Questions de société

"Université: les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail!" par P. jourde (Bibliobs - blog Confitures de culture)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Camille Bloomfield)

 Pierre jourde, Biblioobs - blog Confitures de culture:

10/02/2009: "Université: les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail!"

[Voir aussi: => Le dossier de Nouvelobs.com sur la réforme de l'Université et tous les chapitres du Manuel de destruction culturelle de Pierre Jourde]

Une poignée demandarins nantis qui ne fichent rien de leurs journées et refusent d'êtreévalués sur leur travail, manifeste contre la réforme Pécresse pour défendredes privilèges corporatistes et une conception rétrograde de l'université. Autravail, fainéants!

L'ignorance etles préjugés sont tels que c'est à peu près l'image que certains journalistesdonnent du mouvement des chercheurs, des universitaires et des étudiants qui sedéveloppe dans toute la France. Au Monde, Catherine Rollot se contentede faire du décalque de la communication ministérielle, en toute méconnaissancede cause. Le lundi 9 février, Sylvie Pierre-Brossolette, sur l'antenne deFrance Info, défendait l'idée brillante selon laquelle, comme un chercheur neproduit plus grand-chose d'intéressant après quarante ans («c'est génétique»!), on pourrait lui coller beaucoup plus d'heuresd'enseignement, histoire qu'il se rende utile.

Il aurait fallumettre Pasteur un peu plus souvent devant les étudiants, ça lui aurait évité denous casser les pieds, à 63 ans, avec sa découverte du virus de la rage. Planck,les quantas à 41 ans, un peu juste, mon garçon! Darwin a publié L'Evolutiondes espèces à 50 ans, et Foucault La Volonté de savoir au même âge.Ce sont des livres génétiquement nuls. Aujourd'hui, on enverrait leurs auteursalphabétiser les étudiants de première année, avec de grosses potées d'heuresde cours, pour cause de rythme de publication insuffisant. Au charbon, papy Einstein!Et puis comme ça, on économise sur les heures supplémentaires, il n'y a pas depetits profits.

Mais que SylviePierre-Brossolette se rassure: le déluge de réformes et de tâchesadministratives est tel que son voeu est déjà presque réalisé. On fait tout cequ'il faut pour étouffer la recherche. Les chercheurs et lesenseignants-chercheurs passent plus de temps dans la paperasse que dans larecherche et l'enseignement. Ils rédigent les projets de recherche qu'ilsauraient le temps de réaliser s'ils n'étaient pas si occupés à rédiger leursprojets de recherche. La réforme Pécresse ne fera qu'accroître cela.

Les journalistessont-ils suffisamment évalués au regard de leurs compétences et de leur sérieux?Est-ce que c'est génétique, de dire des bêtises sur les antennes du servicepublic?

On enrage decette ignorance persistante que l'on entretient sciemment, dans le public, surce que sont réellement la vie et le travail d'un universitaire. Rien de plusfacile que de dénoncer les intellectuels comme des privilégiés et de les livrerà la vindicte des braves travailleurs, indignés qu'on puisse n'enseigner que 7heures par semaine. Finissons-en avec ce ramassis de légendes populistes. Unpays qui méprise et maltraite à ce point ses intellectuels est mal parti.

Laréforme Pécresse est fondée là-dessus: il y a desuniversitaires qui ne travaillent pas assez, il faut trouver le moyen de lesrendre plus performants, par exemple en augmentant leurs heures d'enseignements'ils ne publient pas assez. Il est temps de mettre les choses au point,l'entassement de stupidités finit par ne plus être tolérable.

a)l'universitaire ne travaille pas assez

En fait, ununiversitaire moyen travaille beaucoup trop. Il exerce trois métiers, enseignant,administrateur et chercheur. Autant dire qu'il n'est pas aux 35 heures, ni aux40, ni aux 50. Donnons une idée rapide de la variété de ses tâches: cours.Préparation des cours. Examens. Correction des copies (par centaines).Direction de mémoires ou de thèses. Lectures de ces mémoires (en scienceshumaines, une thèse, c'est entre 300 et 1000 pages). Rapports. Soutenances.Jurys d'examens. Réception et suivi des étudiants. Elaboration des maquettesd'enseignement. Cooptation et évaluation des collègues (dossiers, rapports,réunions). Direction d'année, de département, d'UFR le cas échéant. Réunions detoutes ces instances. Conseils d'UFR, conseils scientifiques, réunions de CEVU,rapports et réunions du CNU et du CNRS, animations et réunions de centres et delaboratoires de recherche, et d'une quantité de conseils, d'instituts et demachins divers.

Et puis, larecherche. Pendant les loisirs, s'il en reste. Là, c'est virtuellement infini: lecturesinnombrables, rédaction d'articles, de livres, de comptes rendus, direction derevues, de collections, conférences, colloques en France et à l'étranger.Quelle bande de fainéants, en effet. Certains cherchent un peu moins que lesautres, et on s'étonne? Contrôlons mieux ces tire-au-flanc, c'est uneexcellente idée. Il y a une autre hypothèse: et si, pour changer, on fichait lapaix aux chercheurs, est-ce qu'ils ne chercheraient pas plus? Depuis deslustres, la cadence infernale des réformes multiplie leurs tâches. Après quoi,on les accuse de ne pas chercher assez. C'est plutôt le fait qu'ils continuentà le faire, malgré les ministres successifs et leurs bonnes idées, malgré leshumiliations et les obstacles en tous genres, qui devrait nous paraîtreétonnant.

Nicolas Sarkozy,dans son discours du 22 janvier, parle de recherche «médiocre» en France. Elle est tellement médiocre que lespublications scientifiques françaises sont classées au 5e rangmondial, alors que la France se situe au 18e rang pour lefinancement de la recherche. Dans ces conditions, les chercheurs français sontdes héros. Les voilà évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président dela république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des locauxrépugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans bureaux pour lesprofesseurs, même pas équipées de toilettes dignes de ce nom.

b)l'universitaire n'est pas évalué

Pour mieuxcomprendre à quel point un universitaire n'est pas évalué, prenons le casexemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente le parcours courant d'unprofesseur des universités aujourd'hui. L'auteur de cet article sait de quoi ilparle. Elle est née en 1960. Elle habite Montpellier. Après plusieurs annéesd'études, mettons d'histoire, elle passe l'agrégation. Travail énorme, pour untrès faible pourcentage d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle est enfin reçue,elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège «sensible» du Havre. Comme elle est mariée à J, informaticien àMontpellier, elle fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa thèse.Gros travail, elle s'y consacre la nuit et les week-ends. J. trouve enfin unposte au Havre, ils déménagent.

A 32 ans, ellesoutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour espérer entrer àl'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite se faire qualifier par leConseil National des Universités. Une fois cette évaluation effectuée, elleprésente son dossier dans les universités où un poste est disponible dans saspécialité. Soit il n'y en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit ily a quarante candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit sefaire requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications, elleest élue maître de conférences à l'université de Clermont-Ferrand, contre 34candidats. C'est une évaluation, et terrible, 33 restent sur le carreau, avecleur agrégation et leur thèse sur les bras. Elle est heureuse, même si ellegagne un peu moins qu'avant. Environ 2000 Euros. Elle reprend le train toutesles semaines, ce qui est peu pratique pour l'éducation de ses enfants, etengloutit une partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à Clermont,ils peuvent s'y installer et acheter un appartement. Mme B développe sesrecherches sur l'histoire de la paysannerie française au XIXe siècle. Ellepublie, donne des conférences, tout en assumant diverses responsabilitésadministratives qui l'occupent beaucoup.

Enfin, elle sedécide, pour devenir professeur, à soutenir une habilitation à diriger desrecherches, c'est-à-dire une deuxième thèse, plus une présentation générale deses travaux de recherche. Elle y consacre ses loisirs, pendant des années.Heureusement, elle obtient six mois de congé pour recherches (sur évaluation,là encore). A 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient sonhabilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU. Elle seremet à chercher des postes, de professeur cette fois. N'en trouve pas. Estfinalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à l'université de Créteil.A ce stade de sa carrière, elle gagne 3500 euros par mois.

Accaparée parles cours d'agrégation, l'élaboration des plans quadriennaux et la direction dethèses, et, il faut le dire, un peu épuisée, elle publie moins d'articles. Elleécrit, tout doucement, un gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever.Mais ça n'est pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elledevra se soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative,surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous pouvoirssur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des raisons de politiqueinterne. Sa carrière va stagner.

Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus unebonne chercheuse, il faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mariet ses enfants la voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien donnedeux fois moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait qu'elle publie à tourde bras des articles vides. Dans les repas de famille, son beau-frère, cadrecommercial, qui gagne deux fois plus qu'elle avec dix fois moins d'études, semoque de ses sept heures d'enseignement hebdomadaires. Les profs, quelsfainéants.


Personnellement,j'aurais une suggestion à l'adresse de Mme Pécresse, de M. Sarkozy etaccessoirement des journalistes qui parlent silégèrement de la recherche. Et si on fichait la paix à Mme B? Elle a énormémenttravaillé, et elle travaille encore. Elle forme des instituteurs, desprofesseurs, des journalistes, des fonctionnaires. Son travail de recherchepermet de mieux comprendre l'évolution de la société française. Elle assure unecertaine continuité intellectuelle et culturelle dans ce pays. Elle a été sanscesse évaluée. Elle gagne un salaire qui n'a aucun rapport avec ses hautesqualifications. Elle travaille dans des lieux sordides. Quand elle va faire uneconférence, on met six mois à lui rembourser 100 euros de train. Et elle doiten outre subir les insultes du président de la république et le mépris d'unecertaine presse. En bien, ça suffit. Voilà pourquoi les enseignants-chercheursmanifestent aujourd'hui.

Pierre Jourde

=> Le dossier de Nouvelobs.com sur la réforme de l'Université

=> Tous les chapitres du Manuel de destruction culturelle de Pierre Jourde

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