Essai
Nouvelle parution
Université : la grande illusion

Université : la grande illusion

Publié le par Alexandre Gefen


Pierre Jourde (Sous la direction de)


Université : la grande illusion



L'Esprit des Péninsules
 mars 2007


ISBN-10: 284636107X
ISBN-13: 978-2846361071
21€


Si les livres abondent sur l'école, ils sont rares sur l'Université, en dépit de la masse croissante des étudiants et de la gravité des problèmes. Le public ignore toute l'étendue de la ruine de l'enseignement supérieur. On refuse de voir à quel point la lassitude et l'écœurement se sont généralisés parmi les universitaires. On méconnaît l'absurdité du déluge de réformes qui se déverse sans interruption sur l'Université depuis des décennies, le délabrement des locaux, l'absence de débouchés pour les étudiants, le clientélisme croissant qui, sur l'alibi de l'autonomie des établissements, transforme les recrutements en promotions locales. L'Université, en France, n'est plus qu'une façade. Cet ouvrage réunit quelques vigoureuses réactions d'universitaires face à cette situation. Ils appartiennent à des établissements d'enseignement supérieur divers, et à différentes disciplines, de la littérature à la médecine et du droit aux mathématiques.


Un extrait exclusif, avec l'aimable autorisation de  Pierre Jourde : Paolo Tortonèse, "Contre la professionnalisation de l’Université".

Depuis les remous qui ont accompagné la naissance et la mort du CPE, le débat politique sur l’Université française semble se recentrer autour d’un mot magique : professionnalisation. Ce n’est pas tout à fait nouveau, puisque depuis une dizaine d’années au moins ce mot circule dans les textes ministériels, et désigne une transformation déjà en cours. Mais la recrudescence est nette, et nourrie d’ambiguïtés.
Si l’on entendait par ce mot une plus grande exigence dans l’attribution des diplômes et donc une requalification de ces derniers, qui permette aux diplômés d’être mieux armés et plus solides au moment où ils doivent faire face au marché du travail, on ne pourrait que l’adopter. Si l’on entendait aussi par ce mot l’obligation pour les universités de mettre en place des moyens institutionnels d’information et d’orientation pour leurs étudiants qui débutent et pour leurs diplômés qui abordent le monde du travail, qui pourrait s’en plaindre ?

Malheureusement, les politiciens qui invitent l’Université à se professionnaliser entendent le plus souvent cette professionnalisation comme le passage d’un enseignement disciplinaire général à un enseignement spécialisé, et pensent que cette spécialisation doit être choisie et mise en place à partir des exigences ponctuelles du marché. Ainsi la méthode à suivre serait simple : l’État, ayant écouté les vœux du patronat, planifie la formation supérieure de façon à couper les branches sèches (filières n’aboutissant pas à un emploi) et développe les filières menant à un emploi sûr. L’inadéquation constatée entre la qualification des diplômés et les exigences du marché du travail trouverait donc une réponse dans l’adéquation postulée par une programmation rigoureuse.

Ce discours ne varie guère d’un bord politique à l’autre. C’est qu’il est constitué de deux éléments antithétiques : d’une part une grande confiance dans les lois du marché, d’autre part une confiance encore plus forte dans la possibilité pour l’État de les déchiffrer et de les maîtriser. Ce mélange tout français reçoit des dosages différents selon les orientations politiques, mais conserve un caractère contradictoire.

Plusieurs faits mettent en évidence la faiblesse de ce raisonnement. L’Université ne peut fournir aux entreprises un personnel formé selon ses exigences ponctuelles qu’au minimum six ans après le moment où les vœux de l’entreprise sont exprimés. Les entreprises peuvent-elles prévoir leurs besoins précis à l’horizon de six ans ou plus ? En outre, le marché du travail demande une grande souplesse, une grande capacité d’adaptation à ses transformations.

On a parfois l’impression que certains universitaires, dans les domaines littéraires en particulier, croient à la prévisibilité économique plus que les économistes eux-mêmes, et à la spécialisation professionnelle plus que les chimistes ou les ingénieurs. Une mauvaise conscience des humanités suscite un désir plus anxieux de professionnalisation démontrant que les sciences humaines préparent elles aussi au marché du travail.

Or, les enseignements disciplinaires traditionnels savent-ils encore apporter à la fois une formation de haut niveau et la souplesse que requiert plus que jamais le travail ? C’est une question qu’on peut se poser, mais à laquelle semblent avoir déjà répondu les universités qui, dans les dernières années, ont investi dans des nouvelles formations professionnelles interdisciplinaires au détriment des formations disciplinaires générales.

Dans le cas des sciences humaines, faut-il fermer, ou affaiblir, les licences et les masters de philosophie, d’histoire ou de littérature, pour ouvrir des licences et des masters de « métiers de la culture », de « médiation culturelle » ou de « négociation interculturelle » ? En quoi consiste une nouvelle formation de ce genre ? En un patchwork de cours de sociologie, de psychologie, d’histoire, de droit, de langues et civilisations étrangères. Chacun de ces cours, s’adressant à un public non spécialisé, est nécessairement de niveau élémentaire, et la somme de plusieurs initiations ne sera jamais une spécialisation. Cela soit dit sans aucun mépris pour les collègues qui, de bonne foi, ont dépensé leurs énergies à créer ces filières : sommes-nous sûr de ne pas détourner ainsi l’Université de sa mission, qui est de former des adultes capables de vivre et de travailler dans la société ? Sommes-nous sûrs de ne pas présenter aux yeux de nos étudiants des miroirs aux alouettes?

Le paradoxe de la professionnalisation est qu’un même processus risque de conduire les facultés scientifiques vers une spécialisation étroite, qui confinerait chaque nouveau diplômé dans une compétence limitée, et les facultés de sciences humaines vers l’écueil opposé, un généralisation excessive de bas niveau, qui n’apporterait au diplômé qu’un saupoudrage de notions élémentaires. Dans tout cela, les disciplines perdent leur fonction propre, succombant d’une part à la performance technique, d’autre part à simplification.

Le point d’équilibre entre les deux exigences opposées de la spécialisation et de la formation générale doit être trouvé, et les disciplines universitaires en ont la capacité, pour peu qu’elles sachent s’appuyer sur leurs points forts et s’ouvrir sans se renier. On a dit mille fois, avec raison, que l’interdisciplinarité présupposait les disciplines et non pas leur effacement.

L’Université a une tradition professionnelle, comme elle a une tradition disciplinaire et interdisciplinaire. Les deux grandes facultés universitaires de toujours, le Droit et la Médecine, sont directement liés à des métiers, et associent dans leurs enseignements des compétences issues de plusieurs disciplines. À ces deux facultés, au fil des siècles, d’autres se sont jointes, de plus en plus nombreuses et de plus en plus importantes. Centrées sur une discipline, les formations universitaires ne sont pas restées indifférentes aux suggestions des autres disciplines, ce que confirme n’importe quelle maquette de licence, où l’on voit que les étudiants de littérature font de la linguistique, les étudiants de psychologie de la statistique, les étudiants d’histoire de la géographie, etc. Dans l’ensemble, l’équilibre se crée autour de la position centrale d’une discipline qui garantit le haut niveau de l’enseignement, puisqu’une discipline, c’est avant tout un système de contrôle des compétences.

L’enseignement dispensé par les universités risque de perdre son sens en perdant son ancrage disciplinaire ; il est menacé d’un déséquilibre néfaste, s’il tombe dans le double piège de la technicité ponctuelle et de la banalisation. L’idée même de formation a glissé, dans les dernières années, vers le modèle offert par la formation professionnelle la plus rudimentaire, par exemple celle qu’on dispense pour enseigner le maniement d’un logiciel. L’université ne peut pas se conformer à ce modèle, qui la dénature profondément. Ce n’est pas simplement une compétence technique précise que peuvent fournir des professeurs sélectionnés sur des doctorats et des recherches fondamentales. C’est, au contraire, la base large et solide sur laquelle les acquis professionnels précis ont la possibilité de se greffer rapidement. Nous devons former pour une longue vie de travail, non pour une première embauche.

On peut également s’interroger sur l’attitude des chefs d’entreprises, qui cherchent à se délester sur l’institution publique de la formation qu’ils pourraient assurer à leur personnel à l’intérieur de l’entreprise elle-même. Il ne faut pas rêver, d’un système où l’État fournirait aux entreprises des employés exactement formés pour leurs tâches les plus précises. Une telle perfection tient d’une double utopie, celle d’un marché transparent à la Adam Smith, et celle d’un État omniscient à la George Orwell.

L’une des questions sur lesquelles les politiques universitaires butent est celle de la motivation des étudiants. Deux théories s’affrontent : certains pensent que les étudiants choisissent leur formation à partir d’un projet professionnel, d’autres affirment que le choix se fait essentiellement sur la base de besoins et d’intérêts personnels, qui ne sont pas immédiatement subordonnés à une intention professionnelle. La première hypothèse est affaiblie par un constat : les jeunes ne semblent pas découragés par les perspectives du chômage, et encombrent des filières qui donnent peu de chance de trouver un emploi (la psychologie en est un exemple). D’où l’alternative : soit la loi de l’offre et de la demande ne fonctionne pas pour le marché du travail, soit les jeunes cherchent dans l’université autre chose qu’un passage vers l’emploi. La vérité, probablement, est dans l’entre-deux, mais ce mélange indiscernable de motivations personnelles et professionnelles est la véritable énigme à laquelle nous sommes confrontés. S’y confondent les contraintes économiques, les modes, les qualités personnelles constatées à l’école, les goûts développés en dehors d’elle, les aspirations secrètes, les insatisfactions, les besoins, les conformismes, les révoltes, et tout ce qui fait des désirs d’un individu de dix-huit ans quelque chose qu’il est ridicule de réduire à un « projet professionnel ». Les enseignants connaissent par leur expérience quotidienne l’impressionnante fragilité de l’édifice complexe qu’est la motivation d’un étudiant. Cette fragilité, il faut la respecter, et ne pas l’ignorer.

Aider un étudiant à chercher son chemin, c’est difficile et délicat, et ce ne sera pas un décret ministériel qui pourra prévoir les modalités d’un mûrissement personnel. Il est illusoire de penser qu’on peut « orienter » les jeunes dans leur voie professionnelle, en se mettant avec chacun d’eux autour d’une table, à l’issue de leur bac, pour discuter de leur métier idéal. L’orientation est l’autre grand dada des politiques. En 1997, François Bayrou en faisait déjà le drapeau de sa réforme. En octobre 2006, la commission Hetzel a rendu un rapport dans lequel la volonté d’éviter la question tabou de la sélection menait à une ridicule surenchère sur l’orientation. De la part du gouvernement qui a piloté le rapport, cela pouvait correspondre soit à une renonciation à toute politique efficace, soit à une volonté plus ou moins sournoise de faire de la sélection à travers l’orientation. Peut-être les deux attitudes se cumulent-elles confusément. La commission propose qu’avant même le bac, le cas de chaque étudiant soit examiné par une commission, formée par ses enseignants, auxquels se joindraient des « représentants des universités de l’académie » et des « représentants des milieux socioprofessionnels », qui devraient lui proposer un chemin à parcourir et un but à atteindre, après avoir écouté ses voeux.

Je n’insisterai pas sur les difficultés pratiques d’un tel dispositif, qui empêcheraient en tous les cas de le faire fonctionner sérieusement. Mais il serait beaucoup plus simple, et plus honnête vis-à-vis des lycéens, de les avertir, dès leur entrée au lycée, que les résultats obtenus au cours de leur scolarité, et ceux du bac surtout, décideront de leur possibilité d’accès aux différents types d’enseignement supérieur. Pourquoi trouve-t-on insultant que quelqu’un vous dise que vous ne pouvez pas avoir accès à l’université parce que vous n’avez pas d’assez bonnes notes, alors qu’une commission improvisée se permettrait de vous dire ce que vous devez devenir, quel métier sied à votre personnalité, quel avenir la société a prévu pour vous ? On aurait le droit de vous dire si vous devez être assistante de direction, coiffeuse ou boulangère, mais pas de vous notifier que vous n’avez pas acquis assez de connaissances en mathématiques au lycée pour pouvoir faire des mathématiques à l’université ? Où est l’outrage ? Il faut une sélection qui oriente, et non pas une orientation qui sélectionne hypocritement.

La France s’est dotée il y a deux siècles d’un double système d’enseignement supérieur. Depuis quarante ans, cette dualité est devenue une divergence : d’une part, les classes préparatoires et les grandes écoles, pratiquant la sélection élitiste, d’autre part les universités, interdites de toute sélection et destinées à accueillir, dans leurs premiers cycles, tous les jeunes sauf les plus doués. Cette séparation, cette opposition d’un système hyper-sélectif et d’un système absolument non sélectif, a atteint aujourd’hui son point de rupture. L’intégration de l’Université française à l’espace européen fait ressortir les absurdités d’un tel système, qui était peut-être encore adapté à la société de l’après-guerre, mais qui est devenu insupportable aujourd’hui. Les classes préparatoires ne sont plus capables de permettre aux enfants des milieux modestes d’accéder aux grandes écoles, on le constate depuis au moins vingt ans. En revanche, l’Université est restée la seule institution de l’enseignement supérieur qui assure le lien entre enseignement et recherche, ainsi que celle qui peut maintenir le plus haut niveau d’enseignement, et le plus dynamique par rapport aux évolutions de la société et de l’économie.

L’absurdité d’un système qui sépare, pendant plusieurs années, les meilleurs étudiants des meilleurs professeurs a été souvent dénoncée, mais le discours politique a continué de l’ignorer. Dans le rapport Hetzel, les grandes écoles et les classes préparatoires ne sont jamais évoquées.

Les étudiants issus des grandes écoles trouvent tous du travail, non pas parce qu’ils sont mieux formés, ou d’une façon plus professionnelle, mais parce qu’ils sont sélectionnés à l’entrée de leur formation, ce qui permet aux employeurs de ne courir aucun risque en les embauchant. Alors qu’aucun employeur ne peut accorder crédit à un diplôme universitaire, derrière lequel peuvent se cacher aussi bien un excellent candidat qu’un médiocre ayant profité de l’indulgence à laquelle le ministère a systématiquement poussé le système scolaire et universitaire, sommé de produire le plus grand nombre possible de diplômés. Le chantage a été pratiqué par le pouvoir politique à l’égard des universités, à travers le système de la contractualisation : les universités doivent brader les diplômes, au risque de perdre leurs financements.

Cette politique, liée aux pressions faites sur les jurys du bac pour atteindre les plus hauts pourcentages de réussite, a mis les universités devant un insupportable dilemme : pour survivre, elles doivent baisser le niveau. Au prix de compromis et d’efforts, elles ont essayé de ménager une baisse d’exigences en premier cycle avec une résistance obstinée dans les cycles supérieurs. Malgré cela il existe encore des filières où la moitié des inscrits en première année ne passe pas le cap du second semestre. Une sélection sérieuse, visant non pas l’excellence mais permettant d’éviter l’échec des plus faibles, devrait être pratiquée, à partir des résultas du bac, à l’entrée en première année d’université. Cela aurait, en outre, d’excellentes retombées sur le fonctionnement du lycée.

L’État ne peut pas faire jouer à l’Université le rôle de garderie pour futurs chômeurs : non seulement parce que il est immoral de jouer avec la vie des jeunes, mais aussi parce qu’il est dangereux de détourner à ce point une institution publique de ses fins, de l’accabler de besognes sans lui donner les moyens adaptés, de la soumettre à un pression qu’elle ne peut supporter. Si on croit que la société actuelle doit absolument prolonger les temps de formation pour l’ensemble d’une génération, et qu’à tous les niveaux de responsabilité et dans tous les domaines une formation de plusieurs années après le bac est nécessaire, il faudra multiplier les institutions de formation supérieure non universitaires, notamment professionnelles. Il en existe déjà, on peut en créer d’autres.

Se limiter à subordonner le financement des universités à l’« employabilité » de leurs étudiants revient à condamner par asphyxie de nombreuses filières. Les financements doivent être liés à une évaluation globale, où la recherche et l’enseignement sont jugés selon plusieurs critères, dont la capacité de fournir une offre qualifiée sur le marché du travail. Cette évaluation ne peut d’ailleurs être faite par ceux qui attribuent les financements. Une autonomie accrue des universités, si elle reste dans ce cadre, ne serait pas un progrès.

Nous vivons dans une société où les rapports entre instruction et culture sont déformés. On veut transformer la transmission du savoir en pur et simple apprentissage d’un travail, tandis qu’on transforme la culture en pure et simple consommation du week-end. L’Université, qui a le malheur de se situer dans l’entre-deux, risque de paraître inutile. Elle doit se battre contre ces deux tendances, et montrer que dans sa perspective l’instruction et la culture, sans se séparer, prennent sens pour la vie entière. Personne n’oserait, aujourd’hui, affirmer que les musées ou les théâtres lyriques sont inutiles, et pourtant ils coûtent beaucoup à l’État. On ne se gêne pas, en revanche, pour condamner des facultés où l’on enseigne l’art, la littérature, l’histoire, et toutes ces choses inutiles.