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Shakespeare et l’esthétique du romanesque (revue Romanesques)

Shakespeare et l’esthétique du romanesque (revue Romanesques)

Publié le par Marc Escola (Source : A. Faulot)

Shakespeare et l’esthétique du romanesque

Numéro hors-série de la revue Romanesques

Prenant part aux célébrations consacrées à Shakespeare en 2014, le Centre d’Études sur le Roman et le Romanesque (CERR/CERCLL) a organisé, le 26 avril 2014, à l’invitation de la Société Française Shakespeare, un atelier intitulé « Shakespeare et le roman »[1]. Rassemblant des contributions qui étudiaient l’influence de l’esthétique shakespearienne sur le modèle romanesque français, voire sur d’autres genres littéraires qui se font l’écho de cette rencontre ou la préparent, l’atelier a permis de montrer l’importance de Shakespeare comme point focal d’une réflexion sur la porosité des genres littéraires ou leur irréductible séparation.

Il nous est donc rapidement apparu nécessaire d’élargir la perspective pour faire porter nos regards sur le romanesque envisagé comme catégorie transgénérique. Est considéré comme « romanesque » non seulement ce qui relève du roman, mais encore ce qui connote le roman hors du roman : des personnages, une intrigue, un style, des sentiments ou des idées, peuvent être qualifiés de « romanesques ». Sont également perçues comme romanesques des œuvres qui empruntent au roman certaines de ses caractéristiques archétypiques, comme la durée et l’organicité de l’univers construit. Le terme peut enfin prendre un sens péjoratif et disqualifier des systèmes de valeurs : est « romanesque » ce que l’on rejette dans le champ de l’extravagant, de l’invraisemblable ou de l’enflure propre à faire basculer dans un comique involontaire. Ainsi, la notion ne saurait-elle se limiter à un type de récit : elle engage au contraire une esthétique qui déborde largement sa terre d’élaboration pour toucher toutes les modalités de la vie des œuvres (lecture, écriture, critique et théorie littéraires).

Dès les premiers échos de ses pièces en France, au début du XVIIIe siècle[2], Shakespeare a été considéré comme un auteur dont les œuvres touchaient au romanesque. Voltaire et Prévost, les premiers écrivains d’envergure à discuter valablement des pièces de Shakespeare avant qu’elles ne soient à proprement parler diffusées en France[3], respectivement dans les Lettres philosophiques et dans Le Pour et Contre, partagent cette lecture. Voltaire remarque l’irrégularité[4] de ses pièces – caractéristique qui l’éloigne d’un théâtre français codifié pour le rapprocher du roman, qui se définit alors par la liberté formelle de sa composition. Les tragédies anglaises ont coutume, remarque encore Voltaire, « d’introduire de l’amour à tort et à travers dans les ouvrages dramatiques », ce qui les rapproche thématiquement du roman. Il tient même que le style « ampoulé » de Shakespeare n’est pas si éloigné qu’il pourrait paraître de la prose romanesque : à preuve, lorsqu’on tente de le traduire, « il est bien aisé de rapporter en prose les erreurs d’un poète[5] ». On notera cependant que l’inspiration shakespearienne de la Zaïre de Voltaire n’avait pas échappé à ses contemporains qui avaient, par ailleurs, pris sur la scène lyrique du goût pour un théâtre à la fois spectaculaire et romanesque bien éloigné de la rigueur d’un classicisme théâtral dont il ne faut pas exagérer la prévalence. La connaissance précoce de certaines caractéristiques sinon du théâtre shakespearien, du moins de la tragédie anglaise, postérieure à Shakespeare mais héritée de lui, n’est pas douteuse. Invoqué par Dubos dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, ce modèle, jugé, certes, excessif, est cependant présenté comme propre à permettre de réfléchir de manière critique la sagesse outrée de la tragédie française. Prévost, pour sa part, défend le « délire admirable » de Shakespeare et ses « imaginations extraordinaires » : « si l’on en passe aux mœurs, aux caractères, aux ressorts des passions et à l’expression des sentiments[6] », se dégage, selon lui, des pièces de Shakespeare, une indéniable « beauté ». Sa capacité à jouer sur « l’imagination et le sentiment » le range à côté de romanciers comme Richardson selon Prévost qui, dans l’avertissement à sa traduction des Mémoires pour servir à l’histoire de la vertu, déplore que Voltaire n’ait pas écrit ses grandes tragédies sous forme de romans sensibles, allant jusqu’à promettre qu’elles auraient été « [lues et relues] cent fois[7] ». Voltaire tient, à l’inverse, que Prévost aurait bien dû écrire des tragédies, « le langage des passions » étant « sa langue naturelle ». Si Voltaire et Prévost s’accordent sur la nécessité de restituer les « sentiments naturels », ils ne s’entendent pas sur le genre — tragédie pour l’un, roman sensible pour l’autre— qui peut le mieux exprimer les passions. C’est bien une question d’esthétique que pose ici le débat sur Shakespeare : celle de l’adéquation du sentiment et de la forme.

La référence à Shakespeare est alors le moyen de négocier avec ce qui vient de l’étranger et qui trouble la répartition des genres dans le paysage littéraire français, en même temps qu’elle témoigne de la méfiance à l’encontre d’un genre romanesque qui n’est pas contraint par les modèles antiques[8], comme de l’attrait à son endroit pour cette raison même[9]. Les critiques qui s’élèvent en France contre l’esthétique shakespearienne font ainsi écho aux critiques qui égratignent ou lacèrent le roman à la même époque. Tout se passe comme si la référence à Shakespeare accompagnait le tremblement des modèles génériques. L’étude des références – explicites ou implicites – à Shakespeare permet alors de tracer l’itinéraire d’une histoire du roman, à mesure que sa forme se transmue dans le temps et l’espace.

De honteuse et dissimulée au XVIIIe siècle, parce qu’elle renvoie à une esthétique souvent décriée et toujours discutée, l’influence de Shakespeare devient, au XIXe siècle, sous l’impulsion décisive – quoique non exclusive – de l’Allemagne, un véritable étendard pour les nombreux partisans d’une rupture avec le classicisme. L’œuvre du dramaturge anglais devient accessible dans de véritables traductions, plus ou moins fidèles à l’original. Maints manifestes revendiquent Shakespeare comme le modèle d’une nouvelle esthétique fondée sur l’irrégularité et l’abrupt[10]. Les dramaturges romantiques s’inspirent alors explicitement du maître anglais pour fonder le genre du drame. Mais c’est aussi l’influence d’un roman qui est à l’œuvre : dans Kenilworth (1821), dont Hugo tirera Amy Robsart, Walter Scott revisite Othello en même temps qu’il met en scène son auteur, dont il contribue grandement à faire l’inspirateur d’un renouveau artistique. Parallèlement, se développe dans le roman une vogue gothique qui emprunte également beaucoup – et de façon clairement revendiquée – à Shakespeare : à la variété et à la violence des passions qu’il met en scène avec exubérance, sans craindre le grotesque ou le surnaturel[11]. Les romanciers marqués par l’influence de Shakespeare deviennent alors légion : outre le passeur important que fut Nodier[12] pour la jeune génération romantique, on songera à Balzac, à Dumas, à Gautier, à George Sand, que suivront Flaubert, Huysmans, Proust, Gide, Aragon, Tournier et Yourcenar… Shakespeare et le romanesque se trouvent ainsi accéder conjointement à une authentique valeur et les références à Shakespeare, ainsi articulées entre elles, peuvent se lire comme la mise en roman de l’histoire des genres.

Ce numéro hors-série de la revue Romanesques entend donc engager à considérer Shakespeare comme nœud d’un débat souterrain qui permettra de saisir les esthétiques du romanesque dans leur labilité et d’envisager les phénomènes d’hybridation de différents genres littéraires.

À cet égard, toutes les contributions portant sur le contact des genres, des aires géographiques et des idées sont les bienvenues. Nous sollicitons des contributions de spécialistes de Shakespeare aussi bien que de spécialistes des questions d’esthétique ou de généricité (comparatistes, stylisticiens, etc.), sur une échelle qui s’étend du XVIIIe siècle au XXIe. Les contributions pourront s’inscrire, sans exclusive, dans les axes suivants :

1 – Romanesque shakespearien : réception, traductions et transpositions

La critique des œuvres de Shakespeare, de leurs représentations ou de leurs traductions, pourra constituer une première voie d’accès dans l’effort pour tracer les contours d’un romanesque shakespearien. On pourra se pencher sur les adaptions des pièces de Shakespeare en romans, voire en romans graphiques[13], aussi bien qu’étudier l’empreinte de ce modèle sur un corpus romanesque précis qui mettra en évidence la circulation des topoï (similarités des personnages ou des intrigues, convergence des tons, voire des styles, identité éventuelle des représentations morales, etc.). On interrogera le passage de ces éléments d’un genre théâtral au genre romanesque pour préciser les intentions et les modalités aussi bien que les effets de ce transfert. On pourra s’efforcer de préciser les relations qu’entretiennent théâtre shakespearien et roman en étudiant leur médiatisation par d’autres arts (l’opéra, la peinture ou le cinéma...) qui tantôt mettent en exergue, tantôt masquent, tantôt encore écartent résolument ce que la réception des œuvres du dramaturge anglais tient ou a tenu pour romanesque. On pourra, en étudiant des traductions de Shakespeare qui se veulent ou se prétendent fidèles, examiner en quoi elles recourent, intentionnellement ou non, à un style qu’il est permis de dire « romanesque »,  ou encore, en étudiant des traductions postérieures qui s’écartent sciemment des textes originaux, situer les choix de leurs auteurs relativement à une esthétique du romanesque dont on précisera les contours.

2 - Références à Shakespeare et réflexions sur le roman

Au-delà de ces jeux de reflets ou de transpositions, la référence métacritique à Shakespeare, qu’elle soit avouée voire appuyée ou, au contraire, masquée voire occultée, dessine un parcours dans des œuvres qui se situent, qu’elles soient ou non romanesques elles-mêmes, dans l’horizon du roman. On pourra à cet égard étudier ce que disent ou ne disent pas les référence à Shakespeare dans des paratextes ou dans des textes critiques (périodiques, journaux, etc.) qui interrogent, explicitement ou non, la définition des genres et l’idée même de généricité. Si la référence shakespearienne a été largement réclamée par le roman, c’est sans doute en raison de sa bâtardise originelle et de la dépréciation de son rang dans la hiérarchie des genres. L’extranéité de l’influence shakespearienne — nationale : de l’Angleterre à d’autres pays, ou générique : du théâtre à d’autres genres— servirait alors à dire l’impossible pureté des genres littéraires.

3 - Philosophie du théâtre, philosophie du roman : l’esthétique de la « nature »

Les débats dont l’esthétique shakespearienne est le centre concourent aussi à mettre sur la sellette des questions et des désaccords d’ordre philosophique. Détracteurs et défenseurs de Shakespeare s’affrontent, dès les années 1730, sur la question de savoir si le style de Shakespeare est « hors de la nature » ou s’il est propre, à l’inverse, à exprimer les sentiments naturels. Ces dissensions, parfois violentes, engagent une réflexion sur l’esthétique des genres littéraires et interrogent leurs contemporains comme elles nous interrogent sur l’idée même de cette « nature » dont le théâtre shakespearien est censée être le miroir, aussi bien que sur l’identité du genre — roman ou théâtre — qui doit et peut nous en représenter adéquatement l’image.

 

                Les articles, qui devront comporter approximativement 35000 signes et être rendus au plus tard le 1er novembre 2016, constitueront, après examen des contributions par le comité lecture de la revue,  un numéro hors-série de Romanesques[14].

Les propositions de contribution, accompagnées d’un résumé succinct de l’article projeté ainsi que d’une brève auto-présentation, seront envoyées au plus tard le 23 avril 2016 aux trois adresses électroniques suivantes :< isahautbout@gmail.com>, > et < camille.guyon-lecoq@u-picardie.fr> .

 

 

 

 

[1]http://www.romanesques.fr/colloques-passes/2014-shakespeare-et-le-roman/

[2] Dès 1717, la Dissertation sur la poésie anglaise parue dans le Journal littéraire consacre une dizaine de pages à Milton et autant à Shakespeare. Y apparaissent déjà la plupart des critères d’appréciation qui nourriront les critiques ultérieures.

[3] Si la diffusion proprement dite de Shakespeare en France, en dehors de quelques adaptations de Laplace, ne commence guère avant 1769 avec les imitations de Ducis et, surtout, avec le Shakespeare traduit de l’anglais de Le Tourneur paru en 1776, reste que Voltaire, par exemple, l’avait tôt admiré à Londres, même s’il faut admettre qu’il reviendra ensuite de son enthousiasme premier.

[4] Voltaire, Lettres philosophiques, éd. Olivier Ferret et Antony McKenna, dix-huitième lettre : « Sur la tragédie », Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 138-142.

[5] Ibid., p. 139.

[6] Le Pour et Contre, t. XIV, nombre CXCIV, Paris, Didot, 1738, p. 33.

[7] Prévost, Œuvres de Prévost, dir. Jean Sgard, t. VII, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1985, « Avertissement des Mémoires pour servir à l’histoire de la vertu », p. 380.

[8] Germaine de Staël comme aussi Stendhal le feront valoir pour lui accorder une liberté formelle interdite au théâtre.

[9] Sans que, pour autant, cette liberté revendiquée soit forcément rapportée à l’absence de modèles antiques. On verra ainsi un certain nombre de Modernes s’autoriser du double modèle du roman grec de l’antiquité tardive d’une part, et de la satura latine, de l’autre, pour nourrir l’idée d’un romanesque en liberté. On verra les mêmes, et plus tard Voltaire soi-même, s’autoriser du modèle de la tragédie grecque conçue comme l’ancêtre lointain de l’opéra spectaculaire pour justifier au théâtre tragique une liberté bien éloignée d’un modèle classique jugé corseté et finalement très infidèle à l’antiquité.

[10] On pense aux écrits de Schlegel, Herder, Chateaubriand, de Staël, Nodier, Stendhal, Vigny, Hugo, Guizot…

[11] Ainsi, entre maints exemples, Le Château d’Otrante d’Horace Walpole (1764) est-il largement démarqué d’Hamlet et de Macbeth.

[12] On retiendra ici, conjointement, sa réflexion sur la légitimité d’un mélodrame conçu comme facteur de rénovation de l’art dramatique et la profondeur des analyses qu’il consacra à Shakespeare à l’orée du XIXe siècle.

[13] Les adaptations de Shakespeare en bande-dessinée sont légion, des comic books éducatifs aux romans graphiques en passant par les mangas. Reste à distinguer, dans ce qui constitue généralement une entreprise d’illustration et de vulgarisation, les œuvres qui opèrent un véritable transfert générique en exploitant les ressources propres à la bande dessinée pour transcrire les intrigues et les atmosphères shakespeariennes en un nouveau langage. 

[14] http://www.romanesques.fr/collection/les-numeros/