Questions de société

"Université : licences à vendre", par A. Leca (Le Monde, 30/4/12)

Publié le par Marc Escola

Également signalé par le site SLU, cette tribune parue dans Le Monde:

 

"Université : licences à vendre", tribune par Antoine Leca, professeur à la Faculté de Droit et de Science Politique d’Aix-Marseille (AMU), Le Monde, 30 avril 2012

A lire sur le site du Monde

Faute d’avoir pu obtenir des succès significatifs avec son plan Réussite en Licence, le gouvernement Fillon a promulgué l’arrêté du 1° août 2011, qui vise à réintroduire les sessions de rattrapage là où elles avaient été supprimées (à la faculté de droit d’Aix notamment), généraliser (maladroitement) la compensation de semestre à semestre et consacrer la suppression des notes éliminatoires. Faute d’avoir pu infléchir les courbes de l’échec universitaire, il tente de fausser le système de notation. C’est là une vieille technique utilisée par tous les ministères de droite, depuis le sieur Bayrou (2007) jusqu’à dame Pécresse (2011), avec la bénédiction des syndicats étudiants "de gauche", qui s’imaginent que tout étudiant devrait avoir droit à son diplôme, quels que soient ses piètres résultats et qu’il faut abattre le mur des examens.

On y arrivera sans doute en continuant dans la direction engagée qui consiste à interdire aux universités d’imposer des droits d’inscription à la hauteur des critères européens et à les rendre dépendante d’une aide publique conditionnée par un taux de réussite en progression régulière jusqu’à atteindre l’objectif des 50% d’une classe d’âge.

Comment a-t-on pu mettre de la sorte nos diplômes à l’encan ? La raison est que l’Université n’a plus aujourd’hui pour mission de former les cadres du pays, mais d’être un parking pour les centaines de milliers de bacheliers venus des Lycées. La production des professionnels de haut rang est désormais assignée aux grandes Ecoles dans tous les domaines (exception faite du secteur santé). Et ces compétiteurs ne sont pas à armes égales : ils jouissent du privilège extraordinaire de sélectionner leurs étudiants comme ils le désirent, de concevoir librement leurs programmes et leurs modalités d’examens, d’imposer les droits d’inscription de leur choix, tout en émargeant généreusement au budget de l’Etat (près de 81 millions d’euros à l’IEP de Paris). Rien n’est trop beau pour les chères têtes blondes promises aux grandes Ecoles. Aussi bien, les élites sont-elles aujourd’hui formées dans ce système éducatif parallèle, où la mixité sociale reste l’exception.

A l’Université revient maintenant l’ingrate tâche d’accueillir les gros bataillons des bacheliers les moins bien outillés, les égarés, les pauvres et les étrangers venus d’Afrique. C’est plus net en province et dans les régions économiquement en déclin. Là, les établissements sont obligés d’inscrire les éléments les plus faibles issus de l’enseignement secondaire, ceux qui peinent à lire et écrire, moyennant des droits d’inscription dérisoires (177 euros l’an quand un étudiant coûte 50 fois plus). Ce plancher garantit un investissement pédagogique minimum, faute de moyens digne de ce nom qu’il n’est pas question de dégager pour un objectif qu’on sait impossible. Ce n’est pas une carence, c’est un choix délibéré. Il ne faut pas que ces "centres aérés" reviennent trop cher aux usagers - et à l’Etat qui n’en attend que la mystification des familles et la passivité des étudiants qui y sont gardiennés. La logique de ce bilan-coût-avantages éclaire les décisions stratégiques apparemment les plus antinomiques. On crée des micro-universités dans tous les zones les plus périphériques, à Corté, à Nîmes et même à Mamoudzou (avec le CU de Mayotte).

Et, dans le même temps, dans les métropoles les plus importantes, les universités existantes sont invités à fusionner entre elles pour mutualiser leurs coûts et réaliser des économies d’échelle, quitte dans un premier temps à desserrer la " pompe à phynance " ("Plans Campus", "Initiatives d’excellence", etc...). Dans les deux cas, il s’agit toujours d’occuper le plus grand nombre possible de jeunes, au plus bas coût possible.

Cette tâche peu glorieuse a été assignée à l’Université post-républicaine par une alliance monstrueuse célébrée entre des gouvernements de droite cyniques et des syndicats étudiants "de gauche" cultivant une rhétorique archéo-égalitariste qui sert en fait les intérêts des privilégiés. Depuis une cinquantaine d’années, la Droite libérale a, étape par étape, déconstruit le système universitaire public, mis en place par les Radicaux et les Républicains sous la III° République. Cette politique a été soutenue par un syndicalisme étudiant dévoyé, qui a cru que la dégradation du niveau d’ensemble et la possibilité formellement ouverte au plus grand nombre d’atteindre un niveau diplômant obtenu à moindre coût pourrait représenter un progrès.

Aujourd’hui même dans les facultés de droit, qui ont résisté le plus longtemps à ce poison mortel, les éléments scolaires les mieux armés, qui ont pris le chemin des IEP, font de plus en plus défaut. La majeure partie des primo-entrants (dont un certain nombres issus des baccalauréats techniques et professionnels) est vouée à un échec prévisible, prévu et voulu. En janvier dernier, en L1/Droit à Aix-Marseille, le taux de réussite n’atteignait pas 20% ! On ne dira pas que l’objectif est impossible : on dira simplement qu’il ne pourra être approché qu’en acceptant de donner une Licence en droit à des jeunes qui n’ont pas les compétences pour comprendre un texte écrit complexe et argumenter dans une langue intelligible...et en faisant plier un peu plus la déontologie enseignante. On y viendra peut-être grâce aux incitations financières de la rue de Grenelle et la collaboration "spontanée" des présidents d’université, qui peuvent décerner quelques primes et quelques promotions aux plus dociles.

De cette nef des fous le gouvernement actuel se moque : les élites se forment ailleurs et ne seront pas impactées par la dévalorisation croissante des grades universitaires, qui gagne maintenant les masters : le critère central d’évaluation d’un "bon" master est déjà son taux de diplômation (qui doit se situer au-dessus de 90%.). Demain les M2 devraient être ouverts automatiquement à tout titulaire de M1. Et on voit déjà des doctorats sans thèse...Pourquoi s’en émouvoir en haut lieu ? L’UNEF est la première à considérer que la croissance exponentielle du nombre des diplômés, la suppression de la barrière de l’admissibilité et des notes éliminatoires, le droit automatique à une seconde session, aussi stérile soient-elle, la compensation entre les matières théoriques fondamentales et les matières à option, bref l’abaissement de tous les standards d’examens (qui, dans certaines UFR, se déroulent parfois sans surveillance) sont des conquêtes à défendre et à étendre. A ce miroir aux alouettes, tout le monde qui compte y trouve son compte : le gouvernement, qui diplôme à moindre frais, les syndicats, qui thésaurisent ces "succès", et les étudiants qui, paraissant avantagés à court terme, s’imaginent que cela sert leurs intérêts. La vérité est que ces vrais-faux diplômes ne peuvent pas assurer l’insertion professionnelle de leurs titulaires. Ils conduiront ceux-ci à la déqualification professionnelle, quand ce n’est pas au chômage pur et simple. Pour enseigner aujourd’hui en fac et y être à l’aise il faut être aveugle et sans compassion face à ces vagues de jeunes fauchés par un système injuste, par un Verdun universitaire qui ne dit pas son nom.

L’Université française n’est plus l’Alma mater; c’est aujourd’hui l’Alma meretrix, qui s’est vendue pour une poignée d’euros. Elle est aussi le grand "Descendeur" social, l’étape nécessaire et irremplaçable entre le temps de l’espérance, où les jeunes se bercent de rêves sur le bel avenir auquel ils seraient promis, et l’humble place vers laquelle ils seront pour la plupart impitoyablement parqués et où ils devront bien se contenter d’un salaire de misère pour les plus chanceux qui décrocheront un contrat de travail.

Pourtant que l’université était belle sous la République ! On aurait pu la dépoussiérer en l’affranchissant de l’académisme et des corporatismes qui entravaient son développement, assurer l’intégration des éléments les plus prometteurs issus des minorités visibles. Beaucoup de choses étaient perfectibles après 1968. Mais comment aurait-on pu imaginer qu’un tel automne nous arriverait et que les enfants de mai reviendraient à la Toussaint ? A la veille de l’élection présidentielle, les professeurs et maîtres de conférences des universités rêvent d’un changement, qui les replaceraient au coeur du dispositif - dans l’intérêt des étudiants.

Antoine Leca est professeur à la Faculté de Droit et de Science Politique d’Aix-Marseille (AMU) depuis 1982. Il y a été longtemps en charge de la scolarité (1999-2004). Il est aussi l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages en histoire politique et juridique et en droit de la santé.