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Sembène Ousmane, artiste-militant (Dakar)

Sembène Ousmane, artiste-militant (Dakar)

Publié le par Romain Bionda (Source : Edoardo Cagnan)

Premier colloque international de l'Association Sembène Ousmane
14-15 juin 2018

L’Association Sembène Ousmane a été fondée le 19 juin 2018 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar : elle a pour but d’assurer le rayonnement de l’œuvre du romancier et cinéaste sénégalais en organisant des activités scientifiques et culturelles, et en diffusant des documents permettant d’approfondir la connaissance de l’auteur, de son travail et de son contexte. À l’occasion du douzième anniversaire de la mort de l’Aîné des anciens, et un an après sa création, l’Association Sembène Ousmane entend organiser son premier colloque international, qui se tiendra les 14 et 15 juin 2019 à l’UCAD (Dakar).

« Pour ce qui est des écrivains, on ne peut que leur demander de nous exprimer la réalité et la vérité. Et qu’ils le fassent très bien. Mais je ne pense pas qu’une œuvre littéraire doive être une pancarte d’un défilé du 1er Mai. La vie des hommes est si complexe... Moi, ma mission, c’est d’être toujours fidèle à la réalité et d’essayer de pousser les hommes à réfléchir sur leurs conditions d’existence », Sembène Ousmane, Le Soleil, 17 novembre 1993.

 

De retour au Sénégal en 1960, après avoir milité activement au sein des syndicats et des partis de gauche pendant sa jeunesse, Sembène Ousmane fera de son travail artistique l’expression privilégiée de son engagement : « Je ne milite dans aucun parti, je milite à travers mes œuvres »[1]. Dès lors, assez distant des débats qu’il jugeait trop théoriques comme la Négritude, mais sensible à la cause des travailleurs (le marxisme), des peuples colonisés (Memmi et Fanon) et des femmes, il développe une conception utile de l’Art : « À l’écrit comme à l’écran, ses soucis majeurs d’artiste furent la représentation authentique des peuples d’Afrique et une description sans compromis des luttes résumant leur mode de survie au quotidien »[2]. Or, selon la conception sembénienne, si l’Art peut se rendre effectivement utile, c’est parce que l’artiste choisit de mettre sa liberté intellectuelle au service des autres : « Je pense que le créateur – pas seulement l’écrivain : le peintre, le cinéaste... – exprime son époque. Il est, dans le sens le plus noble, celui qui combat toute forme d’injustice, que cela soit sur le plan collectif ou individuel, puisque le créateur n’a reçu mandat d’aucun clan, d’aucun groupe, et que c’est par sa propre conscience qu’il pose les problèmes de sa communauté. Si c’est cela l’engagement, il n’y a pas de créateur non engagé »[3].

Foncièrement contestataire, comme le suggère le nom de sa maison à Yoff (Gallé Ceddo, soit « celui qui refuse »), Sembène semble animé par « une double exigence, la nécessité de préserver son individualité tout en étant présent au monde »[4]. C’est sans doute grâce à ce souci éthique, rester libre et ne pas trahir la complexité du réel, que ses œuvres s’écartent de toute forme de manichéisme idéologique : du côté esthétique aussi, elles se rangent assez mal sous l’étiquette du « réalisme socialiste » à cause, par exemple, de l’épaisseur psychologique des personnages et de ces conclusions, le plus souvent ouvertes, qui suscitent chez le lecteur de nouveaux questionnements plutôt que de lui indiquer un chemin à suivre. Il se montre également conscient du fait que ses œuvres parlent à un public hétérogène, non pas pour répandre une doctrine, mais pour le sensibiliser à une cause, faire circuler des idées et pointer des problèmes sociaux : « Je tiens compte du fait que, quand j’écris, je m’adresse à une multitude de gens et je décris souvent la vie de celui qui n’est pas de mon bord. Faut-il alors en faire un porte-drapeau ? J’ai toujours condamné la littérature de 1er Mai, de pancarte, et que cela soit au cinéma ou ailleurs. [...] Cela ne veut pas dire que je renonce à mon idéal, mais je dois amener les gens à une autre compréhension de notre société et à leur volonté de changement »[5].

Bien que la question de l’engagement de Sembène ne soit pas nouvelle pour la critique, on sait qu’elle continue de poser quelques problèmes : d’une part, on connaît encore de manière sommaire le rôle qu’a joué l’artiste-militant dans les mouvements politiques et dans les institutions culturelles ; de l’autre, son œuvre est parfois simplifiée au moyen de notions extrinsèques ou décrite à travers un répertoire thématique trop superficiel. Ce colloque souhaite offrir aux chercheurs l’occasion de réfléchir, de manière méthodique et collective, sur les choix d’écriture et de mise en scène qui permettent à l’auteur de se positionner. En favorisant les perspectives interdisciplinaires et les nouvelles approches développées par les sciences humaines, le colloque nourrit l’ambition de comprendre les ressorts de l’esthétique sembénienne en la situant dans son contexte historique et en montrant son positionnement dans le champ artistique de l’Afrique de l’ouest au fil des époques, pour comprendre l’héritage laissé au monde contemporain.

Dans ce cadre, nous proposons trois axes de recherche non exhaustifs :

Axe I – Une vie de combats

D’abord tirailleur dans l’Armée coloniale, puis docker à Marseille, Sembène a pu voir de près les méfaits du racisme et du capitalisme, ce qui a aiguisé sa conscience politique, au point de s’inscrire au PCF et à la CGT : son rôle politique, le milieu qu’il a fréquenté et surtout le rôle que ce milieu a joué dans ses œuvres pourraient être explorés davantage par les biographes et les littéraires. En effet, si nombre de ses œuvres, aussi bien historiques (Camp de Thiaroye) que d’inspiration autobiographiques (Le Docker noir), reflètent les conflits d’une époque[6], on s’est rarement penché sur l’influence qu’a pu exercer sur elles la formation reçue par Sembène dans les bibliothèques et les cercles des syndicats pendant les années 1950.

Il faudrait s’intéresser également à la période qui fait suite au retour au Sénégal, puisque la fin de la colonisation n’était que le début des questions postcoloniales : on pense notamment aux réserves de Sembène à l’égard de la nouvelle bourgeoisie sénégalaise (Xala) et de la politique de Senghor (Le Dernier de l’Empire). De plus, ce colloque pourrait être l’occasion de replacer la figure de Sembène dans le contexte politique et culturel : comme l’ont montré récemment Kassé et Diop, il est resté proche de certains milieux militants comme le PAI et a été au centre de plusieurs institutions culturelles, comme le FESPACO et la CINSEAS, afin de soutenir de manière durable les productions artistiques ouest-africaines[7] ; enfin, on ne saurait oublier l’aventure éditoriale de Kaddu, le premier journal en wolof, codirigé avec Pathé Diagne.

Axe II – Histoire et symboles

La nouvelle « Face à l’Histoire » (Voltaïque), de par la polysémie du mot « histoire », pose la question du rapport entre la réalité et la fiction. L’œuvre, soit-elle littéraire ou cinématographique, répond chez Sembène à une double exigence, celle de représenter fidèlement le réel, mais aussi celle d’envisager une alternative qui soit reçue de manière critique par le public, jusqu’à constituer un vecteur de changement dans le continent africain : « Mieux que les discours politiques ou les écrits des journalistes, les films de Sembène travaillent l’opinion dans le sens d’une prise de conscience sur la réalité africaine »[8].

Il s’agit donc de « refuser de céder le terrain de la tradition et du passé aux conservateurs et aux “négrologues” qui en feraient un musée incapable de donner des réponses aux problèmes actuels (voire de mieux les comprendre). C’est aussi un effort constant de cerner les formes que prenait l’injustice à travers l’histoire. Imaginer autrement le passé et la tradition »[9]. La complexité et la richesse de l’Art, qui en font la valeur constituante pour toute société[10], permet aussi bien de réécrire l’Histoire, en s’opposant au discours colonial, que de créer de nouveaux modèles face au retour à la tradition ou à l’assimilation des pratiques du monde globalisé : une lecture sémiotique des œuvres montrerait bien la volonté de Sembène de façonner une nouvelle modernité africaine par le discours[11].

Axe III – Langues et langages

Ces réflexions sur le positionnement polémique de Sembène et sur les enjeux de la fiction peuvent être prolongées jusqu’à l’analyse de ce qui constitue le matériau même des œuvres, à savoir la langue et le médium. Rien de cela n’est en effet le fruit du hasard chez le romancier et cinéaste sénégalais : le choix d’une langue ou d’un style correspond, de manière presque performative, à une prise de position. Le français stéréotypé dit « petit nègre » de Diouana (La Noire de...) dénonce la subalternité linguistique du personnage, dont la vie intérieure ne peut exister que par la fiction du discours indirect libre (dans la nouvelle) et de la voix-off (dans le film)[12], alors que « dans Camp de Thiaroye, le français tirailleur fictionnel envahit le film, il devient la norme à l’aune de laquelle les autres variétés vont être mesurées en termes d’écart. Dès lors il perd tout pouvoir de stigmatisation de ses locuteurs »[13]. En revanche, le choix de tourner en wolof son deuxième long-métrage, Manda bi, montre à la fois le désir de s’adresser directement à son peuple[14] et l’ambition de renouveler le champ artistique africain, capable de s’affranchir des langues coloniales, un changement qui n’épargnera pas, plus tard, la production littéraire[15]. Des lectures intersémiotiques devraient pouvoir éclaircir aussi les phénomènes de coprésence et de mise en abyme des autres arts (notamment la musique, la peinture et la photo) dans les œuvres sembéniennes[16].

De manière analogue, le choix du médium et notamment la partielle conversion de la littérature au cinéma témoignent de la volonté de Sembène d’atteindre un public plus vaste en popularisant son Art et en contournant l’écueil de l’analphabétisme[17]. Pourtant, le cinéma subit d’autres contraintes : la quasi-absence de salles en Afrique (plus criarde aujourd’hui) et le besoin de financements importants, soumis le plus souvent aux ambitions du pouvoir politique[18]. Face à ce double constat et en dépit des limites, Sembène parvient à exploiter les essors de chaque médium pour se ménager une place dans le champ artistique.

Direction scientifique

André-Marie DIAGNE-BONANÉ (UCAD), Edoardo CAGNAN (Sorbonne-McGill), avec la participation de Maguèye Kassé (UCAD).

Comité scientifique

Mamadou BA (UCAD, Sénégal)

Marie-Jo BOURDIN (Centre Minkowska, France)

Souleymane Bachir DIAGNE (Université Columbia, États-Unis)

Andrée-Marie DIAGNE-BONANÉ (UCAD, Sénégal)

Mbaye DIOUF (Université McGill, Canada)

Carole EDWARDS (Texas Tech University, États-Unis)

Claude FOREST (Université de la Sorbonne-Nouvelle, France)

Maguèye KASSÉ (UCAD, Sénégal)

Amadou LY (UCAD, Sénégal)

Ibrahima NDIAYE (UCAD, Sénégal)

Sada NIANG (Université Victoria, Canada)

Justin OUORO (Université de Ouagadougou, Burkina Faso)

Felwine SARR (Université Gaston Berger, Sénégal)

Cristina SCHIAVONE (Université de Macerata, Italie)

Omar SOUGOU (Université Gaston Berger, Sénégal)

Kalidou Seydou SY (Université Gaston Berger, Sénégal)

Cécile VAN DEN AVENNE (Université de la Sorbonne-Nouvelle, France)

Ibrahima WANE (UCAD, Sénégal)

Calendrier prévisionnel

Les propositions de communication (titre et résumé de 400 mots environ), suivies d’une courte biobibliographie de l’auteur, seront reçues en fichier Word à l’adresse de l’Association Sembène Ousmane (associationsembeneousmane@gmail.com) jusqu’au 15 janvier 2019. Le comité scientifique procédera à la sélection des propositions et les auteurs seront contactés autour du 15 février 2019.

Les communications, d’une durée de 20 minutes suivies de discussion, pourront être prononcées en français ou en anglais. La version écrite des communications est attendue pour le 15 octobre 2019 : ces textes, suite à une deuxième évaluation de la part du comité scientifique, feront l’objet de la publication, fin 2019, du premier numéro de la revue Cahiers Sembène Ousmane, dirigée par Mbaye Diouf (Université McGill).

Pour plus de renseignements, nous vous invitons à consulter le site internet de l’Association Sembène Ousmane (www.associationsembeneousmane.com) ou à nous contacter par courriel à l’adresse associationsembeneousmane@gmail.com

Premier festival sembénien

Pendant la semaine allant de l’anniversaire de la mort de Sembène (le 9 juin) et la date de clôture du colloque (le 15 juin 2019), l’Association souhaite organiser le premier festival sembénien. Quelques lieux de la ville de Dakar seront animés par une rétrospective des films du cinéaste sénégalais, accompagnés de conférences, tables-rondes et débats, et par une sélection de courts et longs-métrages de cinéastes contemporains dont le travail présente des affinités avec l’héritage laissé par l’Aîné des anciens, tout en montrant un renouveau du septième art dans le continent africain.

 

[1] Entretien réalisé par Dakar-Matin, le 12 avril 1966.

[2] Samba Gadjigo et Sada Niang (dir.), Présence francophone, n˚ 71, Ousmane Sembène cinéaste, 2008, p. 5-6.

[3] Ousmane Sembène, « Comme un aveugle qui retrouve la vue », propos recueillis par N. Haïdar, M. Kane et A. L. Sall, Le Soleil, dossier « Arts & Lettres », le 10 juillet 1981.

[4] Boubacar Boris Diop, « Ousmane Sembène ou l’art de se jouer du destin », in Th. I. Dia (dir.), Africultures, n˚ 76, Ousmane Sembène (1923-2007), 2009, p. 22.

[5] Ousmane Sembène, art. cit. (1981).

[6] Bruno Bové, « Sembène Ousmane (1923-2007), une vie », », in Th. I. Dia (dir.), op. cit., p. 28-49.

[7] Mag Maguette Diop, Mag Maguette, Cinéma sénégalais : Sembène Ousmane, le précurseur et son legs, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Harmattan Sénégal », 2017.

[8] Paulin Soumanou Vieyra, Sembène Ousmane, cinéaste. Première période 1962-1971, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 161.

[9] David Murphy, « Un autre monde est possible : création et résistance dans l’œuvre d’Ousmane Sembène », in S. Gadjigo et S. Niang (dir.), op. cit, p. 43.

[10] Frédéric Cossutta et Dominique Maingueneau, « L’analyse des discours constituants », Langages, n˚ 117, 1995, p. 112-125.

[11] Phyllis Taoua, « Le rendez-vous d’Ousmane Sembène avec la modernité africaine », Études littéraires africaines, n˚ 10, Ousmane Sembène, 2010, p. 8.

[12] Rachael Langford, « Black and White in black and white. Identity and cinematography in Ousmane Sembène’s La Noire de... (1966) », Studies in french cinéma, Vol. 1, 2017, p. 15.

[13] Cécile Van Den Avenne, « Reprise et détournement d’un stéréotype linguistique : les enjeux coloniaux et postcoloniaux de l’usage du “petit nègre” dans la littérature africaine », in Lise Gauvin at al., Littérature francophones. Parodies, pastiches, réécritures, Paris, ENS éditions, coll. « Signes », 2013, p. 274.

[14] Louis Ndong, « Entre le wolof et le français : le cas de la nouvelle Le Mandat et du film Manda bi », in Ph. Taoua, op. cit., p. 45.

[15] Xavier Garnier, « Pour une géocritique des littératures en langues africaines », Etudes littéraires, Vol. 46, n˚ 1, Géographies transnationales du texte africain et caribéen, 2015, p. 27.

[16] Anthère Nzabatsinda, « Les figures de l’artiste dans le récit d’Ousmane Sembène », Études françaises, Vol. 31, n˚ 1, 1995, p. 51-60.

[17] Boniface Mongo Mboussa, « Sembène Ousmane et la question de l’oralité », Présence Africaine, n˚ 179, 2009, p. 153.

[18] Edoardo Cagnan et Mbaye Diouf, « Défis circulatoires de Moolaadé d’Ousmane Sembène : un paradoxe postcolonial ? », in F. Naudillon et V. Bouchard (dir.), Diffusion et distribution des cinémas d’Afrique et du Levant (à paraître en janvier 2019).