Questions de société
Une réforme de l'éducation bouscule les universités allemandes (International Herald Tribune, 15/1/8).

Une réforme de l'éducation bouscule les universités allemandes (International Herald Tribune, 15/1/8).

Publié le par Sophie Rabau (Source : Laurence Vianes)

"Une réforme de l'éducation bouscule les universités allemandes"

article de Carter Dougherty, paru dans l'International Herald Tribune

le 15 janvier 2008

GÖTTINGEN, Allemagne :

L'avenir des études sur les indigènes d'Amérique dans cette ville universitaire historique se trouve aujourd'hui en partie dans les mains de l'australien Gordon Whittaker.

Whittaker est l'un des derniers professeurs en Allemagne qui étudie les langues en voie de disparition des indigènes d'Amérique du nord et du sud. À l'université de Göttingen, où il est professeur depuis 1990, il est probable qu'il assistera à la mort de telles études.

Cette année l'université a décidé que les étudiants pourraient obtenir des diplômes en études africaines et du Sud-Est asiatique, mais pas en études des Incas, des Aztèques ou des Sioux. Jusqu'à sa retraite en 2019, Whittaker pourra continuer ses recherches personnelles sur la langue d'une tribu indigène d'Amérique, le peuple "Sac et Fox", et c'est tout.

« Göttingen ne produira plus dans les prochaines générations de savants qui gardent vivantes ces langues et cultures, dit Whittaker. Cela va simplement s'arrêter. »

La destinée des études précolombiennes à Göttingen – autant que les protestations du président de l'université disant qu'il n'a pas l'intention de les tuer - témoignent du changement historique actuel dans les universités allemandes, établissements naguère connus pour favoriser des domaines de recherche hautement spécialisés en sciences humaines.

Soumis à une forte pression financière, les universités subissent un spectaculaire changement entre les mains d'administrateurs à poigne pourvus d'une autorité capable de faire passer en force leurs décisions par-dessus les objections du corps enseignant. Leur objectif est d'adapter les universités allemandes aux besoins modernes - en particulier économiques - et de rationaliser leurs structures en sorte qu'elles puissent concurrencer les institutions d'études supérieures des États-Unis. Cette perspective a mis une énorme pression sur ce que les Allemands appellent les « kleine Fächer » - littéralement : "petites disciplines". Ces domaines d'étude, souvent aux mains d'un seul professeur par université, et présents seulement dans trois ou quatre universités allemandes, occupent des créneaux restreints.

Bien qu'assez mal définis, ils concernent essentiellement les sciences humaines, et incluent des secteurs exotiques tels que des études albanaises, la philologie orientale et les études des langues indo-européennes. Ils incluent quelques sciences, comme l'astrophysique, et quelques disciplines pour lesquelles l'intérêt public est large, notamment les études islamiques.

L'Association des Universités Allemandes, syndicat d'universitaires allemands, a calculé cette année que 663 chaires de sciences humaines ont disparu entre 1995 et 2005, soit 11,6 % du total. Bernhard Kempen, secrétaire général de l'association, a indiqué quand l'étude a été publiée en août dernier : « Il n'y a pas lieu de discuter pour savoir si la crise des études des langues et des cultures est réelle ou seulement une impression. »

Mais Kurt von Figura, président de l'université de Göttingen, est tout à fait disposé à en discuter. Ancien professeur de biochimie, plutôt pacifique, Figura insiste sur le fait que Göttingen, qui a récemment reçu d'une commission nationale le titre recherché d'université allemande d'« élite », tente moins de chasser les études précolombiennes qu'elle ne recherche le "bon dosage" des disciplines.

« Nous n'essayons pas de créer un débat pour savoir où il devrait exister des « petites disciplines » ou pas, nous dit Figura. Elles sont une des richesses que nous avons ici. »

Toujours est-il qu'il est difficile de ne pas remarquer l'accent mis sur les domaines d'études pratiques dans l'Allemagne d'aujourd'hui. L'année dernière, les trois premières universités à être récompensées du titre d'« élite » étaient des universités techniques - deux à Munich et une à Karlsruhe. Même Göttingen, malgré ses solides traditions dans les humanités, tend aujourd'hui à mettre en avant ses réussites en sciences - dans le contexte de la lutte d'un pays cherchant comment rester économiquement concurrentiel dans un monde globalisé.

A Göttingen, le résultat est que la discipline de Whittaker va de fait être ramenée à un domaine d'études dépourvu de la reconnaissance des examens. Les étudiants ne pourront plus écrire de thèses en anthropologie linguistique ni en études américaines indigènes – le titre officiel de son domaine d'études – bien qu'ils puissent suivre des cours dans ces matières.

Göttingen suit les traces de l'université de Hambourg, qui a fermé son département d'études américaines indigènes dans les années 90, et même Berlin, où un programme naguère important a disparu.

Le déclin de cette discipline a reçu un écho important chez les universitaires en Allemagne parce qu'elle avait été fondée par les frères Alexandre et Wilhelm von Humboldt qui ont contribué à instaurer l'étude des langues des indigènes d'Amérique dans le monde occidental dès le début du XIXe siècle.

Mais après avoir aidé des Américains à prendre plus clairement conscience de la richesse culturelle de leur passé, les Allemands abandonnent maintenant le domaine où ils furent précurseurs.

Pour des savants comme Whittaker, cette évolution montre ce qui est fondamentalement erroné dans la réforme des universités allemandes.

Des études occupant un créneau restreint sont sacrifiées parce que l'Allemagne manque d'un réseau de fondations privées, comme celui qui aux États-Unis a longtemps été associé aux noms de Rockefeller ou Ford, pour soutenir la recherche. Si l'État ne fournit pas les fonds, les universitaires craignent que personne ne le fasse.

« Les universités allemandes essayent de se réorganiser en suivant le modèle des États-Unis, sans avoir d'abord les ressources de Harvard ou de Yale, » dit Whittaker. « Personne n'a pensé à s'assurer d'abord des ressources, et il n'y a aucune tradition en Allemagne de levée de fonds pour des connaissances non appliquées. »

« Soyons francs, dit Andreas Gold, vice-président de l'université de Francfort, une partie des « kleine Fächer » disparaîtra simplement dans certaines universités. Et probablement, d'autres les renforceront pour se doter d'un meilleur profil sur le marché. »

C'est ce qu'a fait Francfort, bien que le processus n'ait pas été dépourvu de tensions.

Cette année, avec deux autres universités dans le Land de Hesse, Marburg et Giessen, l'université de Francfort a choisi de centraliser les études d'Europe de l'Est, du Proche Orient et de l'Asie du Sud-Est. Plutôt que d'avoir des professeurs dans chacune des ces trois disciplines dans chaque université, chacune a retenu seulement l'une des trois, à Francfort l'Asie du Sud-Est.

Marburg a obtenu les études orientales, et Friederike Pannewick, arabisante, trouve la solution idéale.

« Si vous êtes seul, vous devez tout faire de Mahomet à Oussama Ben Laden, dit Pannewick. Nous avons maintenant une offre complète de cours au même endroit. »

Mais Marburg a dû abandonner tout son département d'études d'Europe de l'Est à Giessen, malgré les protestations de professeurs rappelant l'existence d'un institut de recherche local dans le même domaine, mais pas rattaché à l'université. Néanmoins, le corps enseignant n'a pas eu grand chose à dire sur le sujet, du fait que le nouvel ensemble de lois autorise les administrateurs des universités à imposer ces changements radicaux.

« A mon avis, c'est une dé-démocratisation des universités, » dit Stefan Plaggenborg, un spécialiste de l'Europe de l'Est qui a quitté Marburg par protestation et enseigne maintenant à l'université de Bochum. « Nous dirigeons-nous vers un système universitaire autoritaire ? C'est peut-être trop fort. Pour le moins, c'est une centralisation. »

Figura ne fait pas de sentiment quant à son désir de renforcer Göttingen, plutôt que de disperser ses ressources. « Whittaker, précise-t-il, est le seul professeur d'études américaines indigènes à Göttingen, et sa chaire est liée à sa personne », ce qui signifie qu'elle disparaîtra quand Whittaker prendra sa retraite.

« La question décisive pour nos universités est aujourd'hui la situation de concurrence et cela signifie posséder une visibilité, » termine Figura. « En règle générale, c'est beaucoup plus facile à réaliser quand vous avez une certaine masse critique derrière les disciplines que vous voulez favoriser. Un seul professeur a beaucoup plus de mal a tenir cet objectif. »