Actualité
Appels à contributions
Vallès et les cultures orales

Vallès et les cultures orales

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Corinne Saminadayar-Perrin)

Vallès et les cultures orales

 

Le XIXe siècle voit conjointement le triomphe de la littérature-texte, et l’expansion continue d’une « civilisation du journal » vouée à conquérir progressivement tout l’espace public. Ces deux mutations culturelles d’envergure expliquent sans doute, par réaction, l’intérêt que portent les écrivains de la période à toutes les formes de cultures orales restées vivaces, mais désormais perçues comme menacées dans un monde d’encre et de papier. Cet intérêt peut revêtir un aspect patrimonial, lorsqu’il s’agit d’exhumer, de conserver, de ressusciter des langues ou des formes culturelles anciennes, que l’entrée dans l’ère industrielle et médiatique semble condamner : les analyses de Nerval (et de tant d’autres…) sur la chanson populaire, ou les « romans berrichons », de George Sand, participent de ce paradigme, de même que la passion pour le « légendaire » ou le rêve d’un ressourcement de la création poétique dans le fonds populaire de l’Europe médiévale. Démarche patrimoniale dont les enjeux idéologiques et politiques, d’ailleurs divers, sont manifestes : les cultures orales font partie de ces monuments immatériels qui fascinent une France révolutionnée, et soucieuse de restaurer une mémoire et une continuité intelligible.

Mais les cultures orales du XIXe siècle ne se confondent pas avec les traditions exténuées ou marginalisées d’une France rurale en pleine mutation : elles forment une part non négligeable de la culture populaire urbaine (en témoigne la vitalité et la créativité des goguettes jusqu’à leur interdiction sous l’Empire) ; l’entrée dans l’ère du divertissement de masse (café-concert puis music-hall) donne un nouvel élan à l’art des chansonniers et des interprètes. Enfin, ce serait une erreur de perspective de considérer que les cultures orales sont forcément d’inspiration ou d’origine populaire : le XIXe siècle maintient et renouvelle une culture du discours qui confère aux « spectacles de la parole » (la tribune, le barreau, la chaire, les conférences…) une place de choix dans la vie culturelle. Ce faisceau de considérations explique, sans doute, la manière dont la presse contemporaine se réapproprie maintes formes d’oralité (la conversation, la causerie, l’entretien, la chanson…) pour les renouveler en profondeur : une rêverie sur la parole double et accompagne maintes pratiques écrites de la littérature.

 

La vocation d’écrivain qui anime Jules Vallès se fonde sur une ambiguïté majeure : une méfiance exacerbée pour la monumentalité du livre, une incessante dénonciation du terrorisme que fait peser la culture écrite de haute légitimité, mais aussi une claire conscience de la séduction vertigineuse que maints textes exercent sur leurs victimes. On y croit, parce que « c’est écrit ». À maints égards pourtant, le discours n’est pas l’envers de la tradition littéraire, mais son double sonore, ou son ombre parlante : la tradition rhétorique produit, dans le monde politique et culturel, les mêmes effets d’autorité et d’aliénation que les livres les plus dangereux. D’où, dans notre intitulé, le choix du pluriel : pluriel problématique, qui entend restituer les dimensions diverses et contradictoires des pratiques culturelles orales par rapport auxquelles Vallès définit son écriture. En l’occurrence, il se veut écrivain contre toutes les formes du prêt-à-parler que véhicule l’éloquence consacrée ; son œuvre journalistique et romanesque développe une analyse sans concession des dispositifs (sociologiques, politiques mais aussi interpersonnels) d’assujettissement par le discours.

Face à cet embrigadement de la pensée par les pouvoirs du discours (qu’on pourrait dire, anachroniquement, totalitaire puisqu’il encadre tous les aspects de la vie vécue), Vallès voit dans les cultures orales « autres » (non rhétoriques et non institutionnalisées) un régime de la parole et de la création différent, potentiellement apte à compenser, voire à racheter les dévoiements de la littérature-texte et de l’éloquence consacrée. Ce pouvoir réparateur tient aux qualités que Vallès prête aux cultures non-écrites : l’authenticité, due au rapport intime entre l’expression orale et le corps, la voix, la singularité de l’individu ; l’inventivité, libérée par l’absence de codifications institutionnelles (poétiques normatives et traditions rhétoriques) ; enfin, l’incarnation des « voix du peuple » dans l’espace public, sans médiation et sans délégation – si la République a dû, dès la Révolution française, renoncer à l’idéal d’une démocratie directe au profit d’une démocratie représentative, il est impératif que la société civile, pour sa part, fasse entendre les paroles des dominés, et laisse leur place à toutes les formes de culture et d’expression.

Ce qui explique la fascination qu’exerce sur Vallès la chanson comme genre immédiatement populaire, par ses modes de création, de diffusion et de circulation : c’est toute une culture participative, républicaine et socialiste qui s’incarne là, sous une forme vivante, incessamment réactualisée et toujours renouvelée. Certes les lois répressives du Second Empire interdisent à la chanson toute portée politique et sociale ; certes le café-concert, qui triomphe dans les années 1860, relève d’une industrie naissante du divertissement de masse, qui n’a pas grand-chose à voir avec les goguettes et sociétés chantantes d’autrefois. Vallès se refuse cependant à jeter l’anathème, comme tant d’autres, sur ce type nouveau de culture populaire : loin d’y voir un phénomène de dégradation ou de décadence, il perçoit dans le triomphe de Thérésa les premiers signes d’une démocratisation de l’art et de la littérature, dont, sur un autre plan, témoigne le Petit journal lancé en 1863.La chanson populaire n’est d’ailleurs qu’un aspect de la « culture chantée » caractéristique de la période, qui célébra Béranger comme l’égal de Lamartine et de Hugo (les attaques réitérées du jeune Vingtras contre l’auteur de la Chanson des gueux sont à cet égard révélatrices…) ; le vaudeville et l’opéra-comique diffusent refrains et rengaines qui tissent le quotidien (celui du Comité des jeunes par exemple…), et les tréteaux reprennent ou recyclent des airs connus et des timbres parfois très anciens.

Mais Vallès porte également une attention passionnée à la parole dans ses formes les moins codifiées, accessibles à tous. À ses yeux, le journal comme la fiction valent pour leur porosité à l’ensemble des voix qui traversent l’espace social, voix dont le texte doit enregistrer la saveur intrinsèque (l’accent, l’intonation) et l’identité propre. Chroniqueur de la rue, il s’attache à saisir et à enregistrer les accents croisés qui font l’actualité : slogans, bribes de discours, mots à la mode, mais aussi telle ou telle réplique chargée de sens d’un personnage, surgie au cours d’une rencontre… Vécue dans le dynamique de l’événement, la révolution constitue un moment unique et exemplaire, mais aussi vertigineux, libérant des discours affrontés, des paroles jusque-là inaudibles, des usages inédits de la parole publique ; cette vitalité dialogique a pour redoutable envers les rumeurs incontrôlables ou les crises de violence que déchaîne soudain un seul mot.

L’écriture de Vallès est tout entière habitée par le souci de « donner voix » au réel. Journaliste, il privilégie le paradigme du témoignage et initie la pratique du reportage social de terrain : la « chose vue » est inséparable des discours qui la disent, l’expriment ou la constituent – d’où un questionnement incessant sur la possibilité même de concevoir un texte authentiquement dialogique, seule condition pour ne pas réduire au statut d’objet le sujet de l’enquête, individu ou groupe social. Romancier, Vallès invente une forme inédite de « récit parlant », qui réinvestit dans le cadre de la fiction les expérimentations énonciatives essayées dans les pages du journal : traversé de voix, le texte se définit à tous les niveaux par son dialogisme et sa polyphonie.

Le colloque Vallès et les cultures orales se déroulera à l’université Paul-Valéry les 15 et 16 mai 2014 ; il est organisé par le RIRRA 21 et placé sous la co-responsabilité d’Élisabeth Pillet (elspil@aol.com) et de Corinne Saminadayar-Perrin (corinne.saminadayar-perrin@univ-montp3.fr).

Merci de bien vouloir faire parvenir les propositions de communication aux organisatrices avant le 31 janvier 2014.