Questions de société

"Réforme du CNRS: les sciences humaines ne sont pas solubles dans les sciences cognitives".

Publié le par Marc Escola (Source : SLU)

Réforme du CNRS :
Les sciences sociales ne sont pas solubles dans les sciences cognitives



Les signataires de ce texte sont tous concernés par le domaine que le
projet d'Institut National des Sciences Humaines et Sociales (INSHS)
entend regrouper sous l'appellation « Cognition et comportement ».
Nous sommes étonnés et inquiets de voir que le projet considère que
ces domaines relèvent exclusivement des sciences cognitives,
constituant les « théories de la complexité » en référent
méthodologique central. Il ne fait aucune mention de la philosophie
des sciences non naturaliste, de la sociologie, de l'histoire, de
l'anthropologie et des sciences politiques. Pourtant, la question de
savoir ce que sont précisément la « cognition » et le « comportement
» est, à l'évidence, un objet des sciences humaines et sociales : il
suffit de penser aux conséquences juridiques et pénales,
professionnelles, éducatives (pour ne citer que quelques exemples) de
la définition de ce qu'est un comportement, ou aux dimensions
collectives, linguistiques, pragmatiques de ce qu'on entend par
cognition. Les sciences cognitives n'ont pas le monopole de la
cognition.
Pour avoir une idée de l'aveuglement de la nouvelle perspective
envisagée, rappelons-nous seulement l'intensité des polémiques qui
ont suivi la publication de l'expertise collective de l'INSERM sur le
trouble des conduites en 2005 : la définition des comportements
anormaux des enfants est apparue immédiatement comme un enjeu de
société. Nous sommes étonnés et inquiets de constater l'absence dans
le projet des mots-clés santé mentale, psychiatrie, alors que ces
domaines sont aujourd'hui, non seulement des préoccupations
transversales de nos sociétés, mais encore des objets de conflits.
Peut-on encore sérieusement affirmer que la connaissance du «
substrat cérébral » soit la principale chose à considérer pour
traiter des questions d'éducation, de santé ou d'organisation du
travail ? Les meilleurs spécialistes des neurosciences eux-mêmes s'en
gardent bien, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient un dialogue
approfondi avec des historiens, des sociologues ou des philosophes,
précisément sur ces points, afin de procéder à l'indispensable
analyse conceptuelle des termes en question : esprit, cerveau,
connaissance, comportement.
Le privilège accordé aux approches neuroscientifiques pour parler du
comportement relève d'une politique de recherche à courte vue. Une
telle approche idéologique ne saurait fonder une politique
scientifique digne du futur Institut. S'agit-il de convertir de force
la communauté scientifique en sciences humaines et sociales au
paradigme cognitiviste ? Nous ne sommes pas appelés à devenir des
neurosociologues, des neurophilosophes, des neuroanthropologues ou
des neurohistoriens. L'examen concret de la normativité de la vie
sociale découverte par l'École sociologique française (Durkheim et
Mauss) et la sociologie allemande (Weber) n'est pas une illusion
destinée à être remplacée par l'étude de la connectivité cérébrale.
C'est un niveau autonome et irréductible de la réalité humaine.
Pourquoi, sans aucun argument explicite en sa faveur, accorder un
pareil privilège à un paradigme particulier, naturaliste (ou du moins
réductionniste), au détriment d'approches intégratives qui font place
aux dimensions sociales de la formation des connaissances (aux
contextes socio-historiques, aux institutions, ...) ? L'INSHS doit-il
mettre un seul paradigme intellectuel en position dominante ? Doit-il
rayer d'un trait de plume le pluralisme méthodologique et les débats
de la communauté scientifique internationale ? Doit-il enfin compter
pour rien l'excellence reconnue des programmes non cognitivistes en
SHS ?
Depuis plusieurs années des chercheurs en sciences sociales ont
commencé à développer au sein du CNRS notamment, des recherches sur
ces sujets. Ils ont constitué un milieu scientifique ouvert et
créatif, et ont entamé son internationalisation. Le projet tel qu'il
est conçu aujourd'hui mettra fin à cette dynamique. Au-delà, il
menace l'existence même des sciences humaines et sociales comme
disciplines vivantes, critiques e constructives.
Nous reconnaissons parfaitement l'intérêt des sciences cognitives, et
la nécessité qu'elles aient leur place et qu'elles se développent à
l'INSHS. De même il nous paraît essentiel de valoriser et de
reconnaître les « théories de la complexité » comme un authentique
partenaire scientifique dans les sciences humaines et sociales. C'est
une condition évidente de la crédibilité scientifique internationale
du futur Institut. Mais pour cette raison même, nous refusons leur
monopole. Le statut du pôle « Cognition et comportement » tel qu'il
est actuellement rédigé consacre la marginalisation d'autres
paradigmes d'analyse ou leur insidieuse relégation dans le patrimoine
historique.
Nous exigeons donc la réintroduction explicite, dans la mission
confiée au pôle « Cognition et comportement », des disciplines qui en
ont été exclues, la sociologie, l'histoire, l'anthropologie, la
philosophie, l'économie (qui n'est pas une neuroéconomie, pour la
plupart des chercheurs) et les sciences politiques afin, tout
simplement, que la liberté et la qualité de la recherche soient
préservées au sein de l'Institut.


Les premiers signataires de cet appel sont : Simone Bateman
(sociologue, directrice de recherche au CNRS), Jean-François
Braunstein (philosophe, Pr à l'université Paris 1), Martine Bungener
(économiste, directrice de recherche au CNRS), Pierre-Henri Castel
(philosophe, directeur de recherche au CNRS), Jean-Paul Gaudillière
(historien, directeur de recherche à l'INSERM, directeur d'études à
l'EHESS), Vincent Descombes (philosophe, directeur d'études à
l'EHESS), Alain Ehrenberg (sociologue, directeur de recherche au
CNRS), Bruno Karsenti (philosophe, directeur d'études à l'EHESS),
Sandra Laugier (philosophe, Pr à l'Université de Picardie), Bernard
Lahire (sociologue, Pr à l'ENS-LSH), Frédéric Lebaron (sociologue, Pr
à l'Université de Picardie), Michel Le Moal (psychiatre et
neurobiologiste, membre de l'Académie des sciences), Olivier Martin
(sociologue, Pr à l'Université Paris Descartes), Albert Ogien
(sociologue, directeur de recherche au CNRS), Bernard Paulré
(économiste, Pr Paris 1), François Rastier (linguiste, directeur de
recherche au CNRS).


Signatures sur :

http://hermeneute.com/phpPetitions/index.php?petition=3


Pour info :


http://www.liberation.fr/rebonds/353694.FR.php