Questions de société

"Université: les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail!", par P. Jourde (BibliObs.com).

Publié le par Marc Escola

Pierre Jourde est Professeur de Lettres à l'Université
Stendhal-Grenoble III.

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Université: les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail!
Par Pierre Jourde (écrivain et professeur des Universités, Grenoble III)

Une poignée de mandarins nantis qui ne fichent rien de leurs journées
et refusent d'être évalués sur leur travail, manifeste contre la
réforme Pécresse pour défendre des privilèges corporatistes et une
conception rétrograde de l'université. Au travail, fainéants!

 L'ignorance et les préjugés sont tels que c'est à peu près l'image que
certains journalistes donnent du mouvement des chercheurs, des
universitaires et des étudiants qui se développe dans toute la France.
Au Monde, Catherine Rollot se contente de faire du décalque de la
communication ministérielle, en toute méconnaissance de cause. Le lundi
9 février, Sylvie Pierre-Brossolette, sur l'antenne de France Info,
défendait l'idée brillante selon laquelle, comme un chercheur ne
produit plus grand-chose d'intéressant après quarante ans («c'est
génétique»!), on pourrait lui coller beaucoup plus d'heures
d'enseignement, histoire qu'il se rende utile.

 Il aurait fallu mettre Pasteur un peu plus souvent devant les
étudiants, ça lui aurait évité de nous casser les pieds, à 63 ans, avec
sa découverte du virus de la rage. Planck, les quantas à 41 ans, un peu
juste, mon garçon! Darwin a publié L'Evolution des espèces à 50 ans, et
Foucault La Volonté de savoir au même âge. Ce sont des livres
génétiquement nuls. Aujourd'hui, on enverrait leurs auteurs
alphabétiser les étudiants de première année, avec de grosses potées
d'heures de cours, pour cause de rythme de publication insuffisant. Au
charbon, papy Einstein! Et puis comme ça, on économise sur les heures
supplémentaires, il n'y a pas de petits profits.

 Mais que Sylvie Pierre-Brossolette se rassure: le déluge de réformes
et de tâches administratives est tel que son voeu est déjà presque
réalisé. On fait tout ce qu'il faut pour étouffer la recherche. Les
chercheurs et les enseignants-chercheurs passent plus de temps dans la
paperasse que dans la recherche et l'enseignement. Ils rédigent les
projets de recherche qu'ils auraient le temps de réaliser s'ils
n'étaient pas si occupés à rédiger leurs projets de recherche. La
réforme Pécresse ne fera qu'accroître cela.

 Les journalistes sont-ils suffisamment évalués au regard de leurs
compétences et de leur sérieux? Est-ce que c'est génétique, de dire des
bêtises sur les antennes du service public?

 On enrage de cette ignorance persistante que l'on entretient
sciemment, dans le public, sur ce que sont réellement la vie et le
travail d'un universitaire. Rien de plus facile que de dénoncer les
intellectuels comme des privilégiés et de les livrer à la vindicte des
braves travailleurs, indignés qu'on puisse n'enseigner que 7 heures par
semaine. Finissons-en avec ce ramassis de légendes populistes. Un pays
qui méprise et maltraite à ce point ses intellectuels est mal parti.

La réforme Pécresse est fondée là-dessus: il y a des universitaires qui
ne travaillent pas assez, il faut trouver le moyen de les rendre plus
performants, par exemple en augmentant leurs heures d'enseignement
s'ils ne publient pas assez. Il est temps de mettre les choses au
point, l'entassement de stupidités finit par ne plus être tolérable.

 a) l'universitaire ne travaille pas assez

 En fait, un universitaire moyen travaille beaucoup trop. Il exerce
trois métiers, enseignant, administrateur et chercheur. Autant dire
qu'il n'est pas aux 35 heures, ni aux 40, ni aux 50. Donnons une idée
rapide de la variété de ses tâches: cours. Préparation des cours.
Examens. Correction des copies (par centaines). Direction de mémoires
ou de thèses. Lectures de ces mémoires (en sciences humaines, une
thèse, c'est entre 300 et 1000 pages). Rapports. Soutenances. Jurys
d'examens. Réception et suivi des étudiants. Elaboration des maquettes
d'enseignement. Cooptation et évaluation des collègues (dossiers,
rapports, réunions). Direction d'année, de département, d'UFR le cas
échéant. Réunions de toutes ces instances. Conseils d'UFR, conseils
scientifiques, réunions de CEVU, rapports et réunions du CNU et du
CNRS, animations et réunions de centres et de laboratoires de
recherche, et d'une quantité de conseils, d'instituts et de machins
divers.

 Et puis, la recherche. Pendant les loisirs, s'il en reste. Là, c'est
virtuellement infini: lectures innombrables, rédaction d'articles, de
livres, de comptes rendus, direction de revues, de collections,
conférences, colloques en France et à l'étranger. Quelle bande de
fainéants, en effet. Certains cherchent un peu moins que les autres, et
on s'étonne? Contrôlons mieux ces tire-au-flanc, c'est une excellente
idée. Il y a une autre hypothèse: et si, pour changer, on fichait la
paix aux chercheurs, est-ce qu'ils ne chercheraient pas plus? Depuis
des lustres, la cadence infernale des réformes multiplie leurs tâches.
Après quoi, on les accuse de ne pas chercher assez. C'est plutôt le
fait qu'ils continuent à le faire, malgré les ministres successifs et
leurs bonnes idées, malgré les humiliations et les obstacles en tous
genres, qui devrait nous paraître étonnant.

Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle de recherche
«médiocre» en France. Elle est tellement médiocre que les publications
scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que la
France se situe au 18e rang pour le financement de la recherche. Dans
ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà
évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président de la
république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des
locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans
bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de
ce nom.

 b) l'universitaire n'est pas évalué

 Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n'est pas évalué,
prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente le
parcours courant d'un professeur des universités aujourd'hui. L'auteur
de cet article sait de quoi il parle. Elle est née en 1960. Elle habite
Montpellier. Après plusieurs années d'études, mettons d'histoire, elle
passe l'agrégation. Travail énorme, pour un très faible pourcentage
d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle est enfin reçue, elle a 25 ans.
Elle est nommée dans un collège «sensible» du Havre. Comme elle
est mariée à J, informaticien à Montpellier, elle fait le chemin toutes
les semaines. Elle prépare sa thèse. Gros travail, elle s'y consacre la
nuit et les week-ends. J. trouve enfin un poste au Havre, ils
déménagent.

 A 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour
espérer entrer à l'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite se
faire qualifier par le Conseil National des Universités. Une fois cette
évaluation effectuée, elle présente son dossier dans les universités où
un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n'y en a pas (les
facs ne recrutent presque plus), soit il y a quarante candidats par
poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire requalifier.
Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications, elle est élue
maître de conférences à l'université de Clermont-Ferrand, contre 34
candidats. C'est une évaluation, et terrible, 33 restent sur le
carreau, avec leur agrégation et leur thèse sur les bras. Elle est
heureuse, même si elle gagne un peu moins qu'avant. Environ 2000 Euros.
Elle reprend le train toutes les semaines, ce qui est peu pratique pour
l'éducation de ses enfants, et engloutit une partie de son salaire. Son
mari trouve enfin un poste à Clermont, ils peuvent s'y installer et
acheter un appartement. Mme B développe ses recherches sur l'histoire
de la paysannerie française au XIXe siècle. Elle publie, donne des
conférences, tout en assumant diverses responsabilités administratives
qui l'occupent beaucoup.

Enfin, elle se décide, pour devenir professeur, à soutenir une
habilitation à diriger des recherches, c'est-à-dire une deuxième thèse,
plus une présentation générale de ses travaux de recherche. Elle y
consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle obtient
six mois de congé pour recherches (sur évaluation, là encore). A 44 ans
(génétiquement has been, donc) elle soutient son habilitation. Elle est
à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU. Elle se remet à chercher
des postes, de professeur cette fois. N'en trouve pas. Est finalement
élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à l'université de Créteil. A
ce stade de sa carrière, elle gagne 3500 euros par mois.

Accaparée par les cours d'agrégation, l'élaboration des plans
quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu
épuisée, elle publie moins d'articles. Elle écrit, tout doucement, un
gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever. Mais ça n'est
pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se
soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative,
surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous
pouvoirs sur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des raisons
de politique interne. Sa carrière va stagner.

Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus une bonne chercheuse, il faut
encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses enfants la
voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien donne deux fois
moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait qu'elle publie à tour
de bras des articles vides. Dans les repas de famille, son beau-frère,
cadre commercial, qui gagne deux fois plus qu'elle avec dix fois moins
d'études, se moque de ses sept heures d'enseignement hebdomadaires. Les
profs, quels fainéants.

***

Personnellement, j'aurais une suggestion à l'adresse de Mme Pécresse,
de M. Sarkozy et accessoirement des journalistes qui parlent si
légèrement de la recherche. Et si on fichait la paix à Mme B? Elle a
énormément travaillé, et elle travaille encore. Elle forme des
instituteurs, des professeurs, des journalistes, des fonctionnaires.
Son travail de recherche permet de mieux comprendre l'évolution de la
société française. Elle assure une certaine continuité intellectuelle
et culturelle dans ce pays. Elle a été sans cesse évaluée. Elle gagne
un salaire qui n'a aucun rapport avec ses hautes qualifications. Elle
travaille dans des lieux sordides. Quand elle va faire une conférence,
on met six mois à lui rembourser 100 euros de train. Et elle doit en
outre subir les insultes du président de la république et le mépris
d'une certaine presse. En bien, ça suffit. Voilà pourquoi les
enseignants-chercheurs manifestent aujourd'hui.

P.J.