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Nouvelle parution
Textuel, HS 2008:

Textuel, HS 2008: "Médecine et littérature"

Publié le par Marielle Macé (Source : G. Danou)

TEXTUEL Numéro hors série - Printemps 2008 - Revue de l'UFR "lettes, arts, cinéma" - Université Paris Diderot-Paris 7
Médecine et littérature ou les voix de la résistance (journée d'étude du 26 mars 2006)
textes réunis par gérard Danou (Equipe 1819 :"Littérature au présent" dirigée par F. Marmande)

Présentation et argumentaire
I.
Il est exact que la médecine moderne, comme l'a montré Foucault, est une certaine technique de gestion socio-politique des corps qui étend son influence jusqu'aux domaines les plus intimes de l'individu livré à une cohorte de nouveaux professionnels (biopouvoir). Il n'en demeure pas moins que depuis toujours, redoutant la maladie, la souffrance et la mort, l'homme fait appel à la médecine et cherche un médecin pour l'écouter et le soigner.
Or depuis le milieu du XIXe siècle, le discours médical a refoulé, oublié tout ce qu'il en était de l'homme malade, du vivre, de ce que chacun pouvait faire de sa maladie, éprouvée au sein d'un tissu de relations interpersonnelles et affectives complexes. Cet impensé du discours médical (la subjectivité des patients comme celle des médecins, l'angoisse face au destin le moment venu) est pris en charge (sans parler des religions) par les arts, la poésie et la littérature.
II
Depuis vingt cinq ans, avec l'émergence du sida, les récits et différents témoignages écrits sur la maladie vécue ne sont plus jugés uniquement selon des critères de littérarité mais sur leur double pouvoir : d'une part d'aider le scripteur à reconfigurer son identité menacée par la maladie et le regard stigmatisant de la société, d'autre part de témoigner en tant qu'individu et en tant que membre d'une communauté. C'est ainsi que la plupart des « écritures ordinaires de soi » dans le contexte de la maladie, expriment simultanément une certaine anthropologie de l'expérience et une révolte qui interrogent directement l'immédiat-politique. Certains ont rapproché ce nouveau corpus d'écritures des « littératures mineures », à savoir selon Deleuze et Guattari, non pas l'inscription d'une langue mineure dans une langue majeure, mais d'une minorité dans une langue majeure.
Le savoir d'un autre ordre (non médico-scientifique) que ces textes mettent en évidence, doit être médité par les divers soignants, pour sentir ce que vivent les patients qu'ils ont en charge et ainsi réfléchir à leur pratique quotidienne. On admettra donc une certaine dimension utilitariste de la littérature, du roman surtout, comme « science du vivre ».

III
Le corpus littéraire des écrivains médecins est aussi particulièrement précieux à cet égard. Par leur double vie, leur double pratique des signes, les écrivains médecins (tels Schnitzler, Céline, Reverzy et bien d'autres aujourd'hui ) ont acquis une certaine posture inquiète, disponible, et relativement marginale, que M. Serres pourrait qualifier de tiers-instruit posture qui n'est quasiment jamais retenue par les études critiques, comme si l'initiation violente, traumatique, à la médecine n'avait en rien influencé l'oeuvre, sa thématique et sa vision du monde.
IV
Les divers témoignages sur la maladie vécue ont une double valeur, d'exercices de « médecine de soi » et de pression sur le social pour un nouveau « partage du sensible » selon l'expression de Jacques rancière. C'est en effet ce qui est constaté depuis les premières écritures du sida. Le malade serait un « réformateur social » dit le sociologue D. Defert à propos de cette nouvelle pandémie qualifiée de phénomène social total. Cependant il convient de s'interroger sur la profusion de ces nouvelles écritures, qui en tant qu'essais autobiographiques ou autopathographiques témoignent d'un désir justifié de refondation du sujet mais qui bien trop souvent (à l'insu du scripteur même) répondent surtout au désir de l'institution médico-sociale.
V
En effet certains auteurs ont montré depuis déjà longtemps que « plus une maladie se laissait enserrer dans une histoire, plus elle paraissait dominée par la science médicale », (F. Gaillard, 1983). Et, que la littérature s'efforcerait depuis Balzac, par sa transgressivité, de dire tout en protégeant la langue, ce que le discours médico-scientifique ne peut saisir (J. Rigoli, 2001). C'est pourquoi il convient d'être attentif à ce risque que Barthes appelait une fascisation de la langue, à savoir non pas de faire taire les gens, mais au contraire de les forcer à raconter, pour dire tous quasiment la même chose, selon une « logique de la communication » institutionnalisée (D. Memmi, 2003 ; G. Le Blanc, 2006 ; F. Salmon, 2007, et son livre Storytelling).
VI
Il ne faut donc pas cesser d'être lucides et exigeants; écoutons ce que ces nouvelles écritures plus ou moins adroites ont à nous dire sans pour autant les survaloriser et nous détourner de la polyphonie plus subtile d'une littérature moins informative qu'évocatrice, c'est-à-dire vers une « parole poétique » capable de traduire au plus près, mais sans jamais l'atteindre, la vérité singulière d'un sujet éprouvé.
Et si la littérature est appelée à résister à une certaine « pathologisation du monde » et à un excès de « biopouvoir », ce n'est pas pour écarter la médecine mais bien au contraire pour aider les médecins au profit de chacun, à apprendre l'écoute des forces de vie du patient qui s'expriment à travers sa parole, que le seul discours médical, centré sur la part organique morbide, néglige ou disqualifie. Raison pour laquelle la médecine, en dépit d'une technique impeccable et performante est malgré tout trop souvent pathogène.
On peut espérer que les sciences humaines et la littérature qui constituent le fondement des « humanités médicales » auront la capacité de donner aux médecins la possibilité de réfléchir à leur pratique en s'y impliquant comme sujets porteurs tout comme leurs patients, d'émotions et de désirs à travers une parole.
C'est en tout cas la raison manifeste de cette journée d'étude du vendredi 24 mars 2006 qui s'est déroulée, non pas comme nous l'avions initialement prévue sur le campus de Jussieu, mais pour des raisons logistiques inopinées, dans les locaux de la Faculté de médecine de l'Université Paris VII – Hôpital Xavier Bichat. Nous tenons à remercier vivement le Docteur Françoise Blanchet, responsable des « sciences humaines en médecine » qui nous a fait préparer une salle dans ses locaux pour nous accueillir.

VII
Cette journée dense ne pouvait que débuter par une réflexion philosophique sur la notion de Grande Santé selon Nietzsche pour lequel la résistance à la norme médico-scientifique est une posture centrale. Un individu, nous dit C. Vollaire, « peut s'affirmer dans toute la force de son potentiel comme volonté de puissance, qu'en refusant le processus de normalisation par le collectif ».
En cette même fin du XIXe siècle que Nietzsche a connue, Ibsen écrit sa pièce Les Revenants sur la syphilis et la dégénerescence (terme avant tout médical). Pour Knut Stene-Johansen, le dramaturge utilise le discours médical sur la syphilis pour mettre en évidence la dimension secrète et coupable d'une certaine sexualité bourgeoise, mais nous montre aussi la construction culturelle de la maladie « entre diagnostic scientifique et interprétation ».

Les étudiants en médecine doivent avoir en effet accès à ce genre de corpus littéraire et chaque UFR de médecine dispose d'une certaine liberté dans le choix du programme à enseigner. Micheline Louis-Courvoisier nous a fait part de son expérience des « humanités médicales » à Genève. Le programme, nous dit-elle, bien que souple se développe selon deux axes conceptuels complémentaires. Si le premier fait appel aux sciences humaines en réunissant un enseignant non médecin et un médecin, le second vise (avec des textes littéraires et autres) « un dépaysement intellectuel » par effet de distanciation et un point de vue différent.

La linguistique a encore une part trop réduite dans les « humanités médicales », aussi Christiane Préneron nous a exposé un travail de recherche original portant sur l'analyse d'échanges conversationnels (enregistrés au magnétophone avec l'accord des patients) entre le médecin d'un centre anti-douleur et certains patients invités à parler de leur corps douloureux, dans le cadre d'une consultation hospitalière. Selon chaque personne se dessine une activité discursive orale dont « l'élaboration ne va pas de soi » et qui mêle « une certaine élaboration narrative avec des éléments implicites », lesquels ajoute C. Préneron, « dessinent un style de discours propre à chaque enquêté » style qui met en évidence une certaine manière de vivre la douleur, un savoir d'un autre ordre que « médical » mais très riche d'enseignement.

Chaque nouveau langage médical médiatisé vers le public modifie dans le même mouvement la physionomie des symptômes, mais bien souvent la problématique fondamentale reste la même, seul change le masque. On pense bien sûr aux rapports entre la « dépression » et certaines plaintes douleureuses chroniques, ce qui signifie qu'il est difficile de résister à la « suggestion » médicale du moment.
En comparant les célèbres aveugles de Diderot et le cas d'un peintre affublé d'un trouble de la vision des couleurs rapporté par le neurologue américain O. Sacks, Caroline Jacot-Grapa montre d'une part que si le peintre refuse de se faire opérer parce qu'il s'approprie son nouveau regard sur le monde pour faire oeuvre originale, il n'en serait pas tout à fait de même chez Diderot qui prend « le point de vue de l'aveugle » surtout, dit-elle, pour « attaquer l'idéalisme » philosophique fondé comme en témoigne l'étymologie (idéa, théoria) sur l'image donc sur le primat de la vue au détriment des autres sens.
Mais n'oublions pas que les « malades » de Diderot, de Sacks, ou que la Grande Santé de Nietzsche avec sa conscience « tragique », et son amor fati, sont exceptionnels aujourd'hui. L'expérience quotidienne de la médecine, comme les entretiens enregistrés de patients douloureux chroniques, montrent au contraire à quel point la douleur est désarmante et laisse le patient démuni, démoli, « sans honneur professionnel » dirait Péguy, ne voulant (et même s'il résiste parfois) que guérir au sens médical habituel du terme, c'est-à-dire recouvrer la santé de tous les jours, la petite santé.
Par sa lecture sensible du Livre de ma mère d'Albert Cohen, Brigitte Galtier met en évidence avec subtilité deux fonctions du médecin trop souvent occultées ou mal connues. La première est sa fonction de protection (comme au temps de l'enfance) fonction qui est proche d'une certaine définition du transfert analytique mais en plus discret. L'écrivain le sait, qui ne craint pas de s'impliquer et de se souvenir de son art d'être malade dans sa petite enfance avec le bénéfice affectif qu'il pouvait en tirer en gardant sa mère près de lui. La seconde est une fonction de resocialisation : en parlant « d'autre chose » que de maladie, de politique, par exemple d'égal à égal avec « une immigrée, une juive au temps de l'Affaire Dreyfus » le médecin, détenteur d'une autorité, réhabilite la mère du narrateur dans sa dignité, l'extrayant de la « lèpre de l'exclusion ».

Avec Virginia Woolf et son célèbre petit essai, De la maladie, Sophie Vasset nous rappelle qu'en effet les mots pour traduire la douleur sont à inventer; que le malade est démuni devant le médecin pour dire sa souffrance. Mais l'originalité du texte de l'auteur de Mrs Dalloway réside surtout dans les digressions qui égarent le lecteur alors que la solution gît dans cet égarement même, que permet la maladie, la fatigue, la fièvre en libérant le lecteur des « lectures linéaires, et des carcans académiques et officiels de la critique » dit S. Vasset. La parole poétique qui évoque et déploie ses allusions et ses amplifications (comme une sorte de gradient de conscience) est sans doute moins lointaine d'une expression juste de la douleur vécue que la linéarité narrative.

Il revenait à Jocelyn Dupré de nous parler alors de poésie. A travers une histoire de « Voyage aux sources de la Seine », Jacques Réda nous embarque avec sa médecine, sa boîte de médicaments dans les sacoches de son Solex ; en fait ses recettes médicinales contre la dimension destructrice du temps ; il s'agit de se rendre disponible, de saisir les moments propices, les rencontres. Un travail complexe d'hygiène, dit Dupré, certes, mais alors, comme on va aux châtaignes, aux champignons ou « Aux mirabelles », savoir se « rendre disponible, « faire provision d'instants pour les retravailler ». C'est exactement une certaine définition de la mémoire poétique, non pas tant des souvenirs précis, des faits, qu'un souvenir global cenesthésique dit Jacques Réda, matière de percepts et d'affects, à traduire en poèmes.

Enfin, et comme pour démontrer à nouveau et renforcer l'importance de la pratique conjointe de la lecture littéraire et de la médecine que nous défendons, Noëlle Lasne, médecin généraliste, résume ce que le roman lui apporte dans son appproche et sa compréhension de l'autre. En évoquant des lectures fortes qui l'accompagnent (P. Forest, Lobo Antunes, C. Wolf, ou Robert M. Wilson) Noëlle Lasne nous dit : « Sans la littérature je serais simplement un médecin plus pauvre. Un médecin plus démuni pour penser ce qu'il fait, pénétrer des univers qui lui sont étrangers, voyager de la réalité du corps physique à ce corps remodelé par la parole qui est tout autant l'objet de la médecine que le corps des organes ». On ne saurait mieux expliciter la fonction majeure de la littérature dans le projet des « humanités médicales ».
G. Danou
g. danou@free.fr


2. Christiane Vollaire (philosophe, Paris): La Grande Santé est-elle une esthétique? (esthétique et politique)
3. Knut Stene-Johansen (Univ. Oslo) : Les Revenants de Henrik Ibsen – entre diagnostic et interprétation
4. Micheline Louis-Courvoisier (Univ. Genève): “Les humanités médicales à Genève” : conditions pratiques et cadre théorique de l'enseignement.
5. Christiane Préneron Modyco (Linguiste, CNRS): Subjectivité langagière et expression de la douleur
6. Caroline Jacot Grapa (Cergy-Pontoise): “J'aimerais bien autant avoir de longs bras” (sur Diderot et Oliver Sacks)
7. Brigitte Galtier (cergy Pontoise): “Dans leur salon il ya toujours une lionne en bronze qui va mourir” : le soin selon Albert Cohen
8. Sophie Vasset (Paris 7): Maladie et lecture dans De la maladie de Virginia Wolff
9. Jocelyn Dupré (doctorant- Paris 7): Dans les sacoches de Jacques Réda
10. Noëlle Lasne (médecin généraliste) : Personnes et personnages : pratique du soin et pratique de l'imaginaire