Collectif
Nouvelle parution
S. Badir & D. Ducard (dir.), Roland Barthes en cours (1977-1980) : un style de vie

S. Badir & D. Ducard (dir.), Roland Barthes en cours (1977-1980) : un style de vie

Publié le par Florian Pennanech

Sémir Badir & Dominique Ducard, Roland Barthes en cours (1977-1980) : un style de vie, Dijon : Éditions universitaires de Dijon, coll. "Écritures", 2009, 160 p.

  • ISBN-13 : 978-2-915611-22-9
  • Prix : 18 €

Présentation de l'éditeur :

Pendant 4 ans, Roland Barthes donne au Collège de France une série de cours et de séminaires, publiés après sa mort. C'est à cet aspect singulier de l'oeuvre de Barthes que s'intéresse ce collectif, qui interroge tout d'abord le statut ambigu de ces « cours », à mi-chemin de l'oral et de l'écrit, de l'analyse universitaire et de l'auto-analyse, avant de se pencher sur les objets privilégiés de Barthes comme le « neutre » ou le mythique « roman » qui ne verra jamais le jour.

À la lumière de ces Cours, on comprend ce que fut la « sémiologie littéraire » de Barthes, et l'on découvre sous un nouveau jour ses grands essais critiques.

Sommaire :

Introduction

Sémir Badir et Dominique Ducard, Retour à Barthes

Du « cours »…

DominiqueDucard, Une forme de présence. Entre ladistance frappée de la chose écrite et lapression poétique de la chose parlée

HermanParret, La saveur dans les cours au Collège de France

Alain J.J.Cohen , Anamorphoses de la parole. Plaisir du texte / plaisir de laparole

Julia Ponzio, Le rythme et les nuances : la dimension musicale du texte

LucyO'Meara, Atonalité et tonalité : une interprétation des cours au Collègede France

Guillaume Bellon, Trace et tracé: le cours entreécriture et parole

YvesJeanneret, Métamorphoses médiatiques et résurrections de l'auteur

... aux Cours

Comment vivre ensemble

Diana Knight, « Sauf quand le soir tombe » : ensemble etseul dans Comment vivre ensemble

Sabine Hillen, Suspendre l'événement, aimer la marge. La solitude selon Barthes

Le Neutre

Augusto Ponzio, Le Neutre et l'écriture ante litteram

Neil Badmington, L'encroyable Roland Barthes

La Préparation du Roman

NicolasBonnet, Le destinataire des derniers cours

AndyStafford, Préparation du Romanesquedans le Sarrasine de Roland Barthes

Envoi

SémirBadir, Barthes sémiologue

Introduction :

Sémir Badir, F.N.R.S.,Université de Liège

Dominique Ducard,Université Paris 12-Val de Marne


Roland Barthes entre au Collège de France en janvier 1977 pour y occuper une chaire de sémiologie littéraire. Durant les quatre années passées dans cette institution, il va assurer quatre cours et trois séminaires. Mais ces cours n'avaient pas laissé d'autres traces publiques que les résumés annuels et seuls circulaient les notes personnelles et les souvenirs de ceux qui ont eu la chance d'en être les auditeurs. En novembre 2002, les éditions du Seuil créent l'événement en publiant, sous la direction d'Éric Marty, les notes, très élaborées et très complètes, que Barthes a rédigées en vue de ces enseignements. Ce sont d'abord les cours et séminaires des années 1976-1977 (Comment vivre ensemble) et 1977-1978 (Le Neutre) qui connaissent ainsi une seconde naissance, suivis en novembre 2003 par la publication en un volume des notes de cours des années 1978-1979 et 1979-1980, tous deux consacrés à La Préparation du Roman.  Parallèlement, les enregistrements sonores de ces cours sont mis à la disposition du public sous forme de documents MP3.
Un quart de siècle sépare donc ces notes de cours de leur édition, alors que l'oeuvre écrite (et publiée, pour la plus grande part, du vivant de Barthes) n'entretient aucun lien direct de dérivation avec les cours. Un premier colloque en 2005 a rassemblé, au Centre de linguistique et sémiotique d'Urbino , des chercheurs de toutes disciplines — théorie et critique littéraires, linguistique, sémiotique, histoire, anthropologie, psychanalyse… — qui étaient invités à questionner la réception de ces notes de cours, dans leur actualité éditoriale et théorique. C'était aussi un retour sur la place de Barthes, sa méthode et son enseignement, sa manière de faire et son style. Un autre colloque, à Gand, fut organisé l'année suivante, qui était aussi un retour à ces questions : Roland Barthes après coup / retroactively. Cet ouvrage n'est pas une publication des actes, même partielle, de l'un et de l'autre mais une composition originale, réalisée à partir de certaines des communications, rassemblées en un essai collectif. Des spécialistes italiens, anglais, belges, français, se sont retrouvés autour de cet objet particulier que forment les trois cours du Collège de France. Tous ont réagi, comme le souhaitait Barthes, à ce qui ravive les problèmes que ces textes soumettent à notre réflexion, à notre actualité, à notre sensibilité, en les éclairant des leçons que nous pouvons en tirer. La première interrogation, commune à tous les auteurs, porte sur ce qu'est un « cours », tel que nous le découvrons dans le double format d'édition qui est le sien, donné à entendre ou à lire. Interrogation redoublée par la conscience aiguë de Barthes lui-même,  largement exposée, sur ce qui opère dans le passage de la parole à l'écrit, sur les formes multiples du texte, sur la formation même de sa réflexion et ses registres variées, sur sa conversion en style par l'écriture, sur ce qu'il en advient dans ce qui est dit. Nous avons ainsi regroupé dans une première partie les articles qui entrent directement dans cette problématique. Celle-ci n'est pas absente des autres articles, qui font suite, mais ces derniers portent davantage sur les sujets développés dans les trois cours et sur la façon dont ils sont non seulement étudiés, documentés, commentés, mais aussi toujours incarnés par un homme attaché — coeur et corps liés — à sa quête intellectuelle.

Disant son cours, Barthes se place entre la parole vive, proche et sans apprêt, et l'écrit, qui arrête et distancie. Parole, écrit, écriture, mais aussi voix, inflexion, transcription, notation, sont autant de termes qui lui ont servi, par auto-réflexion, à différencier des modalités du langage et des formes de présence, à soi et à l'autre. Dominique Ducard s'immisce dans les propos de Barthes pour en dégager ce qui est à la fois un projet sémiologique visant « la pensée du corps en état de langage », un souci éthique et un style de vie : pas de pensée sans affect et pas de rapport autre qu'amoureux, dans le plaisir ou la souffrance. L'idéal philosophique qui nous est proposé, pour la vie intellectuelle comme pour la vie sociale, apparaît ainsi soutenu par un « principe de délicatesse », nommé « la douceur », contre toute tentative conceptuelle désensibilisée.
L'on comprend, à cet égard, qu'Herman Parret puisse dénommer Barthes « l'homme des saveurs ». Il interroge cette saveur qui fait de la culture un art de vivre et de la vie un culte du sensible. La saveur est exaltée en jouissance et l'affect devient alors le signe médiateur entre la sensorialité et l'intelligence. C'est dans l'affect que le langage doit se ressourcer pour atteindre la « vérité du sujet ».
Mais comment entendre la « vérité du sujet » Barthes ? Les séances du séminaire sur Le Neutre formeraient-elles une suite de séances d' « auto-analyse », procédant d'une « libre association » du « je » écrit / parlé, et une invite, pour le lecteur et par transfert, à une écoute psychanalytique ? C'est l'hypothèse et la position adoptées par Alain J.-J. Cohen, qui file le trajet anamorphique de la souffrance du deuil déclinée en affects, à travers les excursions littéraires de Barthes. Le séminaire sur le Neutre se termine par l'évocation du sourire léonardesque, image du sourire maternel sur laquelle reste le lecteur-analyste, point final de ce qui n'en finit jamais.
En écho à ce qui insiste dans le discours, pour une oreille de psychanalyste, Julia Ponzio note que la répétition est un thème central dans La Préparation du Roman. Elle  oppose à la « répétition cyclique » ou « répétition continue » une « répétition instantanée, sans développement » ou « répétition discontinue ». Elle associe cette dernière au punctum de la photographie comme au haïku, dont Barthes traite par ailleurs, et retrouve ainsi l'opposition entre sens obvie et sens obtus. La répétition inhérente à la mise en rapport effectuée dans le punctum de la photographie et dans le tilt du haïku est une articulation de signifiants selon des positions, ce qui en détermine le rythme. Elle est la répétition formelle qui donne à l'écriture sa dimension musicale.
De musique encore il est question, comme le développe Lucy O'Meara, avec le rapport métaphorique intime qu'elle entretient, pour Barthes, avec la matière littéraire. Son déploiement historique en musique tonale, puis sérielle, enfin atonale, sert d'appui pour l'argumentation des qualités de l'oeuvre ouverte et du texte polysémique, comme Eco en a montré la voie. Les Cours sont l'occasion de conduire la pratique d'écriture selon la métaphore musicale, les figures, avec leur disposition aléatoire, présentant autant de « sons coupés de toute mélodie » ou encore des « motifs d'une musique planante ». Toutefois, c'est son goût pour la musique romantique, celle de Robert Schumann, que Barthes finit par rendre solidaire de son parcours, dans une mélancolique réflexion sur l'utopie antérieure : un goût pour l'inactuel, qui se manifeste aussi bien dans la musique que dans la littérature ou dans l'écriture, et qui l'isole de ses contemporains.
Revenant sur la rapport oral / écrit, Guillaume Bellon procède à une étude comparative entre les textes publiés, les manuscrits, les notes de cours au Collège de France et les enregistrements oraux de ces mêmes cours. Il est amené à établir, à la manière d'un topographe, les puissances et les limites de l'écriture. Il montre comment, dans les cours, Barthes a sacrifié l'écrit au nom d'une écriture vive, c'est-à-dire tout à la fois vivante et vécue dans l'instant de la profération, comment l'écrivain en lui a fait abnégation au profit de l'enseignement, sinon même au profit de la lecture que nous en faisons aujourd'hui.
Yves Jeanneret pointe, à partir de notre réception, le statut incertain de ce que l'on nomme le « cours » en se plaçant au centre d'un « triangle de questions » : celle de la construction de la figure littéraire de l'auteur, celle de l'énonciation éditoriale, celle de la transformation médiatique des textes. Attentif à toutes les dimensions du texte, entendu comme ce qui circule d'une situation à une autre, Barthes a non seulement commenté les changements et déplacements qui « dénaturent » celui-ci mais il les a lui-même mis en scène dans une « pratique de communication » allant contre « l'ordre du discours ». Une autre figure de l'auteur en ressort. Les choix et les discours éditoriaux concernant les « cours », confrontés aux objets et aux pratiques en jeu, mettent en relief les enjeux imaginaires et idéologiques de toute médiatisation.

Reprenons donc la lecture des Cours, dans leur succession chronologique et selon la forme textuelle qui leur a été donnée par la publication, pour les interprétations qu'ils suscitent.
Diana Knight étudie les figures du vivre ensemble et du vivre seul comme elles sont thématisées dans le premier cours au Collège de France mais aussi comme elles transparaissent déjà, par exemple, dans une étude consacrée à L'Île mystérieuse de Verne et comme les essais autobiographiques, de l'Esquisse d'une société sanatoriale au Roland Barthes par Roland Barthes, en font des figures de réflexion sur les frontières de la vie.
Comment trouver la bonne distance entre retrait et participation, éloignement et proximité pour « vivre ensemble » selon un rythme commun qui ménage une marge à l'individu ? Sabine Hillen, de son côté, suit Barthes dans sa réflexion sur l'idiorrythmie, où s'affirme le rêve d'un « socialisme des distances » et une nouvelle forme de sociabilité. Cette mesure est également celle à prendre entre soi et autrui, dans le langage même, ce « balancement entre solitude et dialogue », aussi entre l'expérience de l'auteur et son autre qu'est le personnage ou le lecteur, entre l'écriture intime et la rhétorique de la confrontation.
À la lecture du Neutre, on pourrait croire la notion de neutre sans tradition, excepté dans le domaine, plutôt technique, de la linguistique structurale. C'est à tisser la trame de cette tradition perdue et retrouvée que s'attelle Augusto Ponzio, convoquant tour à tour des philosophes : Gilles Deleuze, Maurice Blanchot, Søren Kierkegaard, Emmanuel Lévinas, Mikhaïl Bakhtine, et des écrivains : Herman Melville, Lawrence Sterne, Pier Paolo Pasolini, ainsi que Roland Barthes lui-même, dont le premier livre publié, Le Degré zéro de l'écriture, avait d'emblée lié l'un à l'autre le destin de ces deux concepts majeurs du second cours au Collège de France : le neutre et l'écriture.
De ce Neutre, Neil Badmington nous livre une vision inattendue. L'attachement obsessionnel de Barthes à ses instruments d'écriture est bien connu. Il s'est largement expliqué sur son souci maniaque de leur disposition — toujours le même d'un lieu de travail à l'autre — et sur ses choix exclusifs de certains outils et accessoires. Barthes a une passion de l'écrit, sous tous ses aspects, à commencer par le plus matériel. Neil Badmington s'intéresse ainsi à ces traces que sont les pâtés d'encre. Il voit dans ce débordement un « acte antimythologique », contre une conception idéaliste de l'expressivité, dont Le Neutre « donne une forme caustique et vive ». Le geste technique d'écriture serait ainsi l'un des signes de résistance à toute arrogance du langage.
Le dernier cours de Barthes est une simulation de la préparation d'un roman, devenu impossible d'être ainsi l'objet d'un discours qui en mime et en mine les intentions. Mais tout discours a une adresse. À qui est envoyé ce dis-cours ? Barthes a déployé son écriture et sa parole de l'intime au public, faisant passer sa demande dans des registres variés, du journal au livre, aussi par les notes et les articles. Nicolas Bonnet suit cette quête de l'autre, selon un mode particulier, dans cette forme « hybride, mi-parole, mi-écriture ». Le cours se ferait comme une cour assidue pour toucher, amoureusement, le lecteur.
Des séminaires sur Sarrasine, la nouvelle de Balzac, dispensés en 1968 et 1969 à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, jusqu'à La Préparation du Roman, il y a, selon Andy Stafford, une continuité d'intention, celle de préparer, non au Roman, en dépit des apparences, mais bien au Romanesque, c'est-à-dire à une posture essayiste. Un tel projet met en jeu deux questions centrales : celle du mode de lecture des textes littéraires, pour laquelle Barthes développe l'idée d'une « lecture droguée » ; celle du personnage de fiction, délaissé par le Nouveau Roman, mais réapparaissant malgré tout sous des formes « dépersonnalisées ».
Affirmer que Roland Barthes était, en 1976, sémiologue, c'est prendre position contre la doxa, laquelle n'a pas cessé de pavoiser de ce que Barthes en eut si vite fini avec la sémiologie, et contre Barthes lui-même, en particulier en fonction de la page 148 du Roland Barthes par Roland Barthes, où la sémiologie est circonscrite à la seconde phase des Oeuvres, celle des « Eléments de sémiologie » et du Système de la mode. Néanmoins, quand Barthes est élu au Collège de France, c'est bien pour occuper une chaire de sémiologie littéraire. Sémir Badir, entend qu'on prenne au sérieux cette affectation sémiologique.
Prenons acte de ce rappel et de cette injonction pour ne pas clore « l'aventure sémiologique » dans laquelle s'est lancé Roland Barthes — à corps perdu pourrions-nous dire —, en le sortant de l'aporie (a-poros : sans chemin, sans issue) où on le tient parfois. La voie pourrait être celle d'un renouvellement de la méthode, qu'il avait délaissée ou plutôt négligée au profit de la culture (paideia), mais sans renoncer à celle-ci.