Questions de société
Réforme de la formation des enseignants et idées dominantes sur la recherche : Une détérioration programmée de l'enseignement du français

Réforme de la formation des enseignants et idées dominantes sur la recherche : Une détérioration programmée de l'enseignement du français

Publié le par Vincent Ferré (Source : Sylvie PLANE)

Réforme de la formation des enseignants et idées dominantes sur la recherche :

une détérioration programmée de l'enseignement du français


Le point de vue de l'AIRDF (Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français)

L'AIRDF (Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français)  réunit des enseignants-chercheurs, des chercheurs, des formateurs et des enseignants et des étudiants soucieux que tout soit mis en oeuvre pour améliorer l'enseignement du français, et qui mènent ou soutiennent des recherches visant à faire progresser cet enseignement. L'AIRDF est donc particulièrement concernée par le projet de réforme de la formation et du recrutement des enseignants et par le débat actuel sur la recherche et l'enseignement supérieur.
Sur ces deux dossiers, à propos desquels elle a une compétence scientifique et une vision large due notamment à la diversité statutaire de ses membres et à l'étendue de leur expérience, elle exprime les avis suivants :


•  Réforme de la formation et du recrutement des enseignants

Depuis la loi d'orientation de 1989, les enseignants du primaire et du secondaire suivent cinq ans d'études supérieure avant d'être titularisés. L'inscription de ces cinq années d'études dans le cadre réglementaire du Master constitue donc une reconnaissance institutionnelle qui devrait bénéficier aux futurs enseignants, conforter leur statut, et leur donner accès à une échelle de rémunération plus intéressante. Il s'agit donc là d'un point positif, mais dont, malheureusement, les bénéfices attendus sont annihilés du fait des conditions assortissant cette transformation. En effet, trois modifications parmi celles qui sont envisagées constitueraient, si elles étaient mises en oeuvre, de graves détériorations de la situation actuelle :

  • le projet, contrairement au dispositif actuel, ne prévoit pas que l'année suivant la réussite au concours soit consacrée à une véritable formation professionnelle en alternance. Actuellement les lauréats des concours de recrutement bénéficient d'une année au cours de laquelle, d'une part, ils ont en pleine responsabilité des classes (sous la forme de six à huit heures hebdomadaires pour les professeurs certifiés ou agrégés de lettres, et d'une journée hebdomadaire complétée par deux sessions de trois semaines pour les professeurs des écoles ce qui leur permet de se familiariser avec les trois cycles de l'école primaire) et, d'autre part, ils reçoivent une formation articulée à ces stages et sont accompagnés tout au long de l'année par des formateurs appartenant à des équipes pluricatégorielles. Cette organisation peut naturellement être retravaillée, mais il est capital que son principe en soit respecté car elle permet une entrée progressive et réfléchie dans le métier d'enseignant de français. L'enseignement de la discipline « français » est complexe car la discipline elle-même l'est : elle vise à la fois à faire acquérir des savoirs sur la langue et sur les textes, à développer des habiletés langagières et à initier à des pratiques culturelles. Son domaine est donc extrêmement étendu, et ses enjeux sociaux et intellectuels considérables. Il faut donc que soient mises en oeuvre des conditions permettant aux futurs professeurs de s'initier sereinement à l'enseignement de cette discipline, de façon à ce qu'ils puissent continuer à s'enrichir des apports de la recherche tout en acquérant progressivement la maîtrise des gestes professionnels.
  • le projet prévoit que le statut de fonctionnaire stagiaire ne soit acquis qu'à l'issue de la cinquième année d'études supérieures, alors qu'actuellement il est acquis à l'issue de la quatrième année. Les conséquences sociales discriminantes que cette mesure entraînerait auront nécessairement des effets négatifs sur l'attrait des études de lettres et sciences humaines, dont l'un des débouchés majeurs est le professorat, en rendant plus difficilement accessible cette profession aux étudiants issus de milieux peu fortunés.
  • le projet prévoit que les concours de recrutement aient lieu au milieu et à la fin de la deuxième année de master, c'est-à-dire à une période où les étudiants devraient en même temps recevoir une formation professionnelle et s'engager dans les recherches qu'exige un mémoire de master. Viser simultanément ce triple but est irréalisable, et il est prévisible que la formation professionnelle tout comme l'engagement dans la recherche en pâtiraient, du moins tant que les concours n'auraient aucun lien avec ces deux éléments. Dans le domaine du français – mais sans doute dans d'autres domaines également – les compétences  d'ordre didactique des futurs professeurs seraient gravement affectées par cette double détérioration, car la réflexion didactique se nourrit à la fois de l'analyse des pratiques d'enseignement et des apports des recherches traitant des savoirs à transmettre et de leurs modes d'appropriation et de transmission. Ainsi, le lien avec ces recherches étant rompu, et la formation en alternance étant brisée, il n'y aurait plus de lieu offert aux futurs enseignants pour engager une réflexion sur les différentes manières dont on peut amener les élèves à acquérir telle ou telle compétence, ou à comprendre tel ou tel aspect d'une notion littéraire ou grammaticale en fonction de leur âge et du contexte d'enseignement. La conséquence secondaire de la concurrence entre les objectifs assignés à la deuxième année de master sera qu'il y aura peu d'étudiants qui, à la fois, réussiront le concours et satisferont aux exigences du master. Et ceux qui n'auront pas satisfait ces deux exigences constitueront un volant de main d'oeuvre disponible pour des emplois précaires dans l'enseignement, ce qui réduira d'autant le nombre de postes à mettre aux concours pour les années à venir. Or le recrutement par concours présente des avantages qu'il faut conserver.

Les projets d'épreuve des concours de recrutement qui ont été portés à notre connaissance appellent eux aussi des commentaires. En ce qui concerne les CAPES de lettres modernes et de lettres classiques, il est à noter comme un point positif le fait que les épreuves sont annoncées comme devant être en lien avec les programmes d'enseignement du secondaire. En revanche le caractère amalgamant des épreuves les rend inaptes à assurer de façon pertinente une sélection efficace des candidats qui se présenteront à ces concours.

Pour les concours du second degré, les épreuves orales sont particulièrement affectées par cette tendance. Ainsi au CAPES de lettres classiques une épreuve unique remplacerait à la fois l'explication française, l'explication de texte en langue ancienne1 et l'épreuve sur dossier ; au CAPES de lettres modernes l'épreuve unique se substituerait à l'explication de texte et à l'épreuve sur dossier. Or ces épreuves différentes que l'épreuve unique prétendrait concentrer n'ont pas les mêmes fonctions. Les épreuves d'explication de texte et les questions de grammaire qui les accompagnent servent à s'assurer que les étudiants maîtrisent bien les exercices qu'ils seront amenés à faire pratiquer à leurs élèves, mais, bien entendu, au niveau attendu d'un jeune lettré. On vérifie ainsi qu'ils sont en mesure de comprendre un texte littéraire et d'en présenter une lecture éclairée et ordonnée, et qu'ils possèdent les outils d'analyse grammaticale permettant d'expliquer les faits linguistiques qu'on soumet à leur attention. L'épreuve sur dossier, quant à elle, s'appuie sur ces savoirs linguistiques et ces connaissances littéraires mais demande de les envisager dans la perspective de leur enseignement, c'est-à-dire en s'intéressant à la manière dont on peut les faire acquérir par des élèves de tel ou tel âge. L'épreuve sur dossier telle qu'elle existe actuellement mériterait sans doute d'être redéfinie – notamment pour éviter la sclérose qui atteint les épreuves au bout de quelques années – mais elle ne saurait en aucun cas être supprimée car c'est elle qui vérifie l'engagement des étudiants dans une première réflexion sur l'enseignement. Or le compactage des épreuves annoncé, en pulvérisant les éléments qu'il rassemble, fait qu'aucune d'entre elle n'aura désormais la capacité d'évaluer de façon fiable les savoirs et compétences dont elle est censée vérifier la maîtrise.


Le cas du concours de recrutement de professeur des écoles est plus affligeant encore.  L'épreuve écrite de français a disparu. À sa place, le projet de concours envisage une épreuve appelée « français et culture humaniste » qui porterait « sur un thème de littérature, d'histoire, de géographie, d'histoire des arts ou d'instruction civique et morale » et serait complétée par des questions de grammaire, orthographe ou lexique. Ce libellé ambigu laisse planer deux menaces tout aussi graves. La première serait celle d'une épreuve pluridisciplinaire qui se réduirait vite à un bavardage mondain sur un thème de culture générale. La seconde serait celle d'une alternance pluriannuelle entre des épreuves disciplinaires, alternance qui risquerait de se faire au détriment de l'une ou l'autre des disciplines concernées. Quoi qu'il en soit il est manifeste que le projet ne prévoit qu'une épreuve fourre-tout dans laquelle on traiterait de tout sauf de l'enseignement du français : des questions aussi cruciales que celles de l'apprentissage de la lecture, l'acquisition du langage oral, ou l'évaluation des écrits ne pourraient être abordées dans le cadre d'une telle épreuve.

Et il n'est pas envisagé non plus d'épreuve orale pour compenser ce manque.  

Le fait qu'il ne soit pas prévu d'épreuve vérifiant systématiquement et de façon fiable les capacités à enseigner le français à l'école primaire est doublement grave : d'une part, cette absence d'épreuve spécifique met l'État employeur en situation difficile en lui faisant assumer le risque de recruter des futurs enseignants qui ne seront pas en mesure d'apprendre à lire, écrire et parler aux enfants qui leur seront confiés car ils n'auront sur ces thèmes que des connaissances triviales ; d'autre part, cette lacune influera négativement sur le cursus en amont du concours. On sait en effet que les examens et concours ont comme vertu non seulement de sélectionner les candidats en fonction des aptitudes qu'on attend d'eux, mais aussi de piloter les études préparant à ces examens et concours. S'il n'existe pas d'épreuve sanctionnant les connaissances relatives à l'enseignement du français, il est évident que les étudiants préparant le concours de professeurs des écoles n'accorderont pas l'importance qui convient à cette thématique, quand bien même elle serait inscrite dans les cursus de master.


• Débat sur la recherche et l'évaluation de la recherche

En tant qu'association intéressée à promouvoir la recherche, l'AIRDF ne peut que s'affliger devant les réactions obscurantistes qui s'en prennent à la recherche et attaquent plus particulièrement les lettres et sciences humaines, cible traditionnelle des pourfendeurs de la culture et de la vie intellectuelle.
L'activité même de recherche est vilipendée, les institutions qui les encadrent sont assaillies et les personnes qui y oeuvrent sont agressées par des propos malveillants, mal informés et malappris.  
Mais au-delà de ce climat passionnel, la situation actuelle est préoccupante car elle voit s'imposer un modèle unique d'évaluation de la recherche qui ne tient pas compte des spécificités des objets d'étude, des méthodes d'investigation et des formes de diffusion propre à chaque communauté scientifique.
Ainsi les recherches en didactique du français ont, outre leurs spécificités méthodologiques et leurs finalités propres, deux particularités dont les critères d'évaluation qui semblent se dégager ne tiennent pas compte : ces recherches associent des personnels de différents statuts, et elles sont publiées majoritairement dans des supports de langue française, conformément à leur visée qui est de contribuer à la diffusion du français et à son enseignement. Ces deux caractéristiques ne sont pas prises en compte par les modalités d'évaluation mises en oeuvre par les instances qui en ont la charge, et il conviendrait donc qu'une réflexion s'engage à ce sujet.


Sur ces deux dossiers, celui de la formation et du recrutement des enseignants, et celui de l'évaluation de la recherche, la volonté de notre association n'est pas de demeurer sur des positions fixistes. Bien au contraire nous souhaitons que des évolutions aient lieu et nous voulons y contribuer. Mais dans un cas comme dans l'autre, trois conditions sont nécessaires pour assurer la réussite des projets à venir :

- il est indispensable que les dossiers soient envisagés dans toute leur complexité et en fonction de l'ensemble des enjeux qui les sous-tendent. Ainsi en ce qui concerne les nouveaux masters menant aux métiers de l'enseignement, outre les remarques mentionnées plus haut, il convient d'examiner comment ces formations se situeraient par rapport à l'offre actuelle de master, et comment elles s'articuleraient avec la poursuite d'un cursus de recherche et avec la préparation à l'agrégation ;


- il est indispensable d'assurer un cadrage suffisamment efficace pour éviter que ce soient la rivalité et la concurrence qui se chargent de réguler les offres de formation comme s'il s'agissait d'un marché, et assez souple pour tenir compte des ressources et des situations locales. De même, il est nécessaire de disposer de prévisions sur les recrutements à venir pour assurer une régulation des flux et mettre en oeuvre des formations adaptées à ces flux.


- il est indispensable que le traitement de ces dossiers fasse l'objet de véritables concertations avec les partenaires qui auront à porter les projets ou à les mettre en oeuvre.


Compte tenu de ces remarques, il est manifeste qu'il convient de reporter pour un an le dispositif actuel de formation et de recrutement des enseignants, afin que s'engagent de véritables négociations sur ces thèmes, négociations auxquelles l'AIRDF demande à être associée.  

1Certes, en tant qu'association centrée sur des questions relatives à l'enseignement du français il ne nous appartient pas de prendre position sur les épreuves de langues anciennes. Mais dans la mesure où un lien historique relie l'enseignement du français à celui des langues anciennes, nous ne pouvons que nous indigner du sort réservé aux langues anciennes, manifestement affaiblies dans le projet de CAPES de lettres classiques.