Questions de société
Un article de Nathalie Heinich :

Un article de Nathalie Heinich : "La pensée à l'ère du ragot planétaire"

Publié le par Marielle Macé

Nathalie HEINICH

LA PENSÉE A L'ERE DU RAGOT PLANÉTAIRE

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Cet article a paru dans la revue Des lois et des hommes (n° 8, 2010). Nous le reproduisons avec l'aimable autorisation des éditeurs.

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Il est difficile de ne pas êtreambivalent à l'égard des violentes critiques lancées en cet hiver 2010 contreBernard-Henri Lévy, suite à une confusion commise dans son dernier livre[1].Faut-il les approuver au nom de la défense du sérieux scientifique, contre lasuperficialité de l'essayisme ? Ou faut-il fustiger la traque mesquine deserreurs de détail et les attaques envieuses face à l'ambition des pensées àlarge spectre? Est-on dans la chasse à l'erreur, ou dans la chasse àl'homme ? S'agit-il d'une nécessaire régulation des disciplines de lapensée, ou d'un règlement de compte ?

Nous avons longtemps disposé d'unpoint de repère pour orienter notre jugement sur ces questions, avec ladistinction entre les critiques émanant des spécialistes et celles émanant de journalistes ou de simpleslecteurs. Les uns et les autres publiaient leurs opinions dans les journaux,selon le filtre opéré – bien ou mal - par les rédactions. Mais ce repère tend àse brouiller aujourd'hui, avec la nouvelle donne d'Internet : désormais,n'importe quelle opinion peut circuler dans l'espace public d'un réseau devenuplanétaire, immédiatement, anonymement, et pratiquement sans contrôle dès lorsqu'aux sites des journaux, plus ou moins filtrés, s'ajoutent les blogspersonnels. Désormais, les lois encadrant traditionnellement la libertéd'expression, notamment en ce qui concerne l'insulte et la diffamation, n'ontplus cours qu'en théorie: dans la pratique, n'importe qui est en mesure depublier son opinion sur n'importe quel sujet, sans avoir à en répondre – sansresponsabilité.

On est tenté de s'en réjouir, aunom de la liberté d'expression ; du moins tant qu'on n'est pas soi-même lavictime d'attaques qui, naguère, n'auraient pu être abritées ni dans lespublications scientifiques ni même, probablement, dans les journaux, netrouvant donc d'expression que par la circulation orale de personne à personne– autrement dit des médisances, sans guère de conséquences. Aujourd'hui, ellessont écrites, publiques, accessibles d'un simple clic, référencées surd'innombrables sites. Difficile de ne pas en être informé.

La parution de mon dernier livre,Le Bêtisier du sociologue[2], m'a permis d'expérimenter en direct cette situationinconfortable. J'en ai tiré quelques réflexions sur le décalage entre ce qu'unchercheur peut énoncer dans ses livres et ce que des lecteurs peuvent enretenir et, surtout, en restituer, dans un espace médiatique non médiatisé, oùcoexistent dans une quasi-indistinction tous les niveaux de compétence, du plusprofane au plus spécialisé, et toutes les dispositions, de la plusbienveillante à la plus haineuse. Voici ce que cela donne, à partir d'un sitede comptes rendus[3] et d'unblog, en procédant par un classement des interventions selon les catégories de– disons - « désajustements ». Qu'on veuille bien pardonner lecaractère personnel de ces exemples: les confusions commises, sciemment ou non,à propos de mes propres écrits – et que je suis malheureusement la mieux placéepour déceler – n'ont d'intérêt que dans la mesure où elles révèlent desphénomènes beaucoup plus généraux de lectures inappropriées.

Erreurs de lecture

Une première catégorie decritiques sans objet relève de l'erreur de lecture, qui amène l'attaquant – terme plus approprié, dansle cas présent, que celui de « lecteur » - à fustiger l'absence de ce quifigure pourtant dans le texte incriminé ou, inversement, à regretter laprésence de ce qui n'y figure pas. Ainsi, le rédacteur d'un blog m'accuse deprétendre, dans L'Élite artiste[4], étudier le statut des créateurs exclusivement àpartir des romans ; or, comme je l'explique dans l'introduction, j'étudieleur statut réel essentiellement à partir des données factuelles, et lesreprésentations imaginaires à partir des récits fictionnels. Il m'impute doncla la confusion que lui-même commet, par incapacité de faire une distinctionentre instances – réel, imaginaire, symbolique – pourtant bien explicitée dans le livre.

Il m'est également reprochéd'avoir construit un modèle évolutionniste, faisant se succéder régimesartisanal, professionnel et vocationnel ; or j'ai explicitement critiqué,dans le livre incriminé, ce schéma évolutionniste, en lui substituant uneconception typologique, où les régimes peuvent se superposer les uns auxautres, et où c'est le sens de la normalité par rapport à l'exception qui doitguider la description. Ici le lecteur, apparemment incapable de comprendre uneargumentation, reproche donc à l'auteur précisément ce que celui-ci a pris soinde récuser.

Dans la même veine, je me voisaccusée de n'avoir jamais eu entre les mains Émilie ou la jeune fille auteur, un roman que je cite dans L'Élite artiste, alors que j'en fais une longue analyse dans unautre de mes livres, États de femme[5], que l'attaquant connaît pourtant puisqu'il lementionne… J'arrête là la liste, qui deviendrait fastidieuse, de ces lectureserronées.

Contresens

Unpeu plus lourds que les lectures erronées ou trop rapides sont les contresens, souvent commis par écrasement des nuances. Ainsi,en lançant en janvier 1999, dans Le Monde, une pétition à propos du PACS, j'aurais « foulé auxpieds le principe de la neutralité axiologique défendu dans mes livres » : voilà qui relève de la classique confusionentre neutralité axiologique (la suspension du jugement de valeur dans le cadreuniversitaire de l'enseignement ou de la recherche) et abstention de toutengagement (que Weber n'a jamais prônée). Cette confusion (c'est lecontresens) repose probablement sur une indifférenciation (c'est l'écrasementdes nuances) des contextes de publication, scientifique ou politique, ainsi quedes registres d'énonciation, épistémique ou ordinaire – j'y reviendrai, carc'est là un point fondamental.

Un autre contradicteur,commentant un compte rendu du Bêtisier du sociologue, me reproche de me livrer à des « contorsionsintellectuelles » du fait quej'appellerais à l'autonomie de la science tout en « disant queles descriptions sociologiques ne valent rien si elles ne sont pas jugées parles agents auxquelles elles s'adressent » :encore un contresens, d'abord par confusion entre l'autonomie de la science(registre épistémique) et l'indifférence aux opinions des acteurs (registreordinaire), ensuite par une déformation de mon propos sur « l'épreuve depertinence » telle que je la définissais dans Ce que l'art faità la sociologie. Elle ne consiste pas eneffet à affirmer que le jugement des acteurs prouve la validité desdescriptions des chercheurs, mais qu'il est un indicateur de leur degré depertinence aux yeux des acteurs, ce qui devrait constituer l'une des épreuvesde qualité du travail sociologique à prendre en compte (mais évidemment pas laseule !), à l'encontre des dérives académiques qu'on observe dans lesrecherches totalement déconnectées du vécu des acteurs.

Pluslourd encore: dans Le Bêtisier du sociologue, je voudrais « relégitimer » la notion de« race » : « Nous sommes ici en présence d'untexte infâme où, par exemple,l'on fait, sur le mode badin du "ben quoi?", l'apologie de la notionde "race" ». Aïe ! Me voilà rhabillée en racisteavec, pour faire bon poids, une citation de mon livre soigneusement caviardéede façon à le faire apparaître comme reprenant les poncifs du racisme. J'aidonc dû rétablir, sur le site en question, le texte intégral, mais avecquelques doutes quant à la capacité de mon attaquant à comprendre monargumentation. Car il ne s'agissait pour moi que de justifier l'emploi d'unterme par les chercheurs lorsqu'ils'agit d'analyser les représentations des acteurs : on est encore dans lamême indistinction entre registre épistémique et registre ordinaire, conceptsavant et notion de sens commun, énonciation descriptive analysant lesreprésentations des acteurs et énonciation normative proférant une opinion surle monde. Il est vrai que j'en avais aussi, dans le passage incriminé, après lanorme « politiquement correcte » qui s'imagine, premièrement, qu'onpeut éradiquer une chose – le racisme – en supprimant le mot –« race » - (stratégie du déni) ; que deuxièmement, l'emploi d'unterme catégoriel implique qu'on croirait à l'existence réelle de ce qu'ildésigne, alors qu'il s'agit d'une représentation, à laquelle il n'estévidemment pas nécessaire d'adhérer pour la désigner par le nom qui lui estdonné (rabattement du mot sur la chose, typique du mode de penséeessentialiste); et que, troisièmement, reconnaître l'existence de différencesde couleurs de peau équivaudrait à justifier les discriminations basées sur elles (cette confusion entre différenceet discrimination faisant d'ailleurs l'objet d'un autre paragraphe de mon bêtisier). Et moi qui croyais avoir été claire…

Réductionnisme

Un autre péché mignon des redresseurs de tortsauto-mandatés est la tendance à réduire le monde à ce qu'ils en connaissent, etl'éventail des approches épistémiques – conceptuelles ou méthodologiques – àcelle qu'ils ont investie comme étant la bonne, et bien sûr la seule. On setrouve là au carrefour de la rigidité mentale, qui pousse à privilégier lemonisme plutôt que le pluralisme, et du besoin d'appartenance, qui conçoit letravail intellectuel dans la logique clanique de l'adhésion à une école,exclusive de toute autre.

Ainsi,l'analyse des romans telle que je la pratique serait sans pertinence aucune dufait que je m'en tiendrais au niveau sémantique – les contenus – sans prendreen compte le niveau pragmatique – la réception, les usages. Eh oui : lenouveau dogme littéraire à la mode dans les cursus de sociologie de lalittérature stipule que la réception des oeuvres est le seul niveau légitime delecture. Peut-on suggérer que lecture sémantique et lecture pragmatique nes'excluent pas mais se complètent, et qu'on est en droit d'étudier des donnéesen fonction de ce qu'elles apportent à une problématique précise (ici, celledes représentations imaginaires partagées dans un certain contexte, telles queles fictions les véhiculent) sans prétendre pour autant les y réduire ?Qu'il y ait de la place pour tout le monde, et pour toutes les approches, àcondition qu'elles soient adaptées à la problématique en question, ne semblepas venir à l'esprit de nos aimables gardiens du dogme. D'autres se sont faitexpédier au Goulag pour moins que ça.

C'est ce même réductionnisme quisous-tend le reproche évoqué à propos des erreurs de lecture : celui de confondreréalité et fiction, en « traitant des personnages de fiction comme despersonnes réelles ». Appliquant unréflexe routinier dont tout mon travail essaie justement – et explicitement –de se détacher, mon contradicteur réduit l'ensemble de l'expérience à sa seuledimension réelle, se montrant ainsi incapable de considérer que lesreprésentations imaginaires et symboliques puissent faire l'objet d'uneinvestigation, au même titre – mais pas avec les mêmes méthodes - que lesstatuts réels ; et que les personnages de fiction ontune consistance psychologique, des intentions, des traits de caractère etc., aumême titre que les personnes réelles (sans quoi ils n'intéresseraient guère)mais que c'est en tant que personnages de fiction, n'existant que sur le plande l'imaginaire, et non en tant que personnes réelles. Ce manque d'imagination sociologique conduit aurabattement sur les standards positivistes de la discipline, à l'encontre de cequi est pourtant expressément argumenté dans le livre.

Méconnaissance de la démarche scientifique

Leschercheurs amateurs confondent volontiers originalité de la pensée et caractèreinédit des sources : c'est humain, sauf lorsqu'ils prétendent régenter lemonde intellectuel selon ce stimulant critère, qui ferait de tout compilateurd'archives non encore explorées un génie, et de Max Weber, Marcel Mauss ouFernand Braudel des faiseurs, puisqu'ils s'appuieraient sur les travauxd'autrui (et là, je vois venir la contre-attaque : je me prendrais, biensûr, pour Weber, Mauss et Braudel réunis, puisque je les cite comme exemplespositifs). Me voilà donc accusée de ne livrer que des faits de « deuxième,troisième ou quatrième main », parcequ'en appliquant une perspective de longue durée à l'histoire du statut descréateurs, je suis forcément amenée à compiler les travaux des chercheurs quim'ont précédée. Faut-il donc reprocher à un chercheur de lire, d'utiliser et deciter ses pairs ? Vaut-il mieux être inculte - ou bien ne pas citer sessources ?

Pire : je ne vérifierais passystématiquement toutes les sources des livres que j'utilise, ce qui me conduit– c'est vrai – à reproduire leurs erreurs lorsqu'ils en ont fait (enl'occurrence, quelques erreurs de dates sur les éditions originales des romanscités, alors même que cette information n'a guère de pertinence pour l'analysequi en est faite). Eh oui : contrairement à ce que croient ceux qui calentleur conception de la recherche sur le journal télévisé, les chercheurs n'ontpas à « vérifier leurs sources » comme doivent le faire lesjournalistes, dès lors que leurs sources ne sont pas directement prises aumonde ordinaire mais puisées dans les travaux universitaires, donc attestéespar des références infra-paginales. En bonne logique scientifique, les sourcessont supposées avoir déjà été vérifiées par les chercheurs, et sont toujoursaccessibles via la traçabilité des notes de bas de page. La vérification nes'impose que sur des données ou interprétations douteuses, dans la mesure oùelles sont fondamentales pour l'argumentation. Et s'il fallait revérifier tousles travaux universitaires que nous utilisons, on ne produirait jamais rien denouveau ! (mais peut-être est-ce que souhaitent confusément ceux quitirent à bout portant sur toute démarche originale ?)

Dansle même ordre d'idées, cette méconnaissance de la démarche scientifique,confondue soit avec le journalisme, soit avec la compilation du collectionneur,pousse les apprentis Pol-Pot de la pensée à confondre exhaustivité etintelligence : c'est l'obsession du bouton de guêtre qui manque. Ainsi, ensignalant qu'il faudrait pouvoir étudier les vaudevilles du XIX° siècle pouravoir pleinement accès aux représentations de sens commun, je me rendraiscoupable de « paresse intellectuelle » : comment, vous n'avez pas attendu d'avoir compilé ces milliersde pièces avant d'oser vous aventurer sur le sujet ? En effet, mais onaurait pu aussi me savoir gré d'avoir mentionné leur importance et leur place,ce que ne font pas la plupart de mes collègues littéraires et même sociologues,fascinés par les oeuvres majeures. On aurait pu comprendre que dans des ouvragesportant sur la longue durée, donc forcément synthétiques, il faut savoirtraiter plus elliptiquement certains thèmes, sous peine de ne jamais terminerou de devoir se rabattre sur une historiographie minimaliste, qui certes neprend guère de risques mais n'apporte pas non plus beaucoup d'éclairages. Onaurait pu saluer la prise de risques et l'ambition de la problématique, au lieude sauter à pieds joints sur le moindre manque. Mais c'eût été faire preuve decuriosité et de générosité intellectuelle – autant dire d'intelligence. Bêtisede la mesquinerie.

Plagiat

Leplus cocasse, c'est lorsqu'un accusateur utilise l'analyse proposée parl'accusé en la retournant contre celui-ci – sans le citer, bien sûr. Me voilàdonc accusée de paranoïa, dans les mêmes termes que l'analyse du cas Bourdieuque j'avais proposée dans Pourquoi Bourdieu[6] – l'hypothèse de l'inimitié universelle qui ne tientplus dès lors qu'on est reconnu, et conduit à sa reconduction de plus en plusdélirante – mais appliquée à moi-même comme si elle était faite par l'auteur del'invective.

Même chose avec mon analyse duradicalisme : « Je voudrais quand même dire une chose : je crois,sur le radicalisme, Nathalie Heinich, a partir du moment où elle s'est engagéeen personne dans l'espace politique, a très bien surfé, disons, avec destendances radicales qui en effet sont très propres a une certaine politiquefrançaise. Moi il me semble que le radicalisme est une forme très sophistiquéede la bêtise, et rien d'autre. Et malheureusement Nathalie Heinich s'est unpetit peu laissée aller à cela » (jecorrige les fautes d'orthographe). Notons la référence à un engagementpolitique que j'ignorais moi-même (sans doute confond-on avec quelqu'und'autre ?), ainsi que le « moi il me semble que », cocasse quandon sait que la formule du radicalisme comme « forme sophistiquée de labêtise » figure telle quelle dans Pourquoi Bourdieu et dans le Bêtisier. Drôle d'hommage, en forme d'emprunt non reconnu etretourné contre sa victime…

Dont acte

Quereste-t-il donc de justifié dans ces dizaines d'invectives, qui font pousser,sur les sites en question, des cris d'orfraie à leurs commentateurs, criant auscandale et à la supercherie ?

C'estvrai, je ne donne pas les références des extraits de roman que je cite (mais jeréférence soigneusement, en revanche, les travaux de mes pairs lorsque je lesutilise). Je sais que ce n'est pas conforme aux normes de l'histoirelittéraire, mais j'ai pris cette liberté du fait que j'ai puisé ces citationsdans une multiplicité d'éditions, au gré de mes lectures, et que mon objectifn'est pas philologique : ce ne sont pas les textes eux-mêmes quim'intéressent dans leur littéralité, mais ce qu'ils révèlent en tant queporteurs ou opérateurs de représentations. Dans cette perspective, il m'asemblé peu important de transgresser ainsi les pratiques canoniques en histoirelittéraire. Crime de lèse-discipline ?

Apart cela, il reste, c'est vrai encore, quelques erreurs de dates ouimprécisions dans L'Élite artiste. Dansla liste des romans français ayant un peintre pour héros, j'ai oublié un romande Charles Sorel datant de 1659 (il s'agit, cela dit, de ce sous-genre assezparticulier qu'est le roman allégorique). J'ai confondu le sens péjoratif d'« originalité » dans un article de 1725 cité par Roland Mortier avecd'autres exemples pris dans l'Encyclopédie, vingt-cinq ans plus tard. J'aiaffirmé, en m'appuyant sur un historien d'art du début du siècle, qu'il n'yaurait pas eu de tableau d'histoire peint par une femme en France avant 1802,alors que cette date est celle du premier tableau d'histoire par une femme quiait été présenté au Salon. Enfin, j'ai commis des erreurs sur les prénoms dedeux auteurs (Henri Barjavel au lieu de René, Jean Lethève au lieu de Jacques),sur un nom (Deznoyer au lieu de Desnoyer), et le David Séchard des Illusionsperdues est devenu « DavidSénard » dans une occurrence du livre.

Dontacte.

Hypothèses

Resteà se demander ce qui motive ces erreurs de lecture, contresens, réductions,méconnaissances des règles de la démarche scientifique et autres naïfsplagiats.

Unepremière hypothèse est celle de la simple ignorance : un amateur nedispose pas des mêmes ressources qu'un professionnel, même et y compris dansles « humanités » (un physicien amateur s'y serait sans doute pris àdeux fois avant de traquer l'erreur dans la démonstration d'un chercheur enphysique). Le problème aujourd'hui est qu'il a accès à cette ressourceessentielle qu'est la libre expression publique de ses opinions, y comprislorsqu'elles sont stupides, y compris lorsqu'elles sont diffamatoires ouinjurieuses, y compris lorsque l'invective lapidaire a infiniment plus dechances d'être entendue que les raisonnements toujours un peu laborieuxnécessaires à son invalidation.

Unedeuxième hypothèse est d'ordre plus politique : certains de mes attaquantsne font pas mystère de leur exaspération face à des positions publiques quej'ai pu prendre contre le PACS (rabattues sur une supposée homophobie, selon leclassique amalgame dont sont victimes tous ceux qui essaient de réfléchir à desquestions kidnappées par les militants) ; ou à mon analyse peu déférentede la personnalité et de l'oeuvre de Bourdieu ; ou encore, à un certainnombre de bêtises « politiquement correctes » que j'épingle dans mondernier livre. Je serais donc « un exemple parfait de la glissaderéactionnaire d'une certaine gauche revenue de tout ; pour elle, ce sonttoujours les autres qui sont dans l'idéologie - ce qui est en soi unethématique réactionnaire bien connue »(on reconnaît là le thème du chantage au glissement à droite : critiquerles excès de la gauche radicale reviendrait forcément à être de droite, selonle topos récemment popularisé sous le terme « néo-réactionnaires »par des archéo-révolutionnaires). On cherche à me le faire payer, ce qui est debonne guerre. Ce qui l'est moins, c'est qu'on ne le fait pas en discutantfrontalement mes propositions, mais en tâchant d'invalider par principe laqualité de mes travaux. Une fois de plus, on confond motivations militantes(qui opinent sur des problèmes politiques dans l'espace public) etargumentations scientifiques (qui analysent les opinions des acteurs dansl'espace de la publication ou de la communication universitaire): celles-cin'ayant apparemment de sens, aux yeux des intervenants dans l'espacemédiatique, qu'à condition d'être subordonnées à celles-là.

Une troisième hypothèse enfinest, malheureusement, plus universelle : c'est, tout simplement, l'envie,si bien analysée par les anthropologues dont je m'étais inspirée dans L'Épreuvede la grandeur. Rien de plus universel eneffet que le désir de détruire ce que l'autre possède quand on n'en dispose passoi-même – façon classique de réduire ces « écarts de grandeur » siincommodes à supporter. Voilà qui oblige à faire l'hypothèse (pas très« politiquement correcte », c'est vrai, en ces temps d'égalitarismeexacerbé, où l'on confond volontiers la recherche de l'équité avec l'arasementdes têtes au plus petit dénominateur commun) que ces internautes déchaînés nesont peut-être pas de grands professionnels de la pensée : ce quiexpliquerait non seulement le faible niveau des arguments, mais aussi leurvirulence – envie oblige.

Anonymat et médisances

Il vaut la peine ici de sepencher sur un aspect fondamental de ces attaques : c'est leur anonymat,dans la plupart des cas. De quoi protège-t-il? Il protège, tout d'abord, durisque d'être pris en défaut : peu importe qu'on profère des imbécillitéssi personne ne vous identifie. Il protège, ensuite, du risque d'être traînédevant les tribunaux pour diffamation (ou, dans d'autres domaines, incitation àla haine raciale, etc.). Il protège, enfin, de la dissymétrie entre le statutd'un chercheur connu pour ses publications et celui d'un lecteur inconnu oud'un chercheur non reconnu. Cette dissymétrie semble assez mal acceptée parcertains, qui poussent des cris d'orfraie quand on les qualifie d'« amateurs » (comment ! vous osez nous insulter ainsi !),et se font un plaisir, pour minimiser l'écart de statut entre eux et leurscibles, de confondre la quantité des publications avec un défaut dequalité : ainsi, ma « frénésie de publications » m'exposerait à une « mortscientifique ».

Ici, il vaut la peine de discuterl'argument. Tout d'abord, la qualité ne peut être considérée par principe commeinversement proportionnelle à la quantité : ou alors, il faudrait supposerà nos pires contempteurs l'étoffe du génie dès lors qu'ils ne sont auteurs, sitout va bien, que d'un livre et de trois articles tirés de leur thèse. Ensuite,une telle critique devrait valoir pour tout le monde : Bourdieu ne seraitdonc qu'un faiseur, puisqu'il a publié quasiment un livre par an pendant quatredécennies, sans compter d'innombrables articles ? Il est vrai qu'à l'aunedes traditions académiques, où chacun campe sur son petit pré-carré depuis lathèse jusqu'à la retraite, alors en effet mon travail est suspect – mais onpeut préférer d'autres critères d'intérêt des travaux de recherche, prenant encompte leur capacité de synthèse et de renouvellement, ou l'originalité de leur problématique.Enfin, il faut connaître un peu le monde éditorial pour juger du rythme despublications : « Comment voulez-vous écrire trois livres par ansans qu'il y ait un effondrement corrélatif de la qualité? », demande une âme charitable, sans avoir apparemmentmis le nez dans aucun des trois incriminés ni avoir, du même coup, réalisé quel'un est un recueil d'articles, et un autre un ouvrage rédigé deux ansauparavant à partir d'une longue enquête, mais victime d'un retard éditorial.

La médisance enfin n'épargne pasle plan personnel. Car je serais en outre – toujours selon la même personne,abritée derrière un simple prénom – « détestée par mes collègues », « odieuse », pleine d'une « méchancetésuffisante » ; et d'ailleurs, « pluspersonne ne supporte ses livres où se déploient des âneries en si grandnombre que même un amateur peu éclairé peut voir qu'il y a supercherie ». Bon : ce n'est pas tout à fait l'impressionque me donnent mes amis dans la profession, ni les retours que je reçois de meslivres – mais sans doute chacun voit-il Midi à sa porte, et les envieuxn'entendent-ils que leurs semblables? Pour un autre de mes attaquants, très àcheval sur l'impeccabilité scientifique, je serais la « risée dela grande majorité de mes collègues » :à se demander où il a pris ses statistiques ? Les experts qui évaluent etacceptent des articles dans les revues scientifiques, françaises et internationales,sont-ils donc des irresponsables ? Les éditeurs qui accueillent des livresdans les meilleures collections de sciences sociales ne sont-ils mus que pard'obscures ou indicibles motivations ? Les collègues qui utilisent etcitent les travaux de leurs pairs sont-ils des rigolos ? Et leurs avisdoivent-il être considérés comme sans pertinence par rapport aux médisancesenvieuses de ceux qui se planquent courageusement derrière leur anonymat?

Maisvoilà que je m'énerve. Revenons donc, pour finir, à quelques réflexions plusgénérales.

Peut-on protéger le discours savant ?

L'alliancede la bêtise et de la méchanceté est immémoriale. Du temps où la communications'arrêtait à la limite de l'interconnaissance, le ragot envieux pouvait tuerune réputation au village, ou dans un petit cercle, sans que la victime ait lesmoyens de répliquer. Aujourd'hui, grâce à Internet, il s'élargit à la dimensionde la planète, aggravé par la dissymétrie entre l'anonymat de l'accusateur etla publicité du nom de l'accusé.

Maislà encore, qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit : mon proposn'est pas de rallier le clan des anti-Internet et de crier à la grandedécadence, à la fin du monde civilisé pour cause d'invasion numérique.J'utilise et apprécie Internet, comme la plupart d'entre nous, en essayant defaire en sorte que ce soit pour le meilleur et non pas pour le pire.D'ailleurs, même si l'on en pointe les effets pervers, l'échelle individuelle,ou même inter-individuelle, ne permet pas de les contrer. Ce qui ne doit pasempêcher d'y réfléchir.

Jevoudrais notamment attirer l'attention sur une constante des attaquesdiffamatoires que je viens d'analyser : c'est qu'elles méconnaissent, oudénient, la spécificité du discours savant par rapport au discours ordinaire,celui que peut tenir tout un chacun dans la vie courante ou dans les moyens decommunication accessibles à tous. Au nom de l'égalitarisme, toute distinctionentre un penseur professionnel et un penseur amateur devient suspecte :soit que l'opinion du lecteur lambda soit mise sur le même plan de validité quel'article ou le livre publiés dans le monde académique (d'où les incongruitésparfois cocasses que j'ai pointées), soit – plus grave – que le savoir soumisaux contraintes de rigueur universitaires ne soit pas crédité de plus devalidité que l'opinion de tout un chacun.

Se pose alors une questioncruciale : peut-on, et doit-on, protéger l'énonciation savante contre saréduction au statut d'opinion ? Concrètement, comment faire en sorte quele créationnisme ne soit pas traité sur le même plan que la théoriedarwinienne ? Que le négationnisme d'une poignée de pervers n'ait pasdroit de cité au même titre que les meilleurs travaux des plus grandshistoriens ? Que le moindre ragot sur le 11 septembre 2001 ne puisse pasfaire figure de vérité révélée ? A l'heure où n'importe qui peut énoncern'importe quoi pour un nombre indéterminé de lecteurs, sans aucun contrôle,sans aucune contrainte, et sans aucun risque, faut-il accepter comme une fatalitéla disqualification de toute visée scientifique ou, du moins, rigoureuse – oubien faut-il inventer des parades, et lesquelles?

Laloi Gayssot, qui soumet à la sanction judiciaire la négation du judéocide nazi,a constitué un moment important dans la protection juridique du discoursscientifiquement fondé, en lui conférant une supériorité indiscutable – au sensfort du terme – sur toute contestation concernant la réalité de la Shoah. On apu récemment constater à quels débordements fâcheux cette loi a pu donnerprise, avec les « lois mémorielles » : prenant appui sur cettebrèche, elles ont prétendu dicter une parole politique non plus seulement aucitoyen ordinaire qui ferait insulte aux victimes ou à leurs descendants, maisà l'historien qui chercherait à connaître la vérité. Est-ce pour autant qu'ilfaille abandonner toute tentative pour protéger la spécificité du travailscientifique contre la méconnaissance, le déni, la médisance ? Il n'en vapas seulement de l'amour-propre et de la dignité des chercheurs qui se fonttraîner dans la boue par des militants à oeillères : il en va aussi, plusgénéralement, du statut accordé au savoir, des formes et des contenus del'instruction.

Plus prosaïquement, la questionqui se pose face à ce type d'attaques est de savoir s'il faut réagir, etcomment. Je sais que je ne suis pas la seule à me poser cette question, n'étantpas non plus la seule à en avoir fait les frais. Faut-il les traiter par lemépris, autrement dit les ignorer, comme on l'aurait fait du temps où l'on n'yavait pas accès parce qu'elles ne circulaient que sous la forme du ragot?La solution est facile, mais c'est peut-être, justement, une solution defacilité : elle nous laisse sans défense face à l'incompréhension ou,pire, la tentative de démolition d'une réputation, et prive d'arguments ceuxqui aimeraient pouvoir nous défendre ou, au moins, entendre un autre son decloche. Faut-il donc plutôt répondre aux accusations ? C'est leur conférerde facto un poids, en reconnaissantcomme dignes de discussion des arguments qui souvent n'en sont pas maisrelèvent plutôt, au mieux, de l'incompréhension et, au pire, de la mauvaisefoi ; et c'est s'exposer à redonner matière aux attaques, tant lajustification semble souvent sans aucun effet sur des raisonnements qui nerelèvent pas de l'argumentation rationnelle mais de la recherche hargneuse despoints faibles chez celui qui a été désigné non seulement comme adversaire,mais comme ennemi.

J'aiessayé l'une et l'autre solutions – le silence, et la réponse. Aucune ne m'avraiment satisfaite. Poussée par la suggestion amicale et réconfortante d'uneènième commentatrice sur l'un des sites en question (« ça serait tropcool que Nathalie Heinich nous fasse une de ses analyses sociologiques dontelle a le secret de tous les commentaires et polémiques liées a son très classenouveau bouquin »), j'essaie donc, icimême, une autre possibilité : celle de la réflexion à froid, à destinationde mes pairs, sur les soubassements de ces désajustements entre le travail duchercheur et l'opinion de ceux qui, pour telle ou telle raison, cherchent à ledisqualifier. Sans trop d'illusions toutefois sur les effets de ce petitaddenda au bêtisier…

NathalieHEINICH, sociologie, directeur de recherche CNRS


[1] Bernard-Henri Lévy, De la guerre en philosophie, Paris, Grasset, 2010.

[2] Klincksieck, collection Hourvari, 2009.

[3] http://www.nonfiction.fr/article.htm?articleID=2917&categ=4&page=8(ndlr)

[4] Gallimard, collection Bibliothèque des sciences humaines, 2005.

[5] Gallimard, collection Les Essais,1996.

[6] Gallimard, collection Le Débat, 2007.