Atelier

SARTRE ET LA CRISE DES LETTRES FRANCAISES


Christina Howells


Quand Antoine Compagnon m'a invitée à faire un exposé sur Sartre dans le contexte de cette journée d'étude j'ai été étonnée et perplexe. Sartre n'entrait pas bien, me semblait-il, dans la période que vous étudiez aujourd'hui, puisqu'il n'est pas encore né en 1902 et n'avait que 7 ans en 1912. J'avoue que je continue à croire que Sartre n'est pas vraiment à sa place ici, avec nous, aujourd'hui. Mais c'est mon cas aussi, je suis parmi vous, mais non pas des vôtres, et c'est peut-être la meilleure place pour voir d'un autre oeil ce qui se passe, quand on est en même temps interne et externe, dedans et dehors: cela vous bouleverse, et on risque de chambouler les autres, mais c'est un risque qu'il faut assumer, car qui nous a jamais promis la vie tranquille? J'ai donc accepté de faire cette intervention, déplacée ou non, et de parler de quelque chose où je me sentais - Michel le sait, François aussi - plutôt mal à l'aise. Ce sujet est franchement historique, et mes propres intérêts sont plutôt philosophiques et théoriques, mais les jeux sont faits, j'ai accepté de parler, et me voici donc parmi vous aujourd'hui, à la fin de la journée, comme post-scriptum ou comme épilogue, mais pleine de bonne volonté, et aussi de reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour moi pendant mon séjour à Paris IV, invitée si non utile, un hors d'oeuvre, un hors colloque, un hors collègue...

Passons donc à Sartre. Si je n'ai pas d'abord vu comment l'insérer dans cette journée d'étude, à force d'y réfléchir j'ai fini par trouver le moyen, l'astuce, si vous voulez, et c'est de passer par le grand-père. Ma communication aura donc trois parties: la première est descriptive et concerne la représentation que Sartre fait ses lectures d'enfance dans Les Mots; la deuxième partie est théorique et se tourne vers L'Idiot de la famille que je propose d'utiliser comme intertexte et où je vais puiser des outils méthodologiques; la troisième partie est historique, et c'est le moment où j'essaie de faire le lien avec la préoccupation centrale de cette journée d'étude, c'est-à-dire, les conséquences littéraires de la reforme des humanités modernes au début du vingtième siècle.

Je commence donc avec la représentation que fait Sartre de la littérature telle qu'elle lui apparaissait dans sa petite enfance, et qu'il décrit avec ironie, pathos et pas mal d'humour dans Les Mots. Cette représentation est trop bien connue par vous tous pour que je m'y attarde longtemps, de peur de vous présenter quelque chose de scolaire et sans vraie originalité. Mais j'en rappelle quand même les grandes lignes de sa narration avant de passer à ma propre analyse. Sartre est né en 1905 (tout au début de la période qui nous concerne aujourd'hui), son père meurt quand il est tout petit et il va donc habiter avec sa mère chez ses grands-parents maternels, Charles et Louise Schweitzer. Sa mère y retrouve son statut d'enfant, Sartre n'a donc ni père ni vraie mère, mais il a autre chose: un grand père qui se met à les remplacer tous. Son grand père est, ou était, professeur, professeur d'allemand, et on va y revenir car cela sera important dans le contexte de vos intérêts aujourd'hui; il était aussi athée, et on va revenir sur cette question également. Surtout il est littéraire, et fait un culte des grands auteurs classiques que le petit Sartre lit, ou fait semblant de lire, dans la bibliothèque familiale. Corneille, par exemple, quoique Sartre avoue préférer les comptes rendus et précis des histoires aux pièces classiques elles-mêmes. Il lit aussi un mélange bizarre et qui convenait drôlement à son âge: Fontanelle, Aristophane, Rabelais, Terence, Maupassant, Victor Hugo, Chateaubriand, Mérimée, Flaubert - où il ne suivait pas l'histoire d'adultère et n'arrivait pas à comprendre pourquoi Rodolphe avait quelque chose à reprocher à Charles Bovary après la mort d'Emma. Son grand-père lui a appris l'importance de la culture, surtout française, et Sartre lui a obéi. Du moins, en apparence, car assez tôt il a découvert les vrais plaisirs de la lecture: le Grand Larousse encyclopédique dans la bibliothèque familiale, où il raffolait des gravures, mais surtout la littérature populaire, d'aventures, tel Michel Zevaco avec son héros Pardaillan, ou encore les feuilletons pour enfants: Cri-Cri, Les Trois Boy-scouts de Jean de la Hire, et Le Tour du monde en aéroplane d'Arnould Galopin qui paraissait en fascicules le jeudi. Le petit Jean-Paul adorait les couleurs criardes et les images merveilleuses de ces feuilletons, mais il lisait aussi des livres que lui offrait sa mère: Le dernier des Mohicans, ou bien Nicolas Nickelby. On sait la déception de son grand-père quand il a appris cette infidélité, mais il ne s'est pas trop fâché, et s'est contenté, Sartre nous le raconte, d'une indulgence navrée. Et nous connaissons tous la boutade de Sartre à ce propos, boutade, qui, comme toutes les boutades sartriennes, exprime une vérité, âpre ou non: puisque son grand-père n'est pas allé jusqu'à brûler ses livres d'enfant, Sartre a continué à les lire:

"Je n'en demandais pas plus et je continuai paisiblement ma double vie. Elle n'a jamais cessé: aujourd'hui encore, je lis plus volontiers les “Série noire” que Wittgenstein."

On peut ajouter aussi à cette ‘double vie' l'expérience du cinéma - adoré par Sartre et sa mère, abhorré par son grand-père, le cinéma représentait tout ce qu'il y avait de plus agréable dans la culture populaire: des images (même si elles n'étaient pas en couleurs), une histoire qui avançait vite et sans longs discours poétiques, des mystères à déchiffrer - l'astéroïde qui paraissait traverser un salon, par exemple, ou la pluie qui ne cessait de tomber, même à l'intérieur de la maison, mystères dus, bien sûr, aux faiblesses techniques du film à ses débuts.

Tout cela est bien connu, et je ne voulais que vous en rappeler les grandes lignes, mais je crois quand même que cela vaut la peine de dire tout en passant que ces problèmes ne sont surtout pas réservés au premières années du siècle dernier: les enfants qui préfèrent les romans d'aventures aux lectures dites ‘sérieuses', que ce soit Corneille, Flaubert ou même Sartre, ne sont pas rares aujourd'hui non plus, et nous n'avons toujours pas résolu le problème de savoir comment les intéresser aux grands textes de notre littérature, avant qu'il ne soit trop tard, bien sur, mais aussi en évitant de le faire trop tôt - Sartre va nous en montrer les dangers des lectures précoces. Et la démocratisation de l'Ecole a sans doute rendu le problème encore plus difficile à résoudre.

On peut remarquer d'ailleurs que les textes littéraires et critiques de Sartre sont aussi marqués par cette même dichotomie esthétique, les grands classiques d'un côté, les romans d'aventure de l'autre. Tiraillé entre le sacré et le profane, la littérature comme Culture à admirer et comme récit à dévorer, tout cela va se transformer chez Sartre - on va le voir - en dichotomie entre art pur ou poésie d'un côté, et art engagé, ou prose, de l'autre, art comme fin en soi, et art comme moyen de salut. Sartre va pourtant évoluer et la dichotomie va se nuancer au point où, à la fin de sa vie, ce sont les grands auteurs de l'art pur qu'il parait admirer le plus: Flaubert, Baudelaire, Mallarmé, et chez qui il arrive à déceler ‘un engagement profond sur un second plan que j'appellerai politique malgré tout' (Le Monde, 1971). Et on peut déceler une pareille dichotomie à l'intérieur de ses propres oeuvres, à bien y regarder: La Nausée, qui est opuscule philosophique d'un cote, ‘factum sur la contingence', et roman populaire et policier de l'autre: l'histoire d'Antoine Roquentin qui découvre progressivement quel est ce mystère en pleine lumière qui le déconcerte si profondément - l'absurde, la contingence, l'existence tout court. Ou bien Le Diable et le Bon Dieu où l'on voit Goetz hésiter entre le Bien et le Mal, choix profondément éthique et philosophique, mais aussi se préparer à faire la guerre, et à essayer de sauver les paysans, drame de cape et d'épée, tout en étant agréablement moyenâgeux. ‘Il y a cette guerre à faire et je la ferai.' Même L'Idiot de la famille, les trois mille pages sur Flaubert, qui est un travail profondément engagé, à en croire Sartre, où il nous montre une méthode et se pose la grande question de notre temps: ‘Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui?', est en même temps, ‘un roman vrai'.

Je vais me tourner maintenant vers une analyse de ces dichotomies, en utilisant certains des outils offerts par Sartre dans L'Idiot de la famille. Ces outils sont surtout méthodologiques, à voir, les notions capitales de l'esprit objectif et de l'hystérésis. Nous allons regarder brièvement ce que Sartre en fait dans le cas de Flaubert avant d'examiner comment elles peuvent s'appliquer au cas de Sartre lui-même. Flaubert vit dans une époque pleine de contradictions (comme toutes les époques, sans doute), contradictions sociales, historiques, littéraires. Celles-ci s'incarnent dans les contradictions de sa famille, lieu privilégié pour la médiation et pour l'intériorisation des conflits sociaux [et que nous allons examiner de plus près tout à l'heure]. En ce qui concerne la littérature, l'analyse de Sartre fait appel au terme hégélien d'‘esprit objectif', quoique l'usage qu'en fait Sartre n'ait rien d'hégélien dans le sens idéaliste. L'esprit objectif peut être défini d'abord comme ‘la culture comme pratico-inerte', c'est-à-dire non pas la culture vivante et créatrice, mais plutôt la culture comme partie de l'idéologie contemporaine. En tant que tel, l'esprit objectif se présente aux écrivains futurs comme une série d'impératifs à remplir, impératifs qui peuvent toujours être contradictoires, et c'est bien le cas de Flaubert, comme il sera aussi le cas de Sartre. Car l'esprit objectif n'est pas une totalité homogène, puisque ‘Il n'y a pas de tout; tout juste des disjonctions, des thèses contradictoires mais dont les auteurs, faute de se connaitre, ignoraient souvent qu'il se contredisait l'un l'autre'. C'est ce que Sartre appelle ‘une totalité détotalisée'. C'est donc l'esprit objectif avec toutes ses contradictions qui constitue les impératifs que ressentent les jeunes écrivains en puissance, et qui représente pour eux les exigences de la littérature à faire.

Dans le cas de Flaubert et de sa génération d'écrivains postromantiques on peut dire, pour résumer Sartre et pour aller vite, qu'il devait très peu au dix-septième siècle qui était déjà éloigné et qui ne faisait que garantir la possibilité de la beauté artistique. Les vrais impératifs se trouvaient plutôt dans la littérature philosophique du dix-huitième siècle et dans le romantisme. Mais depuis le dix-huitième siècle la séparation entre la science et l'art est devenue si profonde que l'artiste ne peut plus croire qu'il a affaire au ‘savoir', et sur le plan sociologique l'idéal d'un écrivain sans classe sociale n'est plus possible après la violence de la Révolution française. Egalement, les auteurs romantiques ne peuvent servir d'exemple direct à émuler: leur esthétique est fondamentalement aristocratique, question de goût supérieur pour une élite privilégiée, d'où l'écrivain bourgeois se sent à priori exclu, et qui exclut surtout son propre goût analytique pour y préférer une synthèse plutôt irrationnelle et quasi-incommunicable. Les adolescents bourgeois des années 1840 (dix-huit cent quarante) sont donc incapables, au dire de Sartre, de satisfaire ni aux exigences de la littérature philosophique du 18eme siècle, ni aux exigences conflictuelles et antirationnelles du romantisme. Les impératifs de l'esprit objectif ne peuvent donc être satisfaits, même en partie, par la génération de Flaubert, et la solution finale inventée par ces jeunes écrivains, telle que Sartre nous la présente, est la synthèse irréelle, imaginaire de l'art pour l'art. L'écrivain postromantique, dit Sartre, est donc forcé de ‘s'irrealiser pour écrire' dans une sorte de névrose esthétique, et L'Idiot de la famille nous montre comment la névrose personnelle et familiale de Flaubert va le rendre particulièrement apte à ce genre de littérature, littérature ou la névrose est, bien sur, toujours un choix, jamais un destin, quoiqu'elle résulte d'une gamme d'options assez réduite.

Mais dans le contexte de cet exposé aujourd'hui et des contraintes évidentes du temps, je ne peux qu'esquisser beaucoup trop brièvement les grandes lignes de l'argument de Sartre qui s'étale sur les trois mille pages de L'Idiot, et surtout les six cents pages du troisième tome. J'espère que vous me pardonnerez ce résumé schématique, superficiel, et sans doute frustrant, car nous allons quitter maintenant Flaubert pour revenir à Sartre et à sa propre situation telle qu'il la décrit dans Les Mots.

Comme Flaubert, le jeune Sartre, nous l'avons vu, se trouve devant des impératifs contradictoires, émanant d'une part de la culture classique promue par son grand-père, et d'autre part de la littérature populaire, des feuilletons pour enfants, et peut-être même du cinéma naissant. La littérature classique était affaire de révérence, noble, antique, permanente, honorable, cérémoniale, mais en même temps un peu effrayante, pour ne pas dire répugnante: en parlant des livres de son grand-père, Sartre écrit

"Quelque fois je m'approchais pour observer ces boîtes qui se fendaient comme des huitres et je découvrais la nudité de leurs organes intérieurs, des feuilles blêmes et moisies, légèrement boursouflées, couvertes de veinules noires, qui buvaient l'encre et sentaient le champignon." (37)

Pour la découvrir trop jeune, Sartre se sentira toujours exclu de cette littérature de bibliothèque ou ‘les phrases [lui] résistaient à la manière des choses' (44), et où se promenaient des mots opaques et impénétrables tels que chiasme, apocope, parangon, heautontimoroumenos:

"Ces mots durs et noirs, je n'en ai connu le sens que dix ou quinze ans plus tard et, même aujourd'hui, ils gardent leur opacité: c'est l'humus de ma mémoire." (45)

Comme Flaubert qui, faute d'une valorisation originelle par la mère, n'a jamais pu dépasser l'absurdité et la contingence de la vie humaine, pour l'avoir découverte trop tôt, Sartre, lui, n'a jamais pu dépasser l'opacité du signifiant dans la littérature classique pour l'avoir découvert à un moment précoce où il était incapable de la transcender vers son signifié. Mais l'autre pendant de l'esprit objectif littéraire pour le jeune Jean-Paul ne peut non plus lui servir de modèle direct, car il a été dévalorisé d'avance par la désapprobation de son grand-père. Tolérés mais de justesse, la littérature pour enfants et les romans d'aventure sont déclassés par Karl Schweitzer et constituent donc comme un vice secret, à cacher et à satisfaire quand le petit Sartre est tout seul. La solution pour un enfant qui veut écrire? - elle n'est pas évidente. ‘Entre Corneille et Pardaillan, on me sommait de choisir' (137) Sartre commence par copier, ce qui lui semble conférer une justification extérieure à ce qu'il écrit, puis se met à inventer des histoires héroïques, dans l'espoir que l'héroïsme des protagonistes va se transmettre à lui, l'auteur. A la longue il invente une synthèse qui permet d'échapper à l'ennui du ‘grand Corneille' (167), en rendant sacrées les histoires d'aventures, et qui va peut-être réussir, par-dessus le marche, à sacraliser, ou à sauver, en même temps leur auteur: ‘Je refilais à l'écrivain les pouvoirs sacrés du héros' (142). ‘J'étais écrivain-chevalier' (147):

"Je transformai Corneille en Pardaillan... Je confondis délibérément l'art d'écrire et la générosité. Apres quoi ce fut un jeu de me transformer en Corneille et de me donner ce mandat: protéger l'espèce ... Enfant imaginaire, je devenais un vrai paladin dont les exploits seraient de vrais livres. J'étais requis!" (144)

Mais comment tout cela s'est-il produit? Comment se fait-il que le jeune Sartre se trouve devant un choix si brutal entre une littérature consacrée qui l'ennuie, et une littérature populaire qu'il aurait du pouvoir bientôt dépasser si seulement les grands textes classiques n'avaient pas été déjà défraichis par une connaissance précoce et perplexe? Comme Sartre lui-même se le demande, comment se fait-il qu'il semble avoir passé sa vie d'écrivain à essayer de plaire à son grand-père? La réponse est peut-être à trouver dans la notion d'hystérésis, terme qui parait dans L'Idiot de la famille, autrement dit de décalage historique familial et social. Flaubert en souffre, dans sa famille qui n'a pas abandonné une façon de penser que Sartre appelle ‘féodale', ou la valeur personnelle des enfants est calculée selon leur place dans la hiérarchie familiale déterminée par l'ordre de leur naissance, tout cela caché mais qui continue à fonctionner sous l'égide de l'individualisme bourgeois qui juge plutôt sur les mérites. Comme deuxième fils, Flaubert perd sur les deux tableaux: il se sent dévalorise et s'en croit coupable. La situation de Sartre est différente mais analogue: la petite famille où Sartre est élevé n'est pas vraiment contemporaine de son époque non plus. Comment se fait-il qu'aux premières années du 20eme siècle, quand Freud a déjà publié L'Interprétation des rêves, quand la première guerre mondiale fomente et que le cubisme a déjà pris son essor, le petit Jean-Paul, sans père ni mère vraiment adulte se trouve sous l'emprise de son grand-père dont les idées déjà arriérées vont le marquer pour toujours, même si ce n'est finalement que dans un sens négatif qui fuit ces ‘sales fadaises'(151), pour se refugier dans un modernisme résolu et inébranlable.

"Entre la première révolution russe et le premier conflit mondial, quinze ans après la mort de Mallarmé, au moment que Daniel de Fontanin découvrait Les Nourritures terrestres, un homme du XIXe siècle imposait à son petit-fils les idées en cours sous Louis-Philippe. Ainsi, dit-on, s'expliquent les routines paysannes: les pères vont aux champs, laissant les fils aux mains des grands-parents. Je prenais le départ avec un handicap de quatre-vingts ans. Faut-il m'en plaindre? Je ne sais pas: dans nos sociétés en mouvement les retards donnent quelquefois de l'avance." (56)

Sartre résume les contradictions du jeune Flaubert de cette manière:

"Aliénation religieuse et primitive à la famille ou Fatum; aliénation rationnelle et laïque en apparence - en profondeur irrationnelle et sacrée - à l'idéologie du pater familias; aliénation à la hiérarchie monarchique et théocratique..."

Et la je m'arrête, car les parallèles avec la situation de Flaubert ne s'étendent pas jusqu'à la hiérarchie monarchique (!), mais l'aliénation à la famille et au pater familias sont presque identiques. Dans le cas de Sartre le pater familias est, bien sûr, le grand père, et c'est sur lui que nous allons maintenant nous attarder un moment pour vérifier, entre autres choses, si Sartre est juste envers lui quand il lui attribue ‘les idées en cours sous Louis-Philippe'.

Charles, ou Karl, Schweitzer est originaire d'Alsace. Né en 1844 (sous-Louis-Philippe, donc), il est destiné par son père à l'église protestante, mais refuse de se faire pasteur et s'enfuit, pour s'assagir plus tard en épousant Louise Guillemin, fille d'un avoué catholique, et en se faisant professeur d'allemand. Sa carrière a été rapide: Macon (au lycée Lamartine), Lyon et finalement Paris (Collège Rollin, puis Lycée Janson-de-Sailly de 1893 à 1909). Il avait donc huit ans en 1852, au moment où le ministre Fortoul a mis en place la ‘Bifurcation' qui permettait aux enfants de choisir entre une section Lettres et une section Sciences, cette dernière abandonnant le grec et le thème latin pour faire place accrue aux mathématiques, à la physique et aux ‘sciences naturelles'. Ce système est abandonné en 1857, année célèbre pour la publication de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, et ou Charles Schweitzer avait, lui, treize ans. En 1865, quand Victor Duruy reprendra l'idée par un autre biais en instaurant l'Enseignement Spécial qui essaie de répondre aux besoins de l'industrie et du commerce, Charles aura déjà vingt et un ans et aura quitté l'école. Mais il en reste sans doute marqué, et sa propre carrière de professeur veut qu'il se sente nécessairement concerné de près par tous ces débats et projets. Il était donc en pleine essor de carrière en 1880 quand une nouvelle loi scolaire sous Jules Ferry établit l'enseignement obligatoire, public et gratuit, et en 1882, année où l'Enseignement Spécial atteint son apogée en étant nanti de son propre Baccalauréat. L'évolution sociale et économique avait sans doute sa part dans cette conquête majeure dans l'émancipation républicaine. Vous vous intéressez, je le sais, à la façon dont le latin perd progressivement sa prééminence dans les lycées, à travers la reforme de 1902, et déjà vingt ans plus tôt quand les lois Ferry ont été le vecteur de la francisation pour tous les petits français qui allaient désormais passer progressivement plus de temps à étudier le français, à travers des compositions et des explications de textes, sans toujours perdre de vue la domination du latin. C'est pendant cette période de changements assez rapides que Karl Schweitzer a poursuivi sa carrière de professeur d'allemand. Athée lui-même, et anticlérical, on l'aurait peut-être attendu du cote de ceux qui promouvaient des filières sans latin obligatoire, vu que l'Eglise, elle, était l'institution qui employait et soutenait la langue latine, et qui ralliaient dans ses écoles et lycées presque autant d'élèves que les établissements publics n'en avaient. Mais ses préférences professionnelles ne sont pas claires: d'un côté, il a soutenu en 1886 une thèse sur Hans Sach, puis en 1899 une thèse complémentaire sur Guillaume d'Aquitaine écrite en latin. De l'autre côté, il a été un des pionniers de la méthode directe pour l'enseignement des langues, et a publie une Méthodologie des langues vivantes, et un bon nombre de manuels scolaires pour l'enseignement de l'allemand, de l'anglais et du français (en particulier une série de Deutsche Lesebuche, avec la collaboration d'Emile Simmonnot, professeur au Lycée Chaptal). Dans ce sens il prenait partie contre bon nombre de ses collègues formes aux langues anciennes qui enseignaient le français selon les mêmes méthodes, c'est-à-dire avec le passage oblige par la grammaire. Les Instructions Officielles affirmaient pourtant, et Charles y souscrivait volontiers, que, s'agissant du français et non plus du latin, il convenait ‘d'apprendre la grammaire par la langue et non la langue par la grammaire'. Ici, au moins, Charles était lui-même du côté des modernes.

Le grand-père de Sartre était donc en plein milieu de toutes ces réformes qui vous intéressent. Il a exercé une influence énorme sur son petit-fils, qui s'est trouvé tiraillé entre le désir de plaire à son grand-père et celui de suivre ses propres goûts qui étaient assez différents. C'est le ‘double-bind' que nous venons d'évoquer. Mais Charles Schweitzer lui-même, on le voit en filigrane dans le récit schématique de sa carrière que je viens de faire, était lui-même sous l'emprise de plusieurs influences contradictoires: athée, de famille protestante, mais qui épousa une jeune fille catholique; alsacien, et professeur d'allemand en France; pionnier de la méthode directe pour l'enseignement des langues vivantes, mais qui a soutenu une thèse en latin à l'âge de 55 ans. Né sous le règne de Louis-Philippe, soit, mais plus progressiste peut-être vis-à-vis de l'Ecole, que Sartre ne voudrait l'admettre.

Pour conclure on peut, je crois, dire sans risque d'erreur grave, qu'en ce qui concerne l'enseignement, l'éducation, la famille, les enfants, la littérature et l'Ecole, on n'arrivera jamais à démêler toutes les influences qui s'entremêlent et se cachent dans les impératifs contradictoires d'une époque et d'une vie. A moins, peut-être, que d'être Sartre et d'y consacrer trois mille pages et plusieurs années de sa propre vie.

Christina Howells

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Dernière mise à jour de cette page le 9 Février 2007 à 19h57.