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Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky

Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky

Publié le par Marielle Macé

[ Agenda militant ]

[Le lendemain, autre conférence de Noam Chomsky: Le Monde diplomatique organise une conférence-débat avec N. Chomsky au Théâtre de la Mutualité, à 16 heures. Chomsky reviendra enfin au Collège de France le lundi 31 mai pour une conférence intitulée "Understanding and Interpretating : Language and Beyond"]

Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky

Regarder les vidéos du colloque: Rationalité, vérité et démocratie - Bertrand Russel, Georges Orwell, Noam Chomski (version française) 


Vendredi 28 mai 2010, de 9 heures à 18 heures

Collège de France
Amphithéâtre Marguerite de Navarre
11 place Marcelin-Berthelot, Paris 5ème

Accès libre sans réservation dans la limite des places disponibles.

Ce colloque sera intégralement retransmis en direct sur le site web du Collège de France. Des vidéos intégrales en français et en anglais seront téléchargeables une semaine plus tard sur la page de la chaire de Philosophie du langage et de la connaissance.

Programme

9 heures : Jean-Jacques ROSAT, maître de conférences au Collège de France
Russell, Orwell, Chomsky : une famille de pensée et d'action

10 heures : Pascal ENGEL, professeur à l'université de Genève
La vérité peut-elle survivre à la démocratie ?

11 heures : Pause

11h15 : Thierry DISCEPOLO, directeur de la revue et des éditions AGONE
Tout ça n'est pas seulement théorique. Notes sur la pratique d'une ligne éditoriale

14 heures : Jacques BOUVERESSE, professeur au Collège de France
Bertrand Russell, la science, la démocratie et la poursuite de la vérité

15 heures : John NEWSINGER, professeur à Bath Spa University
George Orwell and Democratic Socialism (conférence en anglais)

16 heures : Noam CHOMSKY, professeur au MIT
‘Power-hunger tempered by self-deception' (conférence en anglais)

17 heures : Discussion générale

18 heures : Fin du colloque

Argument
On peut, en reprenant la distinction importante que fait Paul Boghossian dans La Peur du savoir[1], distinguer deux formes de constructivisme social. Selon la première, il n'y a pas de faits qui soient indépendants du genre de théorie (ou, comme dirait un wittgensteinien, de « jeu de langage ») que nous choisissons pour les décrire. Selon la deuxième, moins radicale et à première vue plus plausible, ce sont seulement les faits d'une certaine catégorie, ceux qui ont trait à ce qui constitue une croyance justifiée ou rationnelle, qui sont socialement dépendants et, par conséquent, relatifs : nos croyances peuvent être justifiées par des données qui ne sont pas nécessairement le résultat d'une construction, mais ce qui constitue ou ne constitue pas une donnée pertinente et probante pour l'adoption d'une croyance l'est forcément. La conséquence qui résulte de cela est un effacement de certaines des distinctions les plus fondamentales sur lesquelles semblait jusqu'à présent reposer notre culture, par exemple celles que nous sommes habitués à faire entre science et religion, science et morale, science et politique, science et philosophie, science et esthétique, etc. Il n'y a pas de raison de continuer à croire qu'un désaccord scientifique a une nature fondamentalement différente de celle d'un désaccord moral, politique ou esthétique et se résout d'une façon également différente, à savoir par l'application de normes qui peuvent être qualifiées de « rationnelles » et « objectives ». Comme le dit Rorty, « qu'est-ce qui pourrait montrer que le différend [scientifique] Bellarmin-Galilée est ³d'une autre espèce² que le différend [politique] Kerenski-Lénine, ou celui [esthétique] qui opposa la Royal Academy et Bloomsbury dans les années 1920 ?[2]»
Bertrand Russell, George Orwell et Noam Chomsky ont entre eux au moins un point commun important et même déterminant : le rejet catégorique de la conception constructiviste et relativiste de la croyance justifiée, telle qu'elle vient d'être décrite. Tous les trois sont convaincus qu'en dépit de toutes les critiques qui ont pu être formulées contre des concepts comme ceux de « vérité » et d'« objectivité », ceux-ci n'ont rien perdu de leur importance, aussi bien du point de vue pratique ­ et en particulier politique ­ que du point de vue théorique. Et ils acceptent également tous les trois, comme une chose qui peut difficilement être contestée, qu'il y a des faits objectifs concernant ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, et que, si nous considérons comme important de ne croire, autant que possible, que des choses qui ont des chances raisonnables d'être (objectivement) vraies, c'est encore la science, en dépit de tous les abus dont elle peut s'être rendue coupable et de tous les reproches qu'elle peut avoir mérités, qui fournit le meilleur exemple de la façon dont on peut parvenir à des croyances justifiées, tout au moins en matière factuelle. Lorsqu'il s'agit de se prononcer sur la question de savoir si c'est Galilée ou le cardinal Bellarmin qui a raison, même la parole révélée qui est contenue dans la Bible et qui donne à la question la réponse ptolémaïque doit s'incliner devant la conclusion à laquelle aboutit la théorie qui s'appuie sur l'observation, l'induction, la déduction et sur l'inférence qui conclut à la vérité, au moins probable, de la meilleure explication. Ce n'est pas seulement ce que pensent, dans leur grande majorité, les gens qui appartiennent à une culture comme la nôtre, c'est également une certitude qu'il y a des raisons de considérer comme objectivement fondée. En outre, il n'y a pas d'argument sérieux en faveur de l'idée très répandue que ce qui semble aller plus ou moins de soi dans le cas des sciences de la nature doit être remplacé, dans celui des sciences sociales, par une vision des choses complètement différente : elles sont, elles aussi, susceptibles de reposer sur des faits qui ont une existence indépendante de la connaissance que nous nous efforçons d'en acquérir, et la justification des hypothèses et des théories que nous formulons pour expliquer ceux-ci obéit à des principes qui ne sont pas et ne peuvent pas être fondamentalement différents de ce qu'ils sont ailleurs.
Il va sans dire que les auteurs qui, comme les trois dont il est question ici, considèrent les choses de cette manière peuvent donner l'impression d'appartenir à un univers de pensée qui a cessé depuis un certain temps déjà d'être le nôtre, puisque l'idée d'accorder à la science une position privilégiée semble avoir été supplantée largement par celle de la traiter plutôt simplement comme une façon possible parmi d'autres, et pas nécessairement meilleure que les autres, de connaître le monde. Cette conception ­ que Boghossian appelle celle de l' « égale validité » de toutes les croyances qui affichent une prétention à constituer une forme de connaissance ­ a beau être devenue plus ou moins une forme d'orthodoxie dans les départements de sciences sociales et dans le monde littéraire en général (pour lequel elle a évidemment quelque chose de tout à fait réconfortant), elle n'en fait pas moins partie de celles que Russell, Orwell et Chomsky soupçonnent non seulement d'être dépourvues de fondement réel, mais également d'entraîner des conséquences particulièrement désastreuses sur le terrain de la morale et de la politique. Russell, et c'est un point sur lequel Orwell est entièrement d'accord avec lui, soutient que, si nous abandonnons l'idée de la vérité objective pour celle d'une vérité plus « humaine », comprise comme consistant dans le caractère agréable ou utile de la croyance concernée, nous nous exposons à des catastrophes de la pire espèce, dont les exemples les plus spectaculaires ont été fournis par les grandes dictatures du xxe siècle, au fondement desquelles on trouve justement, d'une façon qui n'a rien d'accidentel, un mépris ouvertement affiché pour la vérité et l'objectivité, non seulement dans le domaine de l'histoire et des sciences sociales, mais également dans celui des sciences exactes elles-mêmes. Russell soutient qu'une fois que la conception de la vérité objective est abandonnée, on en arrive tôt ou tard à peu près fatalement à l'idée que la question « Que dois-je croire ? » est une question qui doit être réglée par « le recours à la force et à l'arbitrage des gros bataillons »[3]. Orwell fait, à propos de la façon dont sont rapportés les événements de la guerre civile espagnole le même genre de constatation : il se pose la question de savoir si la notion de vérité objective, en premier lieu en histoire, mais peut-être également dans d'autres domaines, n'est pas en train de disparaître purement et simplement au profit de celle d'une vérité que le pouvoir politique peut fabriquer et manipuler à sa guise, et il se demande avec inquiétude si la propagande, avec les moyens techniques dont elle dispose aujourd'hui, ne recèle pas des possibilités dont nous commençons à peine à nous faire une idée réelle[4].Tout comme Russell et Orwell, auxquels il se réfère explicitement, Chomsky est convaincu qu'au nombre des batailles politiques à la fois les plus importantes et les plus difficiles à gagner, étant donné les moyens de plus en plus démesurés que l'adversaire a à sa disposition, figure celle qui vise d'abord à faire reconnaître des faits qu'il a tout intérêt à travestir ou à dissimuler. Ce sont les dictatures, et non la démocratie, qui ont un besoin vital de l'erreur et du mensonge, et tout à craindre de la vérité objective et d'une forme d'éducation qui s'efforce de développer, chez le citoyen, l'aptitude à la chercher avec méthode et à l'accepter et la respecter une fois qu'elle a été trouvée, dans tous les cas, du moins, où il peut être question d'une vérité de cette sorte.
« Si l'on vous dit, écrit Russell, que vous souffrez d'un cancer, vous acceptez l'opinion avec autant de courage que vous le pouvez, en dépit du fait que la douleur qui vous est infligée est plus grande que celle qui vous serait causée par une théorie métaphysique inconfortable. Mais là où il est question de croyances traditionnelles à propos de l'univers, les peurs poltronnes inspirées par le doute sont considérées comme dignes d'éloge, alors que le courage intellectuel, à la différence du courage dans la bataille, est considéré comme dépourvu de sentiment et matérialiste. Cette attitude est, peut-être, moins présente qu'elle ne l'était à l'époque victorienne, mais elle l'est toujours a un degré élevé, et elle continue à inspirer des systèmes de pensée de grande envergure qui ont leur racine dans des peurs indignes. Je ne peux pas croire ­ et je dis cela avec toute l'insistance dont je suis capable ­ qu'il puisse y avoir une quelconque bonne excuse pour refuser d'affronter les éléments de preuve qui parlent en faveur d'une chose non désirée. Ce n'est pas par l'illusion, aussi élevée qu'elle puisse être, que l'humanité peut prospérer, mais seulement par le courage et la constance dans la poursuite de la vérité.[5]» Ce n'est pas une exagération de remarquer que nous sommes aujourd'hui, à bien des égards, revenus probablement beaucoup plus près de l'époque victorienne que ne l'était Russell, et que l'attitude qu'il déplore
bénéficie d'une forme de légitimité et d'honorabilité plus grande que jamais. Pour lui, il était encore à peu près évident que la démocratie et la poursuite de la vérité ­ même quand la deuxième risque de nous priver de certaines des illusions dont nous croyons avoir le plus besoin ­ constituent deux entreprises solidaires, qui ont besoin des mêmes appuis et se heurtent aux mêmes obstacles : tout ce qui offre à la liberté d'examen et de recherche un espace plus grand va à la fois dans le sens d'un progrès de la démocratie et d'une augmentation des chances que nous avons de connaître la vérité. C'est une conviction que nous avons perdue aujourd'hui largement, au profit de l'idée que le progrès de la démocratie consiste plutôt désormais, pour une part essentielle, dans une mise en question radicale de l'idée de vérité ­ la volonté de vérité ne pouvant être justement que l'antithèse et l'ennemie de la volonté de liberté. À l'occasion de la venue de Noam Chomsky à Paris, une chose qui malheureusement n'était pas arrivée depuis bien longtemps, on se demandera s'il ne serait pas temps, sinon de revenir à cette idée, du moins de consentir à réfléchir un peu plus sérieusement à ce qui a pu la faire naître dans l'esprit de ceux qui l'ont conçue et est susceptible de la justifier dans celui des gens qui, comme l'ont fait Russell et Orwell, continuent aujourd'hui à la trouver importante et même essentielle.
Jacques Bouveresse




[1] Paul Boghossian, La Peur de savoir. Sur le relativisme et
le constructivisme de la connaissance [Fear of Knowledge. Against Relativism
and Constructivism, 2006], Agone, 2009.

[2] Richard Rorty, L'Homme spéculaire [Philosophy and the
Mirror of Nature, 1979], éditions du Seuil, 1990, p. 365-366.

[3] Bertrand Russell, « Le pragmatisme » [« Pragmatism »1909],
dans Essais philosophiques, PUF, 1997, p. 163.

[4] George Orwell, « Réflexions sur la guerre d'Espagne » [«
Looking back on the Spanish war », 1942], dans Essais, articles et lettres,
Ivréa et L'Encyclopédie des nuisances, 1995-2001, vol. II, p. 312-334.

[5] Bertrand Russell, Fact and Fiction, George Allen and Unwin,
1961, p. 46.