurs théoriques.

Autant dire que le pouvoir de scénarisation décrit dans les pages qui suivent n'a rien de nouveau en soi. On peut facilement le faire remonter au-delà des mises en scène du pouvoir royal attribuées à Louis XIV ou de la scénographie des Triomphes d'empereurs romains. Les humains se sont entre-scénarisés depuis qu'ils se parlent, se séduisent, se battent et se racontent des histoires. Mais si le pouvoir de scénarisation en tant que tel est aussi vieux que l'humanité, ses conditions d'exercice, ses canaux de diffusion, son degré de concentration, l'intensité et la précision avec lesquelles il peut espérer influencer les comportements humains évoluent en revanche constamment. Nos modes actuels de régulation sociale se distinguent en ce qu'ils s'appuient plus intensément que jamais sur le pouvoir de scénarisation. En ce sens, étudier les phénomènes de scénarisation relève aujourd'hui d'une urgence inédite, même si leur repérage peut s'illustrer à l'aide d'un récit vieux de plus de deux siècles.

Au seuil d'une telle réflexion, il vaut toutefois la peine de préciser que – bien entendu – tout pouvoir n'est pas devenu doux. Les chapitres qui suivent pourraient légitimement être accusés de naïveté ou d'idéalisme si l'on prétendait y donner la théorie du pouvoir. «Le» pouvoir, en ce début de troisième millénaire, c'est aussi (et toujours) des bombes qui détruisent des maisons et des vies au nom de la sécurité des États, des soldats ou des policiers qui tirent sur des foules, des résistants qui sont battus et emprisonnés sans procès, des fermetures d'entreprises décidées unilatéralement parce que les taux de profit ne sont pas optimaux, des interdits imposés aux femmes (ou aux plus gays d'entre nous) sous couvert de sacralité religieuse, des conditions de travail néo-esclavagistes auxquelles sont soumis des travailleurs sans papiers, des violences physiques, symboliques ou légales tournées contre des modes de vie alternatifs et marginaux, sans compter toutes les petites brimades, humiliations, rigidités, absurdités qui sont le lot quotidien de tout appareil bureaucratique. Sans doute est-ce de cela – de ce hard power – qu'il faudrait parler d'abord si l'on prétendait parler «du» pouvoir (en général et sous toutes ses formes).

Il ne s'agira donc nullement de dénier, de relativiser ou de déclarer obsolète cette réalité massive du hard power, mais de faire remarquer comment il se trouve souvent relayé par d'autres formes de pouvoir, apparemment plus «douces». De fait, le pouvoir de scénarisation vient souvent dédoubler ces formes de pouvoir «dur»: le spectaculaire déploiement de commandos «antiterroristes» en formation de combat contre une ferme habitée par une dizaine de jeunes non armés à Tarnac en novembre 2008, l'emprisonnement de l'un d'eux pendant près de six mois sur la base d'un dossier vide, la révélation des filatures menées plusieurs mois en amont, tout cela pour réprimer ou prévenir un «crime» dont l'essence paraît être de se vouloir «autonomes» – voilà qui tient à la fois d'une violence traumatique, imposée par la force des mitraillettes sur quelques individus particuliers, et d'un travail de scénarisation adressé à l'ensemble de la population, pour rassurer les obéissants et effrayer les insoumis.

Une histoire comme celle des «neuf de Tarnac» déploie ses effets bien au-delà d'un petit village de Lozère: selon la façon dont on la racontera, selon les canaux qui la diffuseront, selon les sensibilités des auditeurs, elle pourra servir de rappel à l'ordre, de révélateur, de confirmation ou de vecteur d'indignation. En plus des jeux de pouvoirs et de contre-pouvoirs politiques, juridiques ou économiques qui se croisent en elle, les modalités de sa scénarisation dégagent un espace d'intervention qui, loin d'annuler ou de supplanter ces jeux, leur rajoute une couche de complexité, qui est en interaction constante et multiple avec eux, mais qui mérite néanmoins d'être analysée dans ses logiques propres. Ce sont ces logiques propres qu'on essaiera d'éclairer dans les chapitres qui suivent.

On espère y faire voir qu'il est non seulement inévitable mais souvent salutaire de «se raconter des histoires», et que «la société du spectacle» doit moins faire l'objet de lamentations que d'efforts de contre-scénarisation. Les dernières décennies se caractérisent en effet par l'incapacité des forces politiques «de gauche» à (se) raconter des histoires convaincantes. Pour des raisons qu'on tentera de comprendre, la «droite» (sécuritaire, néolibérale, xénophobe) est parvenue à répandre un ensemble ouvert mais relativement cohérent d'histoires, d'images, de faits divers, d'informations, de statistiques, de slogans, de peurs, de réflexes et d'objets de débats qui se nourrissent mutuellement au sein d'un même «imaginaire de droite». La (douce) force de cet imaginaire a été telle qu'il a rapidement colonisé les discours de nombreux dirigeants de partis se revendiquant pourtant officiellement de «la gauche». Comment cet «imaginaire de droite» a-t-il pu scénariser de larges pans de notre vie politique? Sur quelles bases faut-il revigorer un «imaginaire de gauche» capable de lui tenir tête en termes de pouvoir de scénarisation? Telles sont les questions à l'horizon de la réflexion qui suit.

L'hypothèse sous-jacente en est que le désarroi actuel de «la gauche» (officielle) tient à un blocage et à un déficit qui sont précisément à situer au niveau d'un imaginaire du pouvoir qu'elle n'est pas parvenue à renouveler. La désorientation pathétique de ses dirigeants et de ses organisations collectives, en France ainsi que dans de nombreux pays européens, qui contraste avec la vitalité de certains mouvements de résistance et d'invention «para-politiques», peut être largement attribuée au manque d'une «colle» imaginaire qui permette de faire tenir ensemble des sensibilités, des sentiments, des évidences, des espoirs, des craintes, des slogans et des revendications dont nous faisons l'expérience isolée sans parvenir à leur donner une force collective de participation partagée.

En parlant (à tort) de «fin des idéologies», que ce soit pour s'en féliciter ou pour regretter la belle époque des grands antagonismes binaires et structurants, on rate la spécificité de ce qu'il est aujourd'hui urgent de construire ensemble: non pas tant un système d'idées, cohérent et totalisant, fermement ancré dans la rigueur du concept, rassurant les esprits inquiets par sa prétention d'avoir réponse à tout (une idéologie), mais bien plutôt un bricolage hétéroclite d'images fragmentaires, de métaphores douteuses, d'interprétations discutables, d'intuitions vagues, de sentiments obscurs, d'espoirs fous, de récits décadrés et de mythes interrompus, qui prennent ensemble la consistance d'un imaginaire, moins du fait de leur cohérence logique que de par le jeu de résonances communes qui traversent leur hétérogénéité pour affermir leur fragilité singulière. C'est à l'émergence d'un tel imaginaire que le présent essai souhaite apporter sa modeste contribution.

Le titre de cet ouvrage s'inscrit sous le rayonnement du musicien afro-américain Sun Ra (1914-1993), qui a su inventer à la fois une œuvre musicale de première importance, dont il nous reste des centaines d'enregistrements (allant de compositions post-bop à des improvisations collectives relevant de la musique expérimentale), un mode de vie créative commune, qu'il a entretenu pendant près d'un demi-siècle au sein de son Arkestra, et un mythe, celui de se déclarer originaire de la planète Saturne. Dans les USA de la seconde moitié du xxe siècle, Sun Ra a vécu, incarné et illustré la force émancipatrice du mythe: changer de nom, investir une identité extraterrestre, regarder les sociétés terriennes d'un point de vue interplanétaire, tout cela a participé d'un effort de contre-scénarisation permettant à la fois de dénoncer et de résister aux oppressions racistes, classistes, conformistes, anti-intellectualistes qui structurent la société états-unienne.

Le terme de mythocratie ne renvoie donc pas seulement à un régime politique dans lequel «on» se servirait cyniquement de contes de fées pour endormir des citoyens infantilisés. Il désigne aussi la capacité du «mythe» – qu'il s'agisse d'une simple parole (selon l'étymologie grecque) ou d'une histoire à vocation fondatrice (selon l'usage moderne) – à frayer de nouveaux devenirs, individuels et collectifs. «Essayer la mythocratie», pour reprendre la citation de Sun Ra qui sert d'exergue à ce livre, c'est précisément s'affronter à l'ambivalence qui permet au mythe (parole, histoire) à la fois de nous endormir et de nous faire rêver pendant notre sommeil, nous frayant par là-même un premier accès imaginaire à «ce que nous ne sommes jamais devenus de ce que nous devrions être».

Dernière précaution introductive: ce livre émane de quelqu'un qui est devenu professeur de littérature, à savoir de quelqu'un qui se confronte plus souvent au doux pouvoir des bibliothécaires qu'aux coups de matraque des policiers anti-émeute, quelqu'un qui exerce lui-même un pouvoir institutionnel dont il mesure mal les effets pervers – et quelqu'un qui est payé pour dire et croire que les mots, les formes, les récits et les mises en scène comptent autant que les faits qui s'y trouvent représentés ou exprimés. Quant à savoir si cela mérite de lui conférer une quelconque autorité ou si, au contraire, cela devrait soumettre ses intuitions à la plus grande circonspection – caveat lector!


Yves Citton


Autres extraits: La scénarisation par là-haut et Du mythe interrompu à l'épopée en chantier.

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Table des matières détaillée

Introduction: «Doux pouvoir» et scénarisation . . . . 11

ChapitreI: Reformuler notre imaginaire du pouvoir . . . 19

La dissolution des pouvoirs . . . . . . .

L'économie de l'attention . . . . . . .

L'économie des affects . . . . . . . .

Les frayages et les publics . . . . . . .

Un monde d'une plasticité inédite . . . . . .

ChapitreII: Modéliser la circulation du pouvoir . . . . 37

Une circulation de flux de désirs et de croyances . . . .

La percolation de la puissance en pouvoir . . . . .

Les institutions comme médiations à effets multiplicateurs . . .

Le pouvoir comme «méta-conduite» conditionnant des conduites «libres»

La vie sociale comme enchevêtrement de stratégisations . . .

La verticalité dans l'immanence . . . . . .

ChapitreIII: L'activité de scénarisation . . . . . 65

L'omniprésence des récits (de droite) . . . . . .

Nature et puissance des récits . . . . . . .

Reconfiguration et reconcaténation . . . . . .

Dangers des rétentions tertiaires et vertus des props . . . .

De la narration à la scénarisation . . . . . .

Les mythes comme paroles enchanteresses . . . . .

Intermède illustratif: La scénarisation par là-haut . . . . 91

ChapitreIV: Les attracteurs et l'infrapolitique . . . . 101

Accroches et scripts . . . . . . . .

Scripts reconducteurs et reconfigurants . . . . .

Investissements affectifs et retraitement des valeurs . . . .

Scénarisation par le bas et puissance de l'équité . . . .

Mythocratie infrapolitique . . . . . . .

Chapitre 5: Nouvelles revendications d'égalité . . . . 135

Inégalités de niveaux et formation à la scénarisation . . . .

Inégalités structurelles et viscosités symboliques . . . .

Réglementations et désintermédiations? . . . . .

Agencer les scénarisations par le bas . . . . . .

Intermèdelittéraire: Du mythe interrompu à l'épopée en chantier . 159

ChapitreVI: Renouveler l'imaginaire de gauche . . . . 171

Petit conte de la fée Maladroite . . . . . .

Interrompre le mythe de la Croissance-Reine . . . . .

Petite histoire de la gestuelle de gauche . . . . .

Sun Ra et la mythocratie du quidam virtuel . . . . .

Maladresse et gaucherie . . . . . . .

À quand le virage vers Saturne? . . . . . .

Indications bibliographiques . . . . . . . 203

Index . . . . . . . . . . . 213



Autres extraits: La scénarisation par là-haut et Du mythe interrompu à l'épopée en chantier.

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Février 2010 à 21h13.