Questions de société

"Universités: pas de normalisation par le bas" (Le Monde, 5/1/6).

Publié le par Marc Escola

Cette tribune parue dans Le Monde est devenue une pétition.

Point de vue Université : pas de normalisation par le bas

LE MONDE | 05.01.09 | 13h37

Le ministère del'enseignement supérieur et de la recherche vient de diffuser un projetde décret sur le statut des universitaires qui concrétise la loi sur laresponsabilité des universités (LRU) - d'autonomie des universitésd'août 2007.

Deux réformes majeures sont prévues. D'une part, lapossibilité d'une modulation des services d'enseignement est introduiteen fonction de l'intensité et du niveau de la recherche de chaqueuniversitaire : avoir une activité de recherche "soutenue" permettraitd'enseigner moins ; ne pas remplir cette condition exposerait à devoirenseigner plus. D'autre part, l'essentiel du déroulement de la carrière(recrutement, avancement, octroi de primes ou de congés sabbatiques etmodulation des services) est confié à l'instance universitaire locale,vidant de sa substance le statut de fonctionnaires d'Etat maintenu parle décret pour les professeurs et maîtres de conférences.

Lessignataires du présent texte proviennent de disciplines diverses, leursopinions politiques, leurs appartenances syndicales sont variées, maisils sont unanimes à considérer qu'un tel projet est, en l'état,inacceptable. Ils ne se mobilisent pas seulement pour défendre leurstatut et leurs droits, mais aussi parce que, demain, si les réformesannoncées s'appliquaient, le service public auquel ils sont attachés enserait affaibli, et les premières victimes en seraient ses premiersusagers, les étudiants qu'il leur incombe de former.

Ce projetest d'abord inacceptable parce qu'il repose sur une logique de défianceà l'égard des universitaires, suspectés de ne pas accomplircorrectement leur double tâche d'enseignement et de recherche. Fairedépendre le service d'enseignement de critères d'évaluation de larecherche - pour l'instant incertains -, c'est risquer d'assimilerl'activité noble qu'est l'enseignement à une sanction. Cela revient entout cas à introduire entre les deux missions desenseignants-chercheurs une hiérarchie : ou bien un bon enseignant n'anul besoin de s'adonner à des recherches, ou bien un chercheur peuproductif suffit à faire un enseignant performant.

Ce projet estensuite inacceptable parce que, à supposer qu'on admette le principed'une modulation des services liée à une évaluation permanente del'activité de recherche, les modalités proposées pour cette modulationne garantissent nullement contre l'arbitraire. Le pouvoir de décisionserait en effet aux mains du président d'université (ou du directeurd'établissement) et du conseil d'administration, le second étant conçupar la loi LRU comme un instrument du premier.

Le projet dedécret accentue les effets nocifs de la loi LRU, qui a concentré tousles pouvoirs aux mains des présidents d'université. Or dans lesuniversités des pays comparables, si le pouvoir de gestion estentièrement confié à la présidence conçue comme une instanceadministrative, celle-ci ne détient pas légitimement le pouvoiracadémique, qui relève des universitaires. En outre, compte tenu descontraintes budgétaires, rien ne garantit que la modulation ne soit lecheval de Troie de l'augmentation du service d'enseignement.

Ceprojet est enfin inacceptable parce que, en vidant de son contenu lestatut de fonctionnaires d'Etat des universitaires, il porte une graveatteinte aux libertés académiques sans lesquelles il n'y a pasd'universités dignes de ce nom. Depuis des années, le ministère del'enseignement supérieur s'attaque à la ressource la plus précieuse del'universitaire : son temps d'autonomie. C'est grâce à lui qu'il peutféconder son enseignement par ses lectures, ses recherches, seséchanges avec d'autres spécialistes, en France et à l'étranger.

Leprojet de décret poursuit méthodiquement cette traque de deux manières.D'une part, il vise à transformer l'universitaire en un "employé del'université" bon à tout faire : non seulement de l'enseignement et dela recherche, mais aussi de la direction d'unités de recherches, del'ouverture vers l'international, de l'orientation professionnelle, dututorat, de la levée de fonds, de fonctions d'intendance ou desecrétariat pour lesquelles le personnel administratif qualifié n'estpas assez nombreux. D'autre part, ce texte méconnaît le principe pourlequel le statut de fonctionnaire d'Etat a été conféré auxuniversitaires : pour garantir leur liberté. Celle-ci est la conditionessentielle du développement de leur vocation : associer l'enseignementà la recherche dans un cadre serein et approprié.

Sil'assimilation bureaucratique de l'université à une "entreprise", et del'enseignant-chercheur à un "employé" comme les autres, ne s'arrêtepas, tout le monde y perdra. Non seulement les universitaires, incitésà déserter une institution de plus en plus hostile, mais aussi lesétudiants, exposés à voir diminuer la qualité de leurs formations enraison de la fuite, déjà entamée, de leurs meilleurs enseignants, etenfin l'université elle-même. Les réformateurs veulent à tout prixnormaliser vers le bas une institution qu'ils comprennent mal et àlaquelle ils sont étrangers. Rien d'étonnant à cela : ceux qui tiennentla plume du ministre et donc, de facto, celle du pouvoir législatif etdu pouvoir réglementaire, sont justement ceux qui ont troqué la toged'universitaire contre l'habit de conseiller du Prince.

Leministère n'a jamais été aussi dirigiste que depuis qu'il prétendoctroyer aux universités leur autonomie. Il serait grand temps qu'ildaigne écouter les universitaires, c'est-à-dire ceux qui "sont l'Université", comme le disait si justement Simon Leys.Ils lui diront le fossé abyssal qui existe entre les beaux discours surl'excellence, ou encore sur le pari de rendre attractives lesuniversités françaises, et la réalité qui se dessine déjà : celled'universités abandonnées au féodalisme et au clientélismed'administrateurs locaux.

Loin d'être partisans du statu quo,nous sommes les mieux placés pour connaître l'ampleur des problèmesrencontrés par l'université et l'urgence de les résoudre. Mais enraison du déséquilibre manifeste qui est ici introduit entre lesobligations (étendues) et les droits (restreints) des universitaires,nous demandons au ministère de suspendre la procédure d'édition de cedécret et de procéder à des amendements importants, de façon à redonnerà ce statut l'équilibre grâce auquel il est une garantieinstitutionnelle au profit non seulement des universitaires, mais del'université.

Olivier Beaud, juriste, Paris-II ;
Guy Carcassonne, juriste, Paris-X ;
Christophe Charle, historien, Paris-I ;
Jean-François Chanet, historien, Lille-III ;
Jean-Pierre Demailly, mathématicien, Grenoble-I ;
Philippe Dumas, physicien, Aix-Marseille-II ;
Jacques Elion, biochimiste, université Paris-Diderot ;
Pierre Encrenaz, astronome, université Pierre-et-Marie-Curie et Observatoire de Paris ;
André Guyaux, littérature, Paris-IV Sorbonne ;
Olivier Ihl, politiste, IEP Grenoble ;
Bernard Lahire, sociologue, ENS-LSH (Lyon) ;
Sandra Laugier, philosophe, université de Picardie ;
Franck Lessay, angliciste, Paris-III-Sorbonne nouvelle.

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Cette tribune parue dans Le Monde est devenue une pétition.