Actualité
Appels à contributions
Une littérature suspecte, ambiguë et trompeuse : narrations, oeuvres, auteurs non fiables

Une littérature suspecte, ambiguë et trompeuse : narrations, oeuvres, auteurs non fiables

Publié le par Emilien Sermier (Source : Cassie Bérard)

29 et 30 mars 2017
Université du Québec à Montréal
Centre de recherche Figura

Il faut s’imaginer un temps où l’éclat de la vérité, sa quête et son désir, se serait émoussé, où à l’authentique et stable unité des discours succéderaient une constante équivoque, une fuite du sens vrai et la découverte, comme en pelures d’oignon, de sens trompeurs, empilés. Ce temps n’existe pas, ce temps constitue plutôt un état de la pensée humaine et il qualifie divers retours modernes, lors desquels on a voulu opposer la vérité de la facticité à l’illusion de l’authentique. Pourtant, le présent colloque convie à penser notre époque comme ce temps de l’éclaté, et plus encore, la littérature de ce temps comme une littérature qui doit ruser, déjouer, filouter. Les truismes qui fondent cette pensée de notre temps, du soupçon à la perte des grands récits, jusqu’aux fins de la littérature, ne demandent pas à être présentés, ils suffisent à ériger l’ombre d’un contexte où la suspicion prend ses aises.

De là, des pratiques littéraires soupçonneuses, soupçonnables. Auteurs, critiques, personnages se penchent sur leurs matériaux respectifs pour montrer le trou qu’on a creusé dans la vérité. C’est ce à quoi s’applique Pierre Bayard dans son entreprise de contestation des romans policiers canoniques: pointer du doigt les erreurs d’Hercule Poirot ou l’errance d’Arthur Conan Doyle constitue moins une actualisation d’œuvres anciennes qu’une recréation, introduisant tromperie et suspicion dans le matériau même des textes. Et quel sort pour le personnage de James Goodman au cœur d’Éros mélancolique (Jacques Roubaud et Anne F. Garréta) ou de Vivianne Élisabeth Fauville, héroïne éponyme de Julia Deck; pour les héros de Jean-Philippe Toussaint ou d’Alain Farah; le Louis Bapaume de L’acquittement (Gaétan Soucy)? Personnages parmi d’autres sur lesquels jeter l’ombre et la lumière du doute et que les œuvres aux contours flous abandonnent à leur sort; narrateurs incapables d’embrasser et de livrer l’étendue de leur univers, de ses signes, de ses versions, donnant à lire des fictions si peu révélatrices, si loin de quelque aspiration de la vérité, n’en déplaise aux philosophes –car il se peut que ces textes n’apprennent rien sur le monde, mais travaillent à l’opacifier.

Ces œuvres, ces personnages, ces auteurs, ces critiques, ces narrateurs participent d’un phénomène général de non-fiabilité qui se trouvera au centre du colloque Une littérature suspecte, ambiguë et trompeuse. La non-fiabilité arrive dans la théorie littéraire pour qualifier un type de narration, chez Wayne C. Booth, dans Rhetoric of fiction. Un narrateur ne dit pas toute la vérité, il ment, construit une fiction pour tromper –c’est le Sheppard d’Agatha Christie dans Le meurtre de Roger Ackroyd –ou il est abusé par sa propre perception des événements– c’est Hermann Carlovitch dans La méprise de Vladimir Nabokov. Mais en creux de l’analyse de Booth se lit une potentielle non-fiabilité de l’auteur et de l’œuvre: en créant le concept d’auteur implicite (implied author), Booth donne à penser que la non-fiabilité ne se contente pas de toucher la véracité du discours des narrateurs au sein de l’univers fictionnel, mais qu’elle touche aussi bien l’adéquation des valeurs de l’auteur réel avec ce qui se dégage du texte, supporté, lui, par un auteur implicite. Le jeu en place paraît fascinant, suggérant qu’un auteur antiségrégationniste qui présenterait un roman raciste ferait œuvre de non-fiabilité. L’enjeu de la non-fiabilité, en somme, dépasse la fiction et touche très précisément le rapport que la création doit entretenir avec la vérité; en mettant au jour une relation pragmatique entre l’auteur et le lecteur, mais une relation éthiquement en rupture, trahie, Booth ouvre la porte, par le chantier de la non-fiabilité souvent repris depuis (voir Yacobi [1981], Chatman [1990], Phelan [1996], Olson [2003], Nünning [2005], Shen [2011] et autres), à un véritable laboratoire pour penser aujourd’hui la suspicion comme régime de lecture, moteur de création ou vecteur esthétique de la littérature contemporaine.

Notre colloque, partant de ces considérations, veut apporter un éclairage sur le phénomène de la non-fiabilité; ses différentes expressions, ses définitions; ses signes, ses principes, ses paradoxes; les stratégies de création dont elle procède, l’issue de conduites non fiables, leurs motifs et les pratiques de lecture qui en découlent. À terme, l’événement permettra d’observer les manifestations singulières de la non-fiabilité dans les œuvres et hors les œuvres, contribuant à la fois à une mise en perspective de l’imaginaire contemporain, à un état des lieux sur la question du non-fiable et à un développement du chantier de recherche et de création qui s’y rattache.

 

Approches possibles parmi d’autres

Le repérage

Avec les outils de la théorie littéraire –narratologiques, textualistes, etc.– ou par l’analyse du discours selon différentes approches méthodologiques (sociocritique, psychanalyse, etc.), il s’agirait ici de repérer et d’analyser des phénomènes de non-fiabilité contemporains, soit de penser, en regard de ce concept théorique, la singularité des œuvres ou pratiques auctoriales et esthétiques actuelles.

Les pratiques de lecture

Les chercheurs, suivant une démarche critique créatrice, seraient amenés tant à réfléchir aux différentes avenues de la lecture en contexte de non-fiabilité qu’à construire, à partir d’œuvres précises, des hypothèses extrêmes, voire réparatrices, en acceptant de fragiliser les limites instituées par les textes. Cette approche encourage les débordements critiques, les interprétations limites et les expériences de recréation.

La notion en potentiel

En comptant sur les travaux qui ont exploré la relation entre réalité, fiction, et vérité, la réflexion pourrait servir plus largement à entendre ce que la non-fiabilité, comme phénomène littéraire, révèle de notre imaginaire et ce qu’elle permet au créateur, au chercheur ou au lecteur de dire sur les pouvoirs de la littérature. Dans une démarche plus réflexive notamment, il pourrait s’agir d’explorer, de manière plus large, la notion de suspicion pour penser les engagements possibles de la création envers la question de la vérité.

Les propositions de communication (300-400 mots), accompagnées d’un bref C.V. précisant votre affiliation institutionnelle et vos plus récentes réalisations, devront être envoyées au plus tard le 31 octobre 2016 à: litteraturesuspecte@gmail.com.

*Nous sommes ouverts à des propositions de chercheurs provenant de l'extérieur du Québec, cependant nous ne pouvons nous engager à assumer les coûts liés aux déplacements et au séjour.

 

Comité scientifique

  • Cassie Bérard
  • Samuel Archibald
  • Rachel Bouvet

 

Bibliographie

BAYARD, Pierre (1998), Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe).
BAYARD, Pierre (2008), L’affaire du chien des Baskerville, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe).
BOOTH, Wayne C. (1961), The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press.
CHATMAN, Seymour (1990), Coming to Terms: the Rhetoric of Narrative in Fiction and Film, Ithaca/London, Cornell University Press.
CURRIE, Gregory, (2005), «L’interprétation du non-fiable: narrateurs non-fiables et œuvres non-fiables», Vox Poetica, [en ligne].
NÜNNING, Ansgar F. (2005), «Reconceptualizing Unreliable Narration: Synthesizing Cognitive and Rhetorical Approaches», dans James Phelan et Peter J. Rabinowitz [dir.], A Companion to Narrative Theory, Malden/Oxford, Blackwell Publishing, p. 89-107.
OLSON, Greta (2003), «Reconsidering Unreliability: Fallible and Untrustworthy Narrators», Narrative, vol. 11, no 1 (janvier), p. 93-109.
PHELAN, James (1996), Narrative as Rhetoric. Technique, Audiences, Ethics, Ideology, Colombus, Ohio State University Press.
SHEN, Dan (2011), «Unreliability», The Living Handbook of Narratology, [en ligne].
YACOBI, Tamar (1981), «Fictional Reliability as a Communicative Problem», Poetics Today, vol. 2, no 2 (hiver), p. 113-126.