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Textuel n°58 :

Textuel n°58 : "Approches textuelles de Saint-Simon"

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Marc Hersant)

Textuel n° 58

Approches textuelles de Saint-Simon

Publié sous la direction de Pascal Debailly et Marc Hersant

SOMMAIRE     

MARC HERSANT, Avant-propos

DELPHINE DE GARIDEL, Saint-Simon auteur et acteur de comédies dans les Mémoires

MALINA STEFANOVSKA, Du sociable au cruel : les pratiques de la « raillerie » chez Saint-Simon

GREGORY GICQUIAUD : Saint-Simon caricaturiste

FREDERIC BRIOT : De quelques attelages dans les Brouillons des projets…de Saint-Simon

PHILIPPE HOURCADE : Approches des Additions au « Journal » de Dangeau

FRANCOISE ATLANI : Le passé recomposé

BRUNO GUERMONPREZ : Quelle place pour une entreprise historiographique à l'aube des Lumières ? La Note Saint-Simon et les Mémoires

CHANTAL LIAROUTZOS : La fonction de la description dans le voyage d'Espagne.

JULIETTE NOLLEZ : La notion de préséance à travers les « noms singuliers » dans les Mémoires du duc de Saint-Simon : croisement d'un fait de langue et d'une pratique sociale 

JEAN GARAPON : Saint-Simon devant la mort de Monseigneur : jubilation d'artiste, méditation de vanité.

PAULE PETITIER : Réécrire Saint-Simon. Les procédés de l'empathie dans l'Histoire de France au XVII° siècle de Michelet.

GEORGES KLIEBENSTEIN : Style de vie, la mort de Bélébat.

MARIE-PAULE DE WEERDT-PILORGE : Inscription stylistique et narrative du personnage dans les Mémoires : le duc de Lauzun.

MARC HERSANT : Monseigneur, ou le néant comme singularité.

FRANCOIS RAVIEZ : Chevreuse ou la vie en blanc.

PASCAL DEBAILLY : Epilogue. Le comique chez Saint-Simon à l'aune de la vérité et du réalisme.

Présentation (Marc Hersant)

Le colloque dont on va lire ici les actes, qui s'est tenu à l'Université Paris 7 les 15 et 16 décembre 2006, était le premier à réunir des chercheurs dans une université française pour y parler de l'oeuvre du duc de Saint-Simon depuis 1980, époque de l'inscription au programme de l'Agrégation de l'année 1715 de ses Mémoires ! Cela fait tout de même un peu trop longtemps, assez sans doute pour s'en étonner même si les raisons, toutes évidemment mauvaises, et toutes spectaculairement efficaces, se pressent en foule. Ce ne sont pourtant pas les colloques qui manquent sur des auteurs qu'on n'hésitera pas, même en ces temps de discrédit du canon littéraire, et sans citer personne, à dire moins importants ; sur des sujets généraux, aussi, qui ont plus la faveur de notre époque que les pieuses cérémonies de célébration des grandes oeuvres, comme si l'admiration était l'ennemie de la pensée – comme si le savoir ne devait, pour garder un semblant de légitimité, susciter que l'indifférence et l'ennui. Et, à une époque où les derniers programmes de lycée croient pourtant justifier par une caricature de théorie littéraire la régression de la culture, il est particulièrement rassurant de voir que c'est  précisément l'Université Paris 7 qui accueille sans arrière-pensées ce colloque consacré enfin à un des grands écrivains français, qu'un Proust ou un Auerbach mettaient pour ainsi dire au-dessus de tout, et qu'un critique américain a récemment salué comme l'auteur « des plus grands mémoires jamais écrits dans aucune langue ». Saint-Simon, qui a parfois suscité des passions nostalgiques ou anachroniques, retrouve ainsi la parole dans un lieu symbolique des modernités de la littérature et de la pensée, où il a comme naturellement sa place, cette rencontre n'étant ni un hasard ni une erreur. On  ne cherchera pourtant pas à l'affubler d'une modernité objective qui ne lui apporterait rien : il n'est moderne qu'en tant que nous, qui existons et vivons aujourd'hui, le lisons et avons envie de le lire encore et toujours. C'est sans doute la manière la moins discutable de l'être.

Saint-Simon, qui a connu Montesquieu, qui a pris la plume pour écrire la version connue de ses Mémoires dix-huit ans après la publication des Lettres Persanes et les a terminés à peu près au moment où Rousseau écrivait son premier discours, qui a aussi peut-être écrit son Parallèle des trois premiers Rois Bourbons pour répondre aux parties déjà publiées du monument de Voltaire sur Louis XIV, reste parfois méconnu dans les universités françaises au point d'être encore considéré sans nuances comme un auteur du XVII° siècle, ce qu'il est aussi, bien sûr, mais d'une manière tout de même très atypique, et qui défie le calendrier. Ce simple « détail » donne un peu la mesure du travail qui reste à faire pour le comprendre, pour comprendre combien il fut de son temps, combien – même si ce fut dans la douleur – il le comprit et le sentit en profondeur et en exprima les bouleversements et les déchirures dans un refus qui peut paraître  radical, mais qui ne fit jamais de lui un homme ressassant le passé au point d'en ignorer le présent. Même si le propos spécifique de ce colloque n'est pas de repenser Saint-Simon comme un contemporain des premières Lumières, ce dossier particulier montre, parmi tant d'autres possibles, que le renouveau des études universitaires sur Saint-Simon s'impose non dans le seul cadre de travaux individuels mais aussi dans celui de débats pluriels. Le dix-huitième siècle universitaire n'a, ni du côté des historiens, ni du côté des littéraires, vraiment digéré Saint-Simon, et il le regarde, quand du moins il y pense, à la manière d'une pièce rapportée qui ne le concernerait qu'à peine, un Bayon posé au milieu de la place de la Concorde.

Sur la question du titre et sur l'unité de ce colloque, quelques mots suffiront. En 1976 un petit volume cher aux spécialistes avait réuni une traduction française d'un grand article de Leo Spitzer sur le portrait de Louis XIV dans les Mémoires et deux articles presque également remarquables de Jules Brody. Le tout, préfacé par Yves Coirault, et qui mériterait une réédition, s'intitulait Approches textuelles des « Mémoires » de Saint-Simon, et donnait à peu près  la mesure de l'apport d'une approche stylistique de Saint-Simon et d'un regard de très près sur son texte en tant que tel. Ce colloque s'est donc voulu un hommage, fait de sincérité et non de soumission, à un critique et à une école. Depuis 1976, la notion de « texte » a été, parfois pour d'assez bonnes raisons, quelque peu chahutée, et elle n'a sans doute pas aujourd'hui une santé aussi rayonnante. Je suis personnellement sensible à ses limites qui me semblent avoir été résumées admirablement encore que de manière très sombre, par Vladimir Bibikhine, dans un article qui figure en postface de la traduction récente en français d'un texte essentiel de Bakhtine, Pour une philosophie de l'acte. Je cite Bibikhine :

« La philosophie du langage, qui nous rappelle le véritable poids du mot, est nécessaire, non pour restituer une valeur à nos paroles dépréciées – ce qui est impossible – mais afin de ne pas prendre notre propre indigence pour l'indigence du mot. Notre langue nous blesse plus que nous le croyons. Accepter le dépit qu'elle nous cause quand elle nous démasque est une belle réussite. Parler de façon naïve et malhabile est le sort amer mais digne de l'homme ; et le penseur qui se tait est aussi un penseur. C'est plus grave, lorsque par peur du ridicule ou par peur de se taire, l'homme trahit le mot, dont l'être résonne toujours d'une façon ou d'une autre, et qu'il devient fabricant de textes. Le texte perd l'élément fatidique du langage pour des contrefaçons dont l'unique but est de se séparer du mot et de différer la rencontre avec lui. Ces contrefaçons portent la responsabilité de l'état de quasi-abandon de la langue contemporaine en tant que milieu habité par l'homme. La destruction matérielle n'est que la conséquence de l'écologie de la pensée. Notre pensée n'est jamais meilleure que notre langage. Les contrefaçons n'encombrent pas simplement le milieu. En contrefaisant l'événement du mot, elles nous habituent à ne voir en tout que du texte. Lorsque tout a été transformé en texte, peut-on encore revenir au mot-événement ? »1

Pour qui a travaillé sur la question de la vérité et son rapport à la parole humaine comme « milieu habité » par l'homme, ces réflexions rencontrent un écho profond et le danger de faire de ce que disent les hommes un produit parmi d'autres, le résultat d'une « fabrication » cynique, et non le lieu d'existence et d'épanouissement même de l'humain, est peut-être effectivement  présent dans la notion de texte.

Signe des temps : il y a peu, l'UFR de l'Université Paris 7 s'occupant de langue et de littérature s'appelait « sciences des textes et documents » (STD) et, jusque dans ce bastion de la théorie littéraire moderne, le mot de « texte » a disparu dans la nouvelle appellation de « LAC » (Lettres, Art, cinéma). Pourquoi, malgré tout, vous inviter à suivre deux journées constituées « d'approches textuelles de Saint-Simon » ? D'abord, répétons-le, par l'hommage que ce titre constitue à des modèles historiques d'approche des oeuvres littéraires au « microscope » que Spitzer, Brody et parfois Yves Coirault ont, dans le cas de Saint-Simon, illustrée de manière exemplaire, ainsi – autre inspirateur majeur de ces journées – qu'Auerbach dans les pages éblouissantes de Mimesis consacrées à Saint-Simon. Je crois qu'il est toujours de saison, même si ce n'est pas la mode, de regarder les plus grands textes de très près.  Ensuite, parce qu'une approche précise du texte de Saint-Simon permet, et c'est un point important de la conception de ce colloque, de donner la parole à des spécialistes de l'analyse des textes qui ne sont pas pour autant forcément des spécialistes de Saint-Simon. Je vais y revenir, mais je remarque tout de suite que Spitzer ou Auerbach n'étaient justement pas des spécialistes. Enfin, la notion de texte a au moins l'avantage de sa neutralité d'un certain point de vue, en ce qu'elle n'implique ni n'impose  une interprétation « littéraire » de l'oeuvre qui sous-tendait encore pour une large part l'immense travail critique et éditorial d'Yves Coirault et avec laquelle certains travaux récents sont de ce point de vue en rupture. Elle nous permettra donc d'appréhender sereinement en « littéraires », au sens très large du terme, les Mémoires et les autres écrits de Saint-Simon, sans pour autant leur prêter « sans négociations » le statut d'oeuvres littéraires à proprement parler, si toutefois la discipline trouve un peu moins difficilement son unité toujours hasardeuse dans les approches qu'elle propose plus que dans l'objet pour une part chimérique – la littérature - qui lui a servi de fondement historique. Cela permet au moins de lire et de réfléchir sur tout Saint-Simon, et pas seulement sur les pages les plus célèbres, portraits ou grandes scènes, qui, plus que d'autres, ont servi à entretenir l'illusion littéraire. Mais, affirmons-le tout clair: la véritable unité de ces deux journées, la plus naturelle et la plus sincère, c'est Saint-Simon lui-même, qui, après des décennies de silence de l'université à son sujet, méritait qu'on s'intéresse à lui sans enfermer les débats dans une problématique trop restreinte, plus ou moins légitime ou artificielle. La passion pour Saint-Simon et pour ses écrits, le désir légitime d'en savoir toujours plus sur son oeuvre, sont, plus que les perspectives méthodologiques ou théoriques, au coeur de ce colloque.

Je reviens donc sur les raisons pour lesquelles on a pu souhaiter y donner la parole à la fois à des spécialistes de Saint-Simon et à des non spécialistes suffisamment courageux pour s'engager dans l'aventure et apporter aux textes de Saint-Simon des éclairages différents. Je commence par les spécialistes, qui en dehors de quelques exceptions regrettables dans le domaine des études littéraires, je pense par exemple à Guy Rooryck, à Hélène Himelfarb, à Dirk Van Der Cruysse, sont ici largement représentés, et, il faut le dire, se retrouvent de manière un peu systématique pour la première fois depuis fort longtemps.

À la fin des années 1980, Guy Rooryck avait soutenu une thèse remarquable dont on peut dire qu'elle a été la première à faire entrer la critique de Saint-Simon dans la sphère intellectuelle créée par Barthes, Benveniste et quelques autres. Son travail, malgré l'engagement chaleureux d'Yves Coirault en sa faveur, n'avait  pas reçu alors, malheureusement, l'accueil qu'il méritait mais, par sa courageuse tentative de réconcilier les études sur Saint-Simon avec une « modernité » critique qui, il faut le dire, ne l'avait pas choisi comme objet d'évidence, il a servi de détonateur et inauguré un véritable renouveau de la critique sur Saint-Simon. Si Guy Rooryck, que je n'ai pas réussi à joindre, est malheureusement absent aujourd'hui, tous ceux qui ont à sa suite et à son exemple proposé des relectures de l'oeuvre de Saint-Simon à l'aide des instruments critiques d'aujourd'hui nous font l'honneur de leur présence. Je pense par exemple à François Raviez et à sa thèse sur la présence du motif démoniaque chez Saint-Simon. Je pense à Marie-Paule de-Weerdt Pilorge qui s'est livré dans son propre travail à une exploration systématique de la figure du lecteur dans les Mémoires. Je pense aussi à Delphine de Garidel, qui a croisé les ressources de la narratologie et de l'érudition pour interroger les Mémoires comme oeuvre d'histoire. À Malina Stefanovka qui a abordé l'oeuvre à partir de la notion éclairante de « marge ». Je passerai sur mon propre travail sur la question de la vérité et son rapport avec les formes de l'oeuvre, mais plusieurs autres thèses sont en préparation, et Grégory Gicquiaud et Juliette Nollez nous proposeront ici quelques pistes de réflexion en rapport avec leurs travaux en cours. Ce n'est pas encore tout et plusieurs autres doctorats se profilent. Cela fait tout de même beaucoup de monde pour un auteur qui semblait il y a peu le quasi-monopole d'un grand critique, d'un talent immense, sans doute, mais peut-être un peu moins doué pour le dialogue intellectuel que pour les aventures solitaires d'exception, et dont les qualités exceptionnelles ont d'ailleurs longtemps intimidé la relève, qui existait pourtant déjà.

Je tenais aussi à remercier ceux qui ne sont pas spécialistes de Saint-Simon et ont accepté d'apporter leur contribution à ce colloque. Il leur a fallu un certain courage, d'autant plus que les spécialistes avérés n'ont pas toujours été tendres avec leurs prédécesseurs dans cette aventure. L'immensité des Mémoires impressionne, mais s'il fallait apporter un certificat de lecture intégrale pour oser en parler, Auerbach ou Spitzer seraient parmi les plus prestigieux bâillonnés, sans parler de Norbert Elias dont le chef-d'oeuvre sur la société de cour est né, on le sait, d'une lecture plus que lacunaire de Saint-Simon, notamment à travers des extraits cités par Lavisse. La vraie pensée n'a pas toujours besoin d'autant de matière première qu'on semble parfois le croire à nouveau, hélas, aujourd'hui. Et outre le fait qu'une réunion de purs spécialistes d'un auteur sentirait, si je puis dire, le renfermé, il me semble qu'après trente ans de silence obstiné l'université française ne pouvait pas se permettre un luxe aussi coûteux : parce que Saint-Simon, vieillard et fils de vieillard, a ainsi un pied de vieillard au carré dans le XVII° siècle, parce qu'écrire vieux ce n'est pas la même chose qu'écrire à vingt ans, les spécialistes du XVII° siècle, et même des siècles antérieurs, ont évidemment beaucoup à nous apporter. Parce que Saint-Simon est un homme du XVIII° siècle par ses dates, par la période de rédaction de son oeuvre principale, par sa longévité, ceux qui ont longuement médité sur cette époque et qui savent qu'elle ne saurait être réduite aux seules Lumières, ont aussi beaucoup à nous apprendre. Ces Lumières n'ont pas été d'ailleurs sans effleurer Saint-Simon de certains de leurs premiers rayons et Voltaire, qui avait, si l'on en croit Condorcet, conçu à la fin de sa vie le projet d'une réfutation des Mémoires, se serait pourtant reconnu dans les pages extraordinaires d'indignation et de tolérance écrites dans la chronique de 1715 sur la révocation de l'Édit de Nantes, réécrites admirablement dans le Parallèle des trois rois. Ceux qui ont consacré des années à la réflexion sur d'autres mémorialistes de l'Ancien Régime et à d'autres historiens d'un prestige comparable, ceux qui ont fait de l'histoire l'objet d'une méditation de toute une vie, peuvent de toute évidence nous aider à comprendre Saint-Simon. Je pense par exemple aux spécialistes du cardinal de Retz, que Saint-Simon a d'ailleurs lu avec toute la passion dont il était capable, et auquel il a consacré des pages fulgurantes dans les Notes sur tous les duchés-pairies. Ou à Michelet, qui à son tour a lu Saint-Simon, avec aigreur, sans doute, mais aussi peut-être avec plus que de l'intérêt. Les philosophes, je pense notamment à Alphonse de Waelhens, ont déjà montré ce qu'ils pouvaient apporter à notre connaissance de l'oeuvre. Mais il y a peu de travaux de grammairiens et de linguistes dans la recherche récente sur Saint-Simon et c'est pour moi un grand plaisir d'avoir réussi à convaincre des spécialistes de la réflexion sur la langue de nous apporter leurs lumières sur Saint-Simon. À vrai dire, on aurait souhaité un spectre encore plus large de perspectives, d'éclairages disciplinaires. Mais tels qu'ils se présentent, et malgré quelques défections déplorées, ces actes nous présentent une pluralité d'approches qu'on peut dire sans exemple dans l'histoire des études saint-simonistes, et cette diversité désirée et pour une  part obtenue n'est possible, je le répète, que parce que des non-spécialistes éminents ont accepté de surmonter leurs craintes pour envisager au moins par certains de ses recoins le monument Saint-Simon. Ce colloque fut ainsi conçu comme un dialogue rafraîchissant entre ceux qui ont la joie de mariner dans Saint-Simon depuis longtemps comme certains animaux de mauvaise réputation dans leur fange préférée, et ceux qui y ont mis le pied plus occasionnellement, d'abord par plaisir, puis, et non contradictoirement, par un questionnement plus intellectuel. S'il y a un point sur lequel la « nouvelle génération » des chercheurs sur Saint-Simon semble d'ailleurs s'accorder, ce n'est pas dans le consensus intellectuel insipide qu'on le trouvera, mais dans la certitude qu'il y a dans le fait d'aimer Saint-Simon quelques bases pour s'entendre, et pour s'écouter.

Quelques mots sur le contenu des quatre demi-journées. La première, sous le signe du « rire de Saint-Simon », porte sur un sujet dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est d'actualité dans la critique sur cet auteur : un article sur ce sujet par Philippe Hourcade a paru dans le n° 34 des Cahiers Saint-Simon et la thèse de Grégory Gicquiaud qui devrait être en 2008 l'objet d'une soutenance très attendue, aborde frontalement la question. C'est peut-être l'occasion de nous rappeler que cette oeuvre très tendue, souvent paroxystique, et à laquelle la critique a donné parfois une teinture particulièrement sombre, sait aussi se libérer et libérer le lecteur dans un rire qui garde évidemment plus qu'un rapport avec l'angoisse dont il se dégage. Entre les abîmes paranoïaques du mémoire sur les légitimés et les farces grotesques des Mémoires sur la princesse d'Harcourt, il y a un rapport qui reste à penser.

Le vendredi après-midi, les communications, dans la continuité d'une journée Saint-Simon qui s'était tenue le 13 mars 2004, ont porté sur d'autres oeuvres de Saint-Simon moins célèbres et moins commentées que ses Mémoires. Ces derniers effraient tant de lecteurs par leurs dimensions accablantes qu'ils font, par leur célébrité, barrage, et les empêchent de s'aviser qu'ils pourraient aussi lire quelques-uns de ses autres textes moins océaniques.  La liste qu'en a dressée Philippe Hourcade donne même un peu le vertige, donne en tout cas la mesure de l'immensité du corpus saint-simonien et de l'erreur qui consisterait à tout faire converger vers les Mémoires. Mais la plupart de ces textes défient l'ennui, et tous, même les plus anciens, contiennent des pages mémorables, au point de donner l'impression que son style a été « donné » à Saint-Simon une fois pour toutes et qu'il ne l'a pas acquis à force de travail. Les moins oubliés de ces textes sont sans doute les Additions à Dangeau, à cause de la fonction discutable de « pré-Mémoires » voire de brouillon des Mémoires que la critique leur a parfois accordée. Le parallèle des trois premiers rois Bourbons aussi, un des chefs d'oeuvre tout de même un peu trop méconnus de l'écriture politique du XVIII° siècle. Enfin, une lettre anonyme adressée à Louis XIV que la tradition a presque sans hésitation attribuée à Saint-Simon. Mais, et par exemple, les Collections sur feu Mgr le dauphin, texte de réaction immédiate à la mort traumatisante du duc de Bourgogne, ou le vaste ensemble inachevé des Notes sur tous les duchés-pairies, qui contiennent une inoubliable Note Saint-Simon où l'auteur raconte sa propre vie à la troisième personne dans un monument de comique involontaire, méritent tout autant de captiver le lecteur d'aujourd'hui. On mentionnera aussi l'effrayant mémoire sur les enfants légitimés de Louis XIV, le texte sans doute le plus violent que nous ayons conservé de Saint-Simon et où l'auteur voisine de la manière la plus vertigineuse avec une folie qui n'est sans doute pas complètement étrangère au reste de l'oeuvre, espèces de Bagatelles pour un massacre d'un autre temps.

Les Mémoires sont-ils une oeuvre d'histoire et Saint-Simon mérite t-il d'être considéré comme un historien ? La question a le plus souvent reçu une réponse négative, contre l'avis de Saint-Simon lui-même, qui présente avec un sombre sérieux son oeuvre comme une « histoire particulière » dans l'espèce d'émouvante et tragique préface qu'il a écrite quelques mois après la mort de son épouse. Adolphe Chéruel, au XIX° siècle, est celui qui a refusé avec le plus de persévérance et de véhémence ce statut à Saint-Simon. Cette question, qui est au coeur des travaux récents De Delphine de Garidel, de Malina Stefanovska ou de moi-même, n'a pas été posée de manière frontale lors de ces journées, mais plusieurs communications ont porté le samedi matin sur certains aspects de l'oeuvre du grand mémorialiste envisagée comme historien, et sur la lecture qu'en ont faite des historiens prestigieux. Notre conception de l'histoire ne peut plus se satisfaire de dogmatismes monolithiques hérités du positivisme ou de la « nouvelle histoire » qui en écarteraient sans réflexion ce qui est peut-être, à tout prendre, et « tout simplement », une des grandes oeuvres historiques de l'Occident.

Les portraits sont, sans aucun doute, la partie la plus fréquentée et le plus commentée des Mémoires, la plus constamment célébrée, la plus représentée dans les anthologies, qui peuvent parfois donner l'impression, tout de même assez fausse, que le texte n'en serait qu'une gigantesque galerie. La critique a à la fois éclairé leur inscription dans une longue tradition, leur donnant le statut d'un des « ornements » essentiels de l'écriture historique, essayé de les situer par rapport à la mode du portrait isolé au XVII° siècle, aux portraits des romans comiques du même siècle, ou à l'usage du portrait dans l'ensemble du corpus des mémorialistes d'Ancien Régime. Malgré les réussites brillantes en ce dernier genre d'un cardinal de Retz, une espèce d'unanimité fait des portraits de Saint-Simon une réussite incomparable, très au-dessus de tous les modèles dont il a pu s'inspirer, et d'une originalité qui défie véritablement les rapprochements.  Mais le portrait n'est qu'un aspect, le plus frappant et le plus célèbre, d'une écriture de l'individuel qui constitue de toute évidence un des domaines toujours à repenser de la critique sur Saint-Simon, tant son oeuvre apparaît comme une exploration, peut-être sans précédent et sans égale, du singulier humain. C'est d'ailleurs cette dimension qui a spontanément attiré l'attention de Spitzer et d'Auerbach, et avant eux de Taine qui a, rappelons-le, écrit de fort belles pages sur Saint-Simon. La séance de samedi après-midi lui a été consacrée.

Je tiens pour finir à remercier l'Université Paris 7, l'équipe du TAM, et tout particulièrement Pascal Debailly qui a organisé avec moi ce colloque,  qui sans lui serait resté un voeu pieu. Sans son amour pour Saint-Simon, son engagement dans ce projet, sa profonde générosité et sa passion ardente et devenue si rare et si précieuse pour les grands textes, rien n'était possible. Je veux remercier aussi la société Saint-Simon pour la sympathie qu'elle a manifestée pour ce projet, l'aide concrète qu'elle nous a apportée et le travail de fond qu'elle a continué à mener tout au long de ces longues années de silence de l'université sur Saint-Simon.

Le prix du volume est de 15 euros. Les commandes sont à adresser à Ségolène Ligier :  
revue-textuel@univ-paris-diderot.fr    - Tél. 01 57 27 63 68