Collectif
Nouvelle parution
R. Boulaâbi et alii (dir.), Roland Barthes au Maroc

R. Boulaâbi et alii (dir.), Roland Barthes au Maroc

Publié le par Matthieu Vernet (Source : LEHDAHDA )

Roland Barthes au Maroc

Sous la direction de Ridha Boulaâbi, Claude Coste & Mohamed Lehdahda

Meknès : Publications de l'Université Moulay Ismaïl., 2013.

EAN 9780158819981.

Présentation de l'éditeur :

« Au Maroc naguère »

Roland Barthes découvre le monde arabe en 1949, quand il enseigne comme vacataire à l’université d’Alexandrie. Si ce séjour lui donne l’occasion de rencontrer Greimas, qui l’initie à Saussure et à la sémiologie, le jeune professeur manifeste une grande indifférence à l’égard d’une terre si chargée d’histoire, qu’il s’agisse du monde pharaonique ou de l’Égypte moderne. Ce premier contact avec le monde arabo-musulman se solde par un échec : Barthes regagne la France en 1950.

Ce sont les guerres et les combats de la décolonisation qui établissent un lien plus solide entre l’intellectuel français engagé et les pays arabes, c’est-à-dire principalement les trois pays du Maghreb, qui se débarrassent de la tutelle française et accèdent à l’indépendance, en 1956 pour Le Maroc et la Tunisie, en 1962 pour l’Algérie. Très attentif aux questions politiques tout au long de la décennie, Barthes milite avec les armes qui sont les siennes : l’écriture et l’analyse. En « sémioclaste » donc, c’est-à-dire en pratiquant une sémiologie de combat, il consacre plusieurs « petites mythologies » à l’analyse et à la dénonciation du discours colonial, dont la rhétorique est démontée avec une grande acuité. « La très célèbre mythologie « Grammaire africaine », a d’ailleurs été inspirée par les émeutes qui ont soulevé la ville de Meknès lors d’une visite du Résident général en 1955.[i]

Passé le temps des indépendances, le Maroc, qui était entré par la porte politique, va peu à peu se parer de tous les prestiges et de toutes les séductions d’un Orient que Barthes explore à l’occasion de nombreux voyages touristiques. Au long des années 60, il multiplie les séjours à Tanger, Rabat, Marrakech, goûtant à tous les plaisirs que lui offre le pays — amicaux, culinaires, culturels et sexuels. Profondément marqué par ses expériences marocaines et lassé par l’hystérie du mouvement étudiant en 68, il décide même de s’expatrier pour trois ans et de prendre un poste de professeur invité à l’université Mohamed V de Rabat, où il est attendu avec déférence, sympathie et un peu de crainte par ses collègues du département de français que dirige alors Josette Pacaly. Mais, contrastant avec l’insouciance du touriste dont la responsabilité et les obligations matérielles restent légères, cette année d’enseignement (Barthes mettra fin à son contrat au bout d’un an) ne répond pas du tout aux attentes fantasmées par les expériences antérieures. Quittant un Paris en ébullition, Barthes découvre un Maroc tout aussi agité : les étudiants s’opposent au pouvoir en place, des slogans républicains fleurissent sur les murs de l’université, la présence culturelle de la France se voit contestée. En faisant le choix d’un programme très canonique (Proust, Verne, Poe), Barthes heurte tous ceux pour qui le français doit devenir une simple langue de communication, détachée de la culture qui lui est associée historiquement, c’est-à-dire la culture de l’ancienne puissance coloniale. Grâce à la consultation des archives conservées à la Bibliothèque Nationale de France, Claude Coste (« Notes de cours pour le Maroc ») présente à la fois le programme et la pédagogie d’un Barthes, très soucieux de s’adapter à son nouveau public étudiant. Mais le nombre de séances fut sans doute assez limité. Disposant de beaucoup de temps libre, Barthes profite de la situation politique incertaine pour rédiger simultanément L’Empire des signes (ses impressions de voyage au Japon) et S/Z (l’« analyse textuelle » de Sarrasine, une nouvelle de Balzac), deux livres qui paraitront en France en 1970.

 

Incidents

Au-delà de ces déceptions, que va retenir Barthes de son séjour marocain ? Faut-il conclure à un nouvel échec et à un nouveau malentendu avec le monde arabe ? La réponse est loin d’être totalement négative. Ce sont d’abord des rencontres — des rencontres d’écritures et d’écrivains — qui resteront gravées dans sa mémoire. Grâce à l’amitié et à l’œuvre de Zaghoual Morsy et de Abelkebir Khatibi, tous les deux liés au développement de la célèbre revue Souffles, Barthes découvre une poésie francophone qui dit l’étrangeté de l’autre dans une langue familière. Andy Stafford dans « “Ce que je dois à Zaghloul Morsy ?” : Barthes, poésie marocaine et réticence » rend compte de la richesse de ce dialogue, politique et culturel, entre des écrivains tous engagés dans le monde, partageant la même langue, les mêmes valeurs, mais témoignant chacun de leur culture d’origine et de leur irréductible différence. De même, les notes de cours pour Rabat, une conférence donnée plus tard à Fez sur la polysémie, manifestent d’une manière timide, puis plus nettement affirmée, un réel intérêt pour la langue et la culture arabes et tout particulièrement pour les « énantiosèmes », ces mots à double sens qui font cohabiter dans le même signifiant deux significations contraires (en français, l’hôte est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu). Mais bien plus que la langue et la culture étrangères, que les rencontres littéraires et amicales, c’est tout le pays qui fait impression sur Barthes et se transforme en matériau d’écriture. Quand l’Égypte n’avait fait que l’effleurer, quand la Tunisie qu’il fréquentera à la fin des années 70 sur l’invitation de son vieil ami Philippe Rebeyrol, ambassadeur de France, ne donnera lieu à aucune retombée d’écriture, le Maroc des années 60, le Rabat de 1969 comme le Fez ou le Tanger fréquentés à nouveau comme touriste par la suite, stimulent la créativité de Barthes et donnent naissance à un court recueil de fragments, Incidents.

Mis au point par l’auteur, conservé dans un tiroir, ces « incidents » ont été édités en 1987 par François Wahl. Même si le geste peut se justifier par la notoriété de son auteur, fallait-il, pour autant, publier cet ensemble de notations qui permettent à Barthes de noter ce qui frappe son regard, le contraste des couleurs, les surprises de la rue, les traces d’une pauvreté qui tranche avec les splendeurs de l’Orient ? Certaines réflexions jugées désobligeantes (sur les hippies comme sur les Marocains), la régularité des rencontres sexuelles, évoquées à travers de courtes scénettes et des mots souvent crus, ont suscité la gêne ou la réprobation d’une partie du lectorat, au Maroc, en France et dans les pays anglo-saxons où les études postcoloniales ont exacerbé toutes les formes du politiquement correct.

Au-delà des polémiques, la consultation des archives apporte de précieuses informations sur ce texte et sa fonction. Si Barthes a conservé ce manuscrit (ou plutôt ce dactylogramme), si son intention était certainement de le publier, il se serait sans doute agi pour lui d’inclure les « incidents » dans un vaste projet romanesque, lointainement inspiré de La Recherche proustienne. Replacés dans ce contexte d’une tout autre nature, capable d’en redéfinir le sens, ces « incidents » auraient constitué une simple étape dans la quête du narrateur, une impasse dans le vaste projet de Vita nova, titre du roman laissé sous la forme d’esquisses, cette « vie nouvelle » qu’il faut entendre d’un point de vue à la fois formel et éthique. À l’errance littéraire et existentielle, correspondant barthésien des errances de Swann, de Charlus ou de Marcel, aurait succédé la découverte d’un rapport renouvelé au monde, à l’autre et à l’écriture. Il est malheureusement difficile d’en connaître plus sur ce projet que la mort a définitivement condamné. On ne saura donc jamais ce que Barthes aurait fait de ses « incidents », des « impressions » que lui a laissé le Maroc, de ces « clichés » dans tout le sens du terme.

Un premier ensemble des articles du présent recueil analysent longuement cette problématique, s’interrogeant avec franchise sur l’« rientalisme » (au sens saïdien du terme) ou la condescendance post-coloniale dont Barthes ferait preuve dans ses fragments. Ainsi, la contribution de Ridha Boulaabi dans « Barthes et l’Orient : lecture d’Incidents », celle d’Éric Marty dans « Roland Barthes au Maroc », au-delà de la diversité de leur approche et de leur appréciation, sont animées par le même souci de dépasser les jugements simplistes et de bien marquer la dimension textuelle de ces « incidents ». La même franchise préside aux commentaires de la « Lettre de Jilali », fragment du Roland Barthes par Roland Barthes, qui offre les mêmes problèmes esthétiques, politiques et moraux. On confrontera ainsi avec profit les deux analyses sensiblement différentes que Ridha Boulaâbi et Éric Marty proposent d’une lettre controversée, rappelant toute la difficulté de faire entendre la voix de l’autre et de reconnaître son droit à la jouissance comme à l’inventivité. C’est ce qui semble analyser Ralph Heyndels dans « “Au Maroc, naguère” : “Ce pays : ” ou comment (ne pas) lire Incidents ». Le potentiel romanesque des Incidents est saisi dans le geste narratif et descriptif animés par le souci romanesque de la brièveté.

Le second ensemble analyse la parenté textuelle des Incidents avec la photographie comme saisie du réel. Abderrahman Gharioua dans « Roland Barthes, Michel Tournier : la photographie en partage » et Thami Benkirane dans « Roland Barthes au Maroc : analyse d’une image » abordent, sous un angle nouveau, les relations complexes de Barthes à ce mode d’expression, à la fois aimé et mal aimé. Quant à Kohei Kuwada dans « L’éthique de la surface », en rapprochant de manière inattendue les photographies de femmes marocaines prises par le psychiatre Gaëtan Gratian de Clérambault et les fragments barthésiens, il propose de suivre un parcours éclairant où la question morale et la question sexuelle s’incarnent dans une véritable poétique littéraire.

Rencontres

Sophie Hébert dans « Incidents : un texte désenchanté » saisit le texte de Barthes dans sa dimension de « livre débris » ; soulignant ainsi les filiations qui le relierait aux expériences d’écriture du même type d’un Gide ou d’un Butor. Posture qui confère à l’auteur une certaine neutralité devant les choses et les événements. Loin des polémiques un peu vaines et des points de vue réducteurs, Guillaume Bellon, dans « Se rendre étranger : Barthes au Maroc, Foucault en Tunisie », se montre très sensible à la manière dont le séjour marocain vaut pour Barthes comme puissance de décentrement. Comparant le séjour de Barthes à Rabat et celui de Michel Foucault en Tunisie (où il enseigna une année), il rappelle combien l’Orient, qu’il s’agisse du Maghreb ou de l’Extrême-Orient japonais, continue à jouer un rôle moteur dans la vie, l’imaginaire et la créativité des écrivains et des intellectuels français.

Au fond, l’enseignement de ce recueil consacré à « Barthes au Maroc » rappelle une fois encore que ce pays doit être pensé comme un lieu de rencontres, comme un espace qui suscite l’échange entre les individus, les écrivains et les aires culturelles. Commun à de nombreux écrivains (Gide, Montherlant, Genet, Bowles), le voyage au Maghreb se donne comme un véritable lieu commun où se mêlent fascination pour l’Orient, rejet des carcans occidentaux, comme si seuls le soleil et le sud pouvaient sauver l’Europe des dangers de la sclérose, voire de la nécrose. Abdelkrim Chiguer dans « Roland Barthes & Co. Géopolitique comm’une » replace Roland Barthes dans la trame d’une œuvre singulière et plurielle, une communauté d’artistes et d’écrivains ayant en partage la fabrique-Incidents qui tout à la fois puise et se nourrit d’un pays, d’une ville et d’une place néo-baroques désormais héritage comm’un.

Si l’on veut finalement lire l’amour de Barthes pour le Maroc, il faut passer par le détour de la Turquie, d’Istanbul et d’un roman très « fin de siècle » de Loti. En analysant dans « Pierre Loti : Aziyadé », l’écriture sensible et cryptée du romancier passionné d’Orient, Barthes de son aveu même se projette dans l’objet du commentaire et réussit à dire dans le double indirect de la fiction et de la critique littéraire le trouble de ces nuits d’Orient, la situation incertaine du résident, ni citoyen, ni touriste, engagé à sa manière dans la sociabilité des êtres et la sensualité des lieux. Abdellah Stitou, dans « Incidents ou l’impossible incidence marocaine sur le parcours intellectuel de Barthes », analyse l’expérience orientale de l’auteur selon le principe de l’évitement des lieux communs et des stéréotypes. Le dépaysement que lui impose l’expérience de l’autre est tantôt ravissement dans le cas du Japon, tantôt déception dans le cas de la Chine et dans le cas du Maroc un sentiment d’indécision, une posture suspensive qui s’engage à peine dans l’imaginaire.

Mais ce n’est pas seulement un tête à tête entre l’Europe et le Maroc (en passant par le détour de la Turquie) que mettent en place les textes de Barthes. Comme de nombreux contributeurs le soulignent, l’Orient se dédouble : c’est un dialogue qui s’instaure entre, d’un côté, le Maroc et, de l’autre, le Japon, rapprochés par un même désir de découverte, quoi qu’il en coûte. Mohamed Lehdahda compare ainsi les réactions de Barthes devant les différentes formes de cultures culinaires dans « Barthes et les cuisines orientales : entre le Japon et le Maroc ». Abderrrahim Kamal, dans « Le durable, l’instantané et le transitoire intransitif du sens : Étude des postures ontologiques de R. Barthes devant l’Europe, le Japon et le Maroc », compare, quant à lui, trois manières d’aborder la temporalité, entre réalité et fantasme, ici et ailleurs, vie et littérature. Telle est sans doute la leçon de ce « Roland Barthes au Maroc » : au-delà des déceptions, des polémiques, des insuffisances et des rendez-vous manqués, l’expérience de Barthes vaut comme un appel à la rencontre — rencontre des êtres et des corps, des saveurs et des savoirs, des mots et des choses. En dialoguant avec la France et le Japon, le Maroc devient cet espace existentiel et littéraire où s’expérimente une approche incertaine et ouverte de l’universel.

Ridha Boulaâbi / Claude Coste / Mohamed Lehdahda