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Nouvelle parution
Raison publique, 18:

Raison publique, 18: "Retour à la vie ordinaire"

Publié le par Marc Escola (Source : Sylvie Servoise)

Référence bibliographique : Raison publique, PUR, 2014. EAN13 : 9782753533233.


RAISON PUBLIQUE

Presses Universitaires de Rennes

Printemps 2014 - n°18

L’idée du retour à la vie ordinaire est doublement paradoxale. La vie ordinaire est un objet indéfinissable et étrange, dont on ne prend conscience ou connaissance qu’une fois qu’il est perdu, ou éloigné : les études réunies dans ce dossier de Raison publique décrivent ainsi différentes situations de perte ou de fuite de l’ordinaire. Ces situations sont de natures très diverses. Elles renvoient parfois à des conditions pathologiques, comme l’indique l’étude de Pascale Molinier et Lise Gaignard, "L’ordinaire tient à un fil". Cette dimension pathologique elle-même entretient des frontières troubles avec l’état dit de "santé" ou de "normalité" : nous sommes toujours tous, de façon délibérée ou non, au bord de l’extra-ordinaire, de la perte de l’ordinaire.

D’autres situations nous inscrivent dans des contextes historiques de rupture : la guerre, l’expérience de la violence, de l’exil, de l’emprisonnement. Les contributions de Sylvie Servoise ("L’“ordinaire” des camps") et de Michel Naepels ("Après toutes ces guerres") sont des réflexions sur la manière dont l’idée ou le désir d’un retour à l’ordinaire imprime sa marque dans des moments où ce retour paraît tout à fait impossible à imaginer et à réaliser. Toutes ces situations de rupture incitent à réaliser et représenter ce qui est perdu, comme objet de nostalgie : d’une normalité tenue pour acquise et invisibilisée, jusqu’au moment où elle s’effondre, et où il faut alors la réinstaurer. Elle est, comme dans les stratégies goffmaniennes de réparation, ce qui doit être visé par l’individu et les collectivités. Mais que savons-nous de la signification de la visée d’un retour à l’ordinaire ? Celle-ci s’avère difficile à démêler et complexe, ainsi que le montre la réflexion de Hourya Bentouhami sur la justice, "Qu’est-ce que réparer ? De la justice réparatrice à la réparation du bien commun." Cette visée doit faire l’objet d’une réflexion critique, car souvent indiscutée, elle s’impose au détriment d’une réelle attention aux parcours individuels, à leurs singularités et aux désirs qui les étayent. C’est ce qu’illustre l’étude de Séverine Mayol sur l’objectif de réinsertion sociale : "L’ordinaire comme commencement du travail sur soi : le cas de la prise en charge des hommes et des femmes sans domicile." La dimension critique de la réflexion est d’autant plus requise que la visée du retour à la vie ordinaire a parfois une signification politique ambivalente. C’est ce que pointe l’analyse de M. Bessone, "Le territoire national comme ordinaire de la solidarité politique : réflexions à partir du cas des roms migrants en Europe."

Dans tous ces cas, le retour à la vie ordinaire n’est pas un retour en arrière, et la rupture a mis en évidence la vulnérabilité de l’ordinaire, le fait qu’il est toujours déjà perdu ou mythologique. Il s’agirait alors de faire retour, pour reprendre une expression de Stanley Cavell, "là où l’on n’a jamais été" – d’où ce qu’il appelle "l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire", et de la vie ordinaire comme par définition ce qui est menacé, voire inaccessible. S’approprier sa vie quotidienne devient alors un travail permanent, et c’est bien ce qu’on entend dans l’idée de ce retour. La contribution de Hélène L’Heuillet éclaire cette dimension à partir du travail mené dans le cure psychanalytique : "Le sujet de l’inconscient, une exception ordinaire ou l’ordinaire dans la cure psychanalytique."

Car savons-nous vraiment ce qu’est la vie ordinaire, ce qui nous est ordinaire ? N’y a-t-il pas là quelque chose d’à la fois évident et mystérieux ? L’ordinaire n’est pas le sens commun, car il n’a rien d’évident, et nous ne savons pas ce que c’est. Mais il y a bien un rapport entre l’ordinaire et le commun, le partagé. La vie ordinaire et tout « retour » à elle se fait par le partage d’un langage et de formes de vie.

– C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie (Wittgenstein).

La forme de vie humaine, comme le langage humain, est à la fois commune, partagée et quotidienne, structurée par la répétition.

Pour la philosophie, l’idée d’ordinaire est à la fois objet de rejet et de fascination, l’ordinaire est comme l’autre de la philosophie, ce qu’elle veut, dans son arrogance, dépasser, mais aussi ce vers quoi elle aspire, nostalgiquement, à retourner, dans la (dé)négation de notre langage ordinaire et de notre caractère ordinaire, dans la fausse évidence de nos « croyances ordinaires » ou de nos « formes de vie ». La tâche de la philosophie de l’ordinaire serait nous ramener à nous-mêmes – ramener nos mots, dit Wittgenstein, « de leur usage métaphysique à leur usage quotidien », sur terre, ramener la connaissance du monde à l’acceptation du réel, ramener aussi notre fantasme de connaissance ou de proximité d’autrui à la pratique et à la coordination sociale ordinaire – ce qui n’a rien d’aisé ni d’obvie, et fait de la recherche de l’ordinaire la quête la plus difficile qui soit, même si (précisément parce que) elle est là, à portée de n’importe qui. Des raisons d’être de cet objectif et des difficultés à l’atteindre, témoignent les contributions de Albert Ogien et de Marie Gaille, "Revenir à l’ordinaire – l’exercice de la connaissance en situation d’intervention" et "Le retour à la vie ordinaire : un enjeu épistémologique pour la philosophie morale".

SOMMAIRE
Retour à la vie ordinaire
Dossier dirigé par Sandra Laugier et Marie Gaille

- Sandra Laugier - Introduction
- Pascale Molinier et Lise Gaignard -« L’ordinaire tient à un fil … »
- Hélène L’Heuillet – « Le sujet de l’inconscient, une exception ordinaire ou l’ordinaire dans la cure psychanalytique »
- Sylvie Servoise – « L’"ordinaire" des camps (R. Antelme, P. Levi, I. Kertész) »
- Michel Naepels – « Après toutes ces guerres »
- Albert Ogien – « Revenir à l’ordinaire – l’exercice de la connaissance en situation d’intervention »
- Marie Gaille - « Le retour à la vie ordinaire : un enjeu épistémologique pour la philosophie morale. Ce que nous apprend l’enquête éthique en contexte médical »
- Séverine Mayol – « L’ordinaire comme commencement du travail sur soi : le cas de la prise en charge des hommes et des femmes sans domicile »
- Magali Bessone – « Le territoire national comme ordinaire de la solidarité politique : réflexions à partir du cas des roms migrants en Europe »
- Hourya Bentouhami – « Qu’est-ce que réparer ? De la justice réparatrice à la réparation du bien commun »

Questions présentes

- Stephen Holmes - « Repenser le libéralisme et la Terreur »
- Johan Michel - « Le paradoxe de l’origine des institutions »
- Laura Quintana - « Démocratie, conflit, violence. Du pari conceptuel aux impasses politiques de la Marche patriotique en Colombie »

Critiques

- Jean-Baptiste Mathieu –« Quand la recherche littéraire redécouvre les émotions » (A propos de : Modernités 34. "L’émotion, puissance de la littérature ?", textes réunis et présentés par Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013)
- Naël Desaldeleer – « La République n’a pas dit son dernier mot » (A propos du dossier « Neo-republicanismo », paru dans la revue Diacritica, 24/2, 2010.
- Diogo Sardinha – « Revers silencieux de la violence » (à propos de Michel Naepels, Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou. Nouvelle-Calédonie), Paris, Éditions de l’EHESS, 2013.