Essai
Nouvelle parution
T. Samoyault, La Montre cassée.

T. Samoyault, La Montre cassée.

Publié le par Marc Escola (Source : Livre reçu)


Tiphaine Samoyault, La Montre cassée, Lagrasse, Verdier, coll. " Chaoïd ", 2004. 252 p. ISBN : 2-86432-414-8. 15 Euros.

Essai sur une fiction que la littérature, le cinéma, les arts plastiques ont donnée du temps, La Montre cassée se propose d'analyser une scène-clef peu remarquée jusqu'alors. Dans les arts qui en procèdent, en effet, le cours du temps souvent s'arrête, l'objet qui l'indique se dérègle. La scène de la montre cassée incarnerait ce paradoxe.

Partant de cette intuition, l'auteur parcourt les époques et les lieux pour en observer la récurrence. Comme ces fleurs japonaises qui, plongées dans l'eau, ouvrent tout un monde, le déploiement dumotif, des poètes baroques à Kôbô Abé, en passant par Orson Welles ou les manuels savants d'horlogerie, révèle alors beaucoup plus qu'un simple dysfonctionnement: tache aveugle, la scène de la montre cassée autorise la formulation de propositions neuves sur notre rapport à la temporalité.

Tout en créant la surprise de ces récits multiples pour la première fois rapprochés et du croisement des arts autour d'un même objet, La Montre cassée raconte aussi l'histoire récente, aux résonances intimes et collectives, des dérèglements du temps.

En quatre parties et soixante séquences qui rejouent le tour du cadran, le dispositif du livre rejoint son sujet pour nous conduire du temps des histoires au temps des horloges, du temps subjectif à l'arrêt de tout temps.

Réflexion théorique et esthétique, cet essai emprunte aussi aux principes de l'anthologie, de l'archive, de la collection, à ces figures de la multiplicité et de la totalisation qui traversent la modernité littéraire.

Extrait:

Casser sa montre ou la perdre consiste à s'écarter untemps du temps, à se séparer de lui ou de ce qui s'y attache, à perdrepar moments le continu du temps. Les objets qui marquent les heures -pendules, horloges, réveils, montres (et autrefois cadrans solaires,clepsydres, sabliers) - sont très rarement jetés. Faute d'influer surle cours du temps ou de corriger le passé, on répare régulièrement lesoutils qui l'indiquent, on les conserve quand décidément ils nemarchent plus, on les garde comme témoins du temps qu'ils ont marqué.On se souvient qu'on a appris à lire l'heure, on se souvient de sapremière montre et de la personne qui l'a offerte, de l'occasion où onl'a reçue. Plus le temps manque, moins nous manquons aux objets dutemps qui sont là pour témoigner que le temps a passé et que, passant,il a changé.
Pourtant, casser sa montre, c'est moins se débarrasserdu temps que des heures. C'est s'écarter du temps compté pour entrerdans un autre - en faire l'hypothèse ou y croire d'emblée -, un tempspeut-être plus large et moins décomposé. La fatigue des heuresn'appartient pas toujours au temps. Elle n'en est que le rythme, lecontrôle, la fermeture. La liberté ou la fiction ne peuvent dès lorsqu'être élargissement ou ouverture du temps. La fiction permet-elled'échapper à la mécanique des heures que reflète la langue ? Hôra,en grec, désigne toute division du temps considéré dans son retourcyclique, un jour, une saison ou un moment du jour sont des heures, lerepas, le coucher, le mariage sont des heures. Et quand bien mêmel'imaginaire du temps comme chronologie a supplanté celui du cycle,quand bien même nous pensons le temps comme une ligne et non comme unerévolution, quand bien même l'heure n'est plus une déesse mais unevanité discrète, l'heure, c'est le moment et, en général, le bonmoment. Casser sa montre, c'est casser l'heure, et le moment. C'esttransformer l'instant entre ce qui était et ce qui sera, en stance ouen stèle, c'est suspendre le vol, arrêter le temps. La montre casséeindique l'instant absolu sans plus ni avant ni après : un instant quine sera plus jamais une seconde. Elle indique une simultanéité absolue,la fin de la durée.
Les langues tiennent à l'égard de la montre des différences d'attitude notables. Si la montre dit l'heure (ce qui est l'étymologie de l'horloge comme le souligne le poème de Baudelaire), que montre le dire qui dit la montre ? Dérivé de montrer, montre en français se distingue du watch anglais, dérivé de to watch, regarder, surveiller (étymologiquement relié à wake,la veille). Dans les deux cas, le sujet regarde quelque chose qui luiest montré mais, alors qu'en anglais l'objet est passif et que l'accentest mis sur le sujet regardant, en français l'objet est actif,indépendamment du regard que le sujet porte sur lui. Ce doublemouvement du langage enroule avec lui la raison de l'intensespéculation philosophique sur la montre ou l'horloge, à la fois moteurset cadrans : la fascination ne vient pas seulement de la présence d'unfonctionnement intelligible, elle tient aussi au regard qui le lit.