Questions de société

"Résister ensemble aux deux réformes ensemble" (collectif UNIvers.Cité, 24/11).

Publié le par Marc Escola

Résister ensemble aux deux "réformes" ensemble


Le gouvernement mis en place par le Président de la République a été chargé par lui d'un certain nombre de bouleversements de l'ensemble de la société ; ces bouleversements sont, on le sait, désignés comme des "réformes", auxquelles s'opposent tous les réactionnaires du pays.

A priori, étant donné l'ampleur des bouleversements, la quantité de secteurs touchés (de la justice à l'éducation, en passant par le milieu hospitalier, la fonction publique, etc.), étant donné la brutalité de certaines mesures d'injustice sociale, la violence des expulsions de sans-papiers, étant donné, parallèlement à ces "réformes", l'évolution sournoise de la société vers ce qui caractérisait jadis les seuls pays "sous-développés" (l'écart vertigineux entre certaines fortunes qui s'accroissent et la pauvreté de tout le reste de la population, la main-mise du pouvoir sur les médias), on pourrait penser que la quasi-totalité du pays est en situation d'être ou de devenir réactionnaire. C'est peut-être le cas, d'ailleurs, mais quant aux réformes, elles s'appliquent comme si de rien n'était.

Pour ce qui est de l'éducation, laquelle en principe intéresse tout le monde, le Président de la République et les deux Ministres qui ont pour mission de tuer l'école et l'université peuvent penser n'avoir rien à craindre : les réactionnaires, doivent-ils se dire, sont peu nombreux, ils sont manifestement incapables d'attaquer et ne savent se défendre qu'à coups de motions et de pétitions rassemblant au mieux dix mille signataires -- ce qui est beaucoup, certes, en termes de pétition, mais qui est dérisoire en songeant au nombre d'enseignants du primaire, du secondaire, de l'enseignement supérieur, et plus dérisoire encore en ajoutant à ceux-là les chercheurs, les étudiants, les lycéens, les parents d'élèves et d'étudiants, etc. Il est préférable de ne pas ajouter à ces millions de personnes tous ceux dont la situation ne sera pas immédiatement et directement tranformée par lesdites "réformes" mais qui s'aviseront un jour qu'ils vivent dans un monde irrespirable : si chacun était capable de lire ce qui est lisible, de voir ce qui est visible, nous n'en serions pas là.


Revenons donc à ceux qui sont directement intéressés, pour rappeler quelques chiffres qui pourraient expliquer la tranquillité des attaquants : l'an dernier, un mouvement d'opposition à la loi LRU a mobilisé en France des milliers d'étudiants, qui ont bloqué les universités ; les enseignants, de leur côté, se sont majoritairement désolidarisés de ce mouvement ; opposés eux aussi à ladite loi, certains ont, cela dit, signé une pétition, que l'on peut encore voir sur le site de SLU : elle a recueilli 5445 signatures.

Cette année, la loi LRU étant passée, elle s'applique, d'une manière parfaitement prévisible : les enseignants, n'ayant plus cette fois-ci à lire, voir ou prévoir, étant, par la force des choses, en situation de comprendre, se mobilisent contre deux "réformes" en cours, celle qui met en place la "mastérisation" des concours, celle qui modifie le statut des enseignantschercheurs. Elles sont là, elles s'appliqueront demain, elle s'appliquent quasiment déjà, il est temps de faire quelque chose. Directement et immédiatement concernés dans l'exercice même de leur profession, ils sont plus nombreux à signer les deux pétitions qui circulent : 9925 signataires à ce jour (23 novembre) pour l'Appel du 8 novembre contre la mastérisation des concours, lancé par SLU et d'autres organisations (une pétition pour la défense des concours nationaux avait recueilli, en février 2008, 4728 signatures) ; 7860 signataires (le 23 novembre, toujours) pour la pétition "Respect pour le métier d'enseignant-chercheur !" (SLR, SLU, et plusieurs syndicats).

Parallèlement à ces pétitions, plus d'une centaine de motions sont envoyées aux Ministères ; on peut les lire sur le site de "Sauvons l'Université" où elles sont rassemblées : quelques-unes, piteuses, demandent des délais (le 31 décembre, non, vraiment, c'est trop tôt) ; quelques-unes, hardies et logiques, font état de leur refus de faire remonter les maquettes ; beaucoup demandent un moratoire et la garantie du maintien des concours sour leur forme actuelle pour l'année 2009-2010. Réponse du Ministère : un délai est accordé jusqu'au 15 février.


Il y a deux manières de comprendre ce délai accordé : étant donné l'insuffisance des réactions de la communauté universitaire, le pouvoir accorde le minimum, ce "délai" demandé par quelques-uns, bref il se moque de nous, et poursuit tranquillement son travail de destruction ; mais on peut dire aussi bien, le pouvoir n'ayant jusqu'à présent jamais tenu compte de quoi que ce soit : étant donné l'importance des réactions de la communauté universitaire, le pouvoir ne peut pas ne pas accorder au moins le minimum, bref il recule, et il ne tient qu'à nous de l'empêcher de poursuivre tranquillement son travail de destruction.

Ces deux manières de comprendre ne sont pas exclusives l'une de l'autre, et c'est à nous de choisir l'une ou l'autre interprétation, ou plus précisément de les articuler dans telle ou telle direction : car si nous choisissons la seconde, cela signifie que nous sommes capables de déclarer que nous n'accepterons pas que le pouvoir se moque de nous en nous accordant un délai et d'agir en conséquence.

Cela signifie que nous ne demanderons pas un moratoire tout en préparant les maquettes (pratique fréquente, si incroyable que cela puisse paraître).

Cela signifie que nous prendrons conscience de ce que veut dire résister.


Cela signifie aussi que nous saurons cette fois-ci lire, voir, prévoir, comprendre -- autrement dit, que nous serons en mesure de nous opposer, avec les armes qui sont les nôtres, à la destruction de l'école et de l'université. Et donc que nous serons capables de lier l'une à l'autre les deux "réformes" en cours actuellement : car ce que cherche à mettre en place le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche en s'attaquant au statut des enseignants-chercheurs est non seulement d'une gravité égale à ce qui est projeté avec la mastérisation du Capes mais relève exactement de la même volonté de séparer l'enseignement de l'exercice de la pensée. Ce qui revient concrètement à vider l'enseignement de son sens et à limiter la "recherche" à certains secteurs, dans lesquels elle serait immédiatement utilisable en termes de profit.

D'un côté ("mastérisation" du concours), on vise à fabriquer des enseignants qui ne sauraient rien... sinon "enseigner" : l'Education nationale serait alors le seul secteur d'activité dans lequel le "savoir-faire" dispenserait de tout savoir, ce qui est évidemment cocasse et, tout aussi évidemment, scandaleux. De l'autre, on envisage de faire enseigner davantage ceux qui seraient considérés comme ne faisant pas de recherche, ce qui est contraire à ce sur quoi est fondée, en son principe même, l'Université, et qui revient à dire deux choses : d'abord, comme cela a déjà été signalé ici et là, que l'enseignement est considéré comme une sanction (il risque, d'ailleurs, de le devenir en effet dans les années qui viennent, si les réformes en cours aboutissent) ; ensuite et surtout, que l'Université choisirait délibérément de confier des charges d'enseignement à ceux que, selon ses propres critères, elle considère comme de mauvais chercheurs, de mauvais intellectuels, de mauvais travailleurs, de piètres penseurs : cocasse et scandaleux, là encore.

Si le projet de réforme du statut des enseignants-chercheurs est inadmissible, c'est pour plusieurs raisons bien connues, au nombre desquelles, dans la logique de la loi LRU, les pouvoirs accordés au Président dans le recrutement, la modulation des charges de services, l'instauration d'un système de primes, etc. Quant à la distinction entre les "publiants" et les "non publiants", censée fournir une base objective aux modulations de service, l'évaluation se fera sur des critères purement quantitatifs : en tant que telle, elle n'est pas seulement dépourvue de toute pertinence, elle omet, délibérément ou non, le rythme propre au travail de recherche, avec ses nécessaires moments de pause, méconnaissant ainsi, ce dont on ne saurait s'étonner, la spécificité du travail intellectuel et du travail de création. Point n'est besoin de rappeler en détail les différentes modifications prévues et les raisons que nous avons de nous y opposer ; car il en est une à laquelle toutes se ramènent, une où se résume l'ensemble du processus : celui-ci s'en prend tout simplement à l'existence même de l'enseignant-chercheur, de celui qui est recruté pour enseigner en fonction de la qualité de ses propres travaux.

Le lien est donc tout à fait clair entre ces deux projets, qui disent la même chose : que l'enseignement est aujourd'hui officiellement considéré par le pouvoir en place comme le fait de ceux qui ne savent pas grand-chose (secondaire), de ceux qui ne font pas de recherche (supérieur) -- de ceux qui n'auraient ni le temps ni les moyens d'exercer leur puissance de pensée.


La loi LRU, nous l'avons dit l'an dernier, faisait d'une pierre (d'un énorme bloc de pierre) plusieurs coups ; les deux "réformes" aujourd'hui projetées sont des pierres d'une taille un peu moindre et donc plus visibles -- deux pierres pour un seul coup.

Ce coup-là est mortel, et chacun est aujourd'hui en mesure de le savoir.

Il s'agit donc de résister, c'est-à-dire de refuser purement et simplement : tous ensemble, et les deux projets ensemble.

Collectif Univers.Cité de Lille 3, 24 novembre 2008.