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Conf. de R. Chartier, «Matérialité du texte et horizon d'attente : concordances ou discordances?» (Séminaire Tigre, ENS)

Conf. de R. Chartier, «Matérialité du texte et horizon d'attente : concordances ou discordances?» (Séminaire Tigre, ENS)

Publié le par Marc Escola (Source : Evanghelia Stead)

Séminaire TIGRE

Matérialité, lecture et réception

7 novembre 2015

salle Dussane

 

Roger Chartier (Collège de France), «Matérialité du texte et horizon d'attente : concordances ou discordances?»


La réflexion proposée trouve son origine dans la confrontation de deux notions qui ont profondément transformé notre approche de la culture écrite. La première est celle de la « matérialité du texte » telle qu’elle été définie dans un article devenu classique, « The Materiality of the Shakesperean Text », publié en 1993 par Margreta De Grazia et Peter Stallybrass. Leur cible était double. Leur critique portait, d’abord, contre les approches strictement formalistes, celles du « New Criticism » ou de la « Nouvelle critique », qui considèrent les textes  comme des structures linguistiques dont le fonctionnement est tenu comme tout à fait indépendant des modalités matérielles de l’écrit. La seconde cible, plus récente alors, était  le « New Historicism » qui  historicise les relations ou « négociations »  entre les discours et pratiques du monde social et les œuvres littéraires mais sans pour autant rendre compte d’une historicité première : celle des formes d’inscription et de publication des  textes eux-mêmes. Le concept de « matérialité du texte » vise donc à surmonter l’opposition classique mais trompeuse entre, d’un côté, l’œuvre et,  de l’autre, le livre ou l’objet imprimé. Mais pour autant ces formes typographiques contraignent-elles les lecteurs sans leur laisser diverses possibilités d’interprétation ? Le soutenir serait déplacer sur la matérialité du texte, tenue pour impérieuse, le pouvoir que  la critique structuraliste attribuait à la toute puissance linguistique. Pour éviter ce risque il est sans doute nécessaire de faire retour sur les propositions qui ont voulu donner à la lecture un rôle fondamental dans le processus de production du sens. Au sein de la critique littéraire des années soixante et soixante-dix du XXe siècle le dilemme était le suivant : comment dans l’analyse libérer les lecteurs de la soumission obligée aux intentions de l’auteur ou à la machinerie linguistique du texte sans pour autant basculer dans un inventaire infini de la diversité des lectures ?  Dans la perspective de l’esthétique de la réception, c’est le concept d’ « horizon d’attente » qui  doit permettre de surmonter la difficulté. Pour Hans Robert Jauss, il désigne les catégories esthétiques partagées auxquelles les œuvres généralement se conforment mais que les plus provocantes d’entre elles transforment profondément.  La reconstitution des « horizons d’attente » des lecteurs doit ainsi rompre avec l’évidence d’un « sens objectif, une fois pour toutes arrêté, immédiatement accessible en tout temps à l’interprète ». Si les lectures ne peuvent pas être déduites des textes et le lecteur identifié avec celui attendu par les auteurs ou les éditeurs, elles sont néanmoins situées dans un ensemble de conditions de possibilité définies dans chaque moment historique par les stratégies d’écriture, la matérialité même des textes et les catégories des diverses communautés d’interprétation.  Comprendre comment, en des temps et des lieux différents,  pour des genres et des publics divers, se croisent ces contraintes imposées et les libertés qu’elles permettent ou proposent est la question que voudrait poser cette conférence.