Questions de société

"Suppression de la filière Lettres classiques à l'Université de Rennes 2" (lettre ouverte)

Publié le par Alexandre Gefen (Source : CNARELA)

Voici la lettre envoyée par le président de l'ARELABretagne, Benoît JEANJEAN  au président de l'Université de Rennes 2:

Benoît JEANJEAN

Président de l’ARELA BRETAGNE            

Professeur de Latin à l’UBO

à M. Jean Emile GOMBERT Président de l’Université Rennes 2, Haute Bretagne Copies à :

M. Laurent Wauquier, Ministre de l’Enseignement et de la Recherche

M. Luc Chatel, Ministre de l’Education Nationale

M. Philippe Le Guillou, Doyen de l’Inspection générale, groupe Lettres

M. Alexandre Steyer, Recteur de l’Académie de Rennes

M. Daniel Delaveau, Maire de Rennes

M. Jean-Yves Le Drian, Président de la Région Bretagne

M. Bernard Pouliquen, Vice Président de la région Bretagne, chargé de l’Enseignement supérieur et de la recherche

M. Jean-Louis Tourenne, Président du Conseil général d’Ille et Vilaine

Rédaction du Télégramme et de Ouest-France

 

Silence, on ferme !

 

Monsieur le Président,

 

L’université que vous avez l’honneur et la charge de présider envisage de fermer sa filière de formation Lettres, spécialité Lettres classiques. La raison précise de cette fermeture ne m’a pas été communiquée, mais il n’est pas difficile de comprendre qu’elle repose uniquement sur le nombre limité des étudiants qui choisissent cette spécialité et, par conséquent, sur le coût jugé excessif de cette formation. Toute autre raison serait d’ailleurs intellectuellement irrecevable. Je me permets, au nom de L’ARELA Bretagne que j’ai l’honneur et le plaisir de présider, de m’adresser à vous dans une lettre ouverte, pour vous exprimer la profonde incompréhension qu’une telle décision suscite chez tous ceux qui attachent quelque valeur à une culture littéraire authentique.

Est-il utile de rappeler que l’étude conjointe du Français, du Latin et du Grec qui caractérise la filière Lettres classiques permet non seulement aux étudiants qui s’y attèlent d’accéder à une excellente maîtrise des langues anciennes, mais aussi et surtout à celle du français ; que leur cursus leur permet de mettre en parallèle les littératures grecque, latine et française ainsi que les civilisations qui les ont produites ; qu’ils deviennent ainsi les passeurs d’oeuvres poétiques, philosophiques, historiques, romanesques et scientifiques qui ont fécondé et fécondent encore la pensée et la création en Occident ? Un tel rappel n’est certainement pas utile, tant il est vrai que la maîtrise du latin et du grec est unanimement tenue pour une marque de culture qui entraîne partout un indéniable respect, sinon l’admiration.

En fermant la filière Lettres classiques, vous condamnez les étudiants de Rennes 2 à n’avoir plus qu’une approche parcellaire et succincte de cette culture, vous enclenchez un processus de réduction du nombre d’enseignants-chercheurs qui, dans votre université, transmettent et enrichissent la connaissance des langues, des littératures et des civilisations de l’Antiquité, vous privez leurs collègues de l’apport que peut leur fournir la connaissance des racines anciennes des sociétés européennes. Peut-on, en effet prétendre aborder sans complexe la psychologie ou la psychanalyse, si l’on n’a pas la moindre connaissance de Sophocle et de son interprétation du personnage d’Oedipe ? Peut-on seulement lire le théâtre français, de Molière à nos jours, sans recourir aux modèles antiques dont ne cessent de s’inspirer, fût-ce pour s’en écarter, les auteurs dramatiques français ? Peut-on, enfin, envisager de réfléchir à la déontologie médicale sans s’arrêter un instant sur un certain serment d’Hippocrate ? Et je ne dis rien du droit qui doit tant aux juristes romains, ni des sciences mathématiques inventées, pour ainsi dire sous le soleil de la Grèce, par les Euclides et les Pythagores…

Quel paradoxe de voir une université qui se prétend pôle d’excellence littéraire se priver ainsi d’un accès aux fondements d’une partie considérable de la connaissance. L’université Rennes 2 n’est-elle pas l’héritière de la Faculté des Lettres fondée à Rennes en 1810, une faculté où les enseignements de latin et de grec étaient incontournables ? Les temps changent, me direz-vous, mais pas les sources qui alimentent la culture littéraire et les sciences humaines ; celles-ci ne font que s’enrichir de nouveaux ruisseaux. C’est un fleuve, certes, qui porte aujourd’hui le cours de la connaissance, mais il est ontologiquement lié aux sources dont il découle. Permettez-moi de vous le dire : en décidant la fermeture d’une filière, petite par le nombre, mais grande par sa dimension symbolique et son apport à la culture et à la connaissance, l’université Rennes 2 et son conseil d’administration se privent de facto de leur prétention à l’excellence littéraire. En se coupant ainsi de ses racines antiques, elle s’appauvrit, elle se dénature, elle s’avilit.

Comment continuer à affirmer, dans votre guide de présentation de Rennes 2, que votre université se veut « à la fois fidèle à sa tradition et résolument tournée vers l’avenir »[1], alors qu’elle s’apprête à brader une part fondamentale de son héritage ? Comment peut-elle encore se prétendre ouverte sur l’avenir quand elle envisage la fermeture des Lettres classiques à l’heure même où le Ministère de l’éducation nationale organise, sous le titre Langues anciennes, Mondes modernes, deux journées destinées à refonder l’enseignement du latin et du grec[2] ? Ces langues anciennes ne sont pas des bibelots décoratifs rehaussant l’éclat d’une érudition de parade, elles sont un besoin social et politique de notre monde moderne et de notre société démocratique.

Le petit nombre des étudiants inscrits dans la filière Lettres classiques ne peut être un motif suffisant pour sa fermeture si on le replace dans une perspective plus large. En premier lieu, même à des périodes plus fastes pour les départements de langues anciennes, ce nombre n’a jamais été très élevé, et s’il fallait ne tenir compte que du nombre d’étudiants inscrits dans un cursus pour décider de sa fermeture, il y a bien peu d’universités qui continueraient à proposer des filières de philosophie, d’allemand ou d’italien. En second lieu, la baisse relative des effectifs constatée ces dernières années à l’université n’est en aucun cas la conséquence d’une désaffection pour les langues anciennes (un élève sur cinq choisit cette option au collège). Elle résulte avant tout du statut optionnel de l’enseignement de ces langues au niveau du lycée et des horaires souvent impossibles qu’on leur affecte.

Plutôt que de supprimer la filière Lettres classiques, votre université devrait aller au devant des lycéens et, dans le même temps, alerter son ministère de tutelle sur la perte qui menace l’ensemble des universités françaises si aucune mesure concrète n’est prise pour refonder l’enseignement du latin et du grec dans nos lycées. Comment justifier une telle suppression, alors que le besoin de professeurs de Lettres classiques se fait criant dans l’enseignement secondaire. Depuis maintenant deux ans, le nombre de candidats présents aux épreuves écrites du CAPES de Lettres classiques est inférieur au nombre de postes à pourvoir. Il est donc inconcevable de fermer une filière qui répond à une demande professionnelle aussi manifeste et qui offre un débouché assuré aux étudiants qui s’y engagent avec une réelle motivation. Et l’enseignement est loin d’être le seul débouché qui s’offre à eux. Faut-il vous rappeler que le taux d’insertion professionnelle des titulaires d’une licence ou d’un master de Lettres classiques avoisine les 100% ?

Toutes ces raisons me poussent, Monsieur le Président, à vous demander solennellement de renoncer à la fermeture de la spécialité Lettres classiques de l’université de Rennes 2, dans l’intérêt de vos étudiants, de vos enseignants-chercheurs, du rayonnement et du prestige de votre université.

Je ne doute pas, Monsieur le Président, que vous avez à coeur d’assumer les responsabilités qui vous incombent avec clairvoyance, et vous prie de croire à l’expression de mes salutations distinguées,

 

Benoît JEANJEAN


[1] Voir le document de présentation à l’adresse : http://ressources.campusfrance.org/guides_etab/etablissements/fr/univ_rennes2_fr.pdf

[2] Voir la présentation de ces journées à l’adresse : http://eduscol.education.fr/cid58407/rencontres-langues-anciennes-et-mondes-modernes.html