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Rétrolecture 1974:

Rétrolecture 1974: "L'archipel du Goulag", par Y. Mamou (Le Monde).

Publié le par Marc Escola

Rétrolecture 1974 "L'Archipel du goulag", par Yves Mamou

LE MONDE | 05.08.08 | 13h48  •  Mis à jour le 05.08.08 | 14h20



L'Archipel du goulag,d'Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), qui paraît en France et enAllemagne en 1974, marque un tournant. Pas tant pour les Russes ettoutes les minorités terrorisées et maltraitées par l'appareil policiersoviétique que pour les Français. Cet "essai d'investigation littéraire"a dessillé les yeux à l'Ouest sur l'univers de la déportation en Unionsoviétique et jeté le doute sur les valeurs qui sous-tendent le mot"socialisme". La prise de conscience a d'ailleurs été mondiale. Car lemanuscrit sera publié ensuite aux Etats-Unis et dans le reste du monde.

L'ampleur de ladocumentation, les qualités littéraires de l'auteur en font un ouvrageà part. Mais l'information qu'il apporte n'a en fait rien d'unerévélation. L'Archipel n'est que le dernier avatar d'une longuelignée de documents et ouvrages critiques sur un système pénitentiaireoù moururent plusieurs dizaines de millions de personnes. Dès 1919, lesouvrages d'Etienne Buisson (Les Bolchéviki, éd. Fischbacher) et de Charles Dumas (La Vérité sur les Bolchéviki,éd. Franco-Slave) dissipent le brouillard sur un univers profondémentdespotique. Par la suite, des kyrielles d'autres livres seront édités,certains sous la plume d'écrivains célèbres comme Panait Istrati ouAndré Gide, d'autres sous la plume d'authentiques socialistes ouvrierscomme Kléber Leguay (Un mineur chez les Russes, 1938, éd. Pierre Tisné). J'ai choisi la liberté, de Victor Kravchenko provoque en 1947 une intense polémique intellectuelle, politique et juridique. D'autres comme Le Zéro et l'infini,d'Arthur Koestler, auraient pu jouer le rôle déclencheur. Mais, jusqu'à1974, le sentiment général tient pour acquis que quelques inévitablesbavures ne sauraient remettre en cause les réalisations positives ducommunisme.

L'Archipel du goulag d'Alexandre Soljenitsynecristallise donc un virage mental et politique. Contrairement à ce quiarrive à Victor Kravchenko vingt-huit ans plus tôt, personne ne met endoute le sérieux de la documentation de l'écrivain. Le Figaro, Le Monde, L'Express et Le Nouvel Observateuraccordent une place importante aux récits, souvenirs et lettres des 227détenus et anciens détenus qui ont aidé Soljenitsyne à bâtir cettedescription chorale de l'"industrie pénitentiaire" soviétique. Le mot "goulag" se répand dans le vocabulaire quotidien et devient synonyme de violence et d'arbitraire.

Alorsque l'ouvrage est en cours de traduction aux éditions du Seuil et queseule une édition en russe est commercialisée à l'Ouest par YMCA Press,l'appareil idéologique soviétique se déchaîne. Soljenitsyne n'est pastraité de faussaire ni d'agent de la CIA comme le fut Kravchenko. Lapropagande soviétique ne s'en prend pas non plus à l'oeuvre ni auxtémoignages. Habilement, elle tente de décrédibiliser la personne.Comme le note Jacques Amalric, correspondant du Monde à Moscou, La Pravdaattaque grossièrement le train de vie prétendument luxueux de l'auteuret surtout l'accuse d'une extrême bienveillance envers le généralVlassov, général soviétique passé du côté de la machine de guerre nazie.

La traduction française n'est pas prête quand L'Humanité,sous la signature de Serge Leyrac, accompagne la réaction soviétique etdessine le triptyque classique de toute tentative de décrédibilisation: le livre n'apporte rien qui ne soit déjà connu - Nikita Khrouchtchevet son rapport devant le XXe congrès auraient ditl'essentiel des atteintes staliniennes à la légalité soviétique ; sonauteur est un traitre comme le général Vlassov, dont il justifie leralliement à Hitler ; par conséquent, tout ce qu'il dit est faux.Claude Durand, éditeur au Seuil, se dépêche de faire traduire lechapitre ligitieux. Bernard Feron explique dans Le Monde que Soljenitsyne tente simplement de comprendre comment un authentique patriote comme Vlassov a pu se résoudre à "trahir" et se rallier à Hitler. La polémique s'éteint.

L'Archipel du goulagva en fait contribuer à désolidariser le monde politique de sa baseidéologique et culturelle. Car le livre est publié au tout début del'Union de la gauche. Cette alliance électorale entre le Partisocialiste (PS), le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) et le Particommuniste français (PCF) a été signée en 1972 sur la base du Programmecommun. Le PCF encore puissant sur le plan électoral bloque tout débatau sein du PS. Avec L'Archipel du Goulag, "l'affaire n'est pas celle des seuls communistes, car c'est le socialisme tout court que l'on essaie d'atteindre", peut-on lire dans L'Humanité. Une stratégie payante, puisque François Mitterrand ose dire : "Jesuis persuadé que le plus important n'est pas ce que dit Soljenitsyne,mais qu'il puisse le dire. Et si ce qu'il dit nuit au communisme, lefait qu'il puisse le dire le sert bien davantage." Une assertionextravagante quand on sait que le manuscrit de Soljenitsyne est passé àl'Ouest par des voies clandestines et qu'en raison du contenu l'auteurrisquait sa vie ou sa liberté.

Au-delà de ces contorsions, labrèche culturelle et sociétale ne se refermera plus. Le mouvement des"nouveaux philosophes" poursuit à sa manière le débat. La Cuisinière et le Mangeur d'homme (Seuil, 1975) ou Les Maîtres penseurs (Grasset, 1977), d'André Glucksmann, La Barbarie à visage humain,de Bernard-Henri Lévy (Grasset, 1977), sont des best-sellers quibousculent le glacis des mentalités. Les droits de l'homme donnentnaissance aux French doctors, le déclin irrémédiable du Particommuniste commence et la politique cède la place à l'humanitaire. Quereste-t-il en 2008 d'un ouvrage vendu à plus d'un million deux centmille exemplaires ? "Un document historique, mais surtout une oeuvre littéraire incontestable", affirme Claude Durand aujourd'hui.

L'Archipel du goulag, d'Alexandre Soljenitsyne
Seuil, 1974

Yves Mamou