Essai
Nouvelle parution
R Brague, Introduction au monde grec

R Brague, Introduction au monde grec

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Cyrille Habert)

INTRODUCTION AU MONDE GREC
Études d'histoire de la philosophie
de Rémi Brague


Contre la doxa contemporaine, l'étude de la philosophie ancienne peut être d'autant plus efficace que son objet est éloigné de nous. À ce point éloigné, à vrai dire, que nous n'avons même pas le droit, à haute époque, de supposer l'existence même de la philosophie comme fait avéré.


◊ UN VOLUME BROCHÉ 14,5 X 21,5 DE 256 PAGES
◊ INDEX DES NOMS PROPRES ET DES PRINCIPAUX CONCEPTS
◊ JANVIER 2005
◊ 18,50 €
◊ ISBN 978-2-35051-003-3


UNE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE A PARU DANS LA COLLECTION "CHAMPS" DES ÉDITIONS FLAMMARION EN OCTOBRE 2008.

Introduction 

Histoire de la philosophie et liberté 

Je commencerai par quelques mots sur ma petite personne, sans 

pour autant raconter autre chose que ce qu'il faut pour comprendre 

le texte qui suit. Il se trouve que j'ai changé de domaine, laissant de 

côté la philosophie ancienne sur laquelle j'avais fait mes travaux de 

thèse, pour m'occuper de choses à la fois chronologiquement posté- 

rieures et géographiquement éloignées de ce qui avait d'abord retenu 

mon attention. 

J'ai pourtant l'intention de défendre l'histoire de la philosophie 

ancienne. Faire l'éloge d'Athènes devant un parterre d'Athéniens, 

voilà qui n'est guère sorcier, comme le remarque chez Platon Aspasie, 

qui, quoique la maîtresse du plus influent homme d'État athénien, 

n'est d'ailleurs elle-même qu'une métèque  1. Mais par ailleurs, nous 

ne sommes pas sûrs que l'orateur soit vraiment sincère. Il, ou, en 

1. Platon, Ménexène,235d.

10 Introductionau monde grec 

l'occurrence, elle, peut être en train de flatter son public. Or donc, je 

suis quelque chose comme un ancien athénien qui aurait émigré en 

direction de Jérusalem et de Bagdad. En conséquence, quant à la 

matière, je suis certainement moins compétent que bon nombre 

d'autres. Mais d'autre part, on ne pourra guère me soupçonner de 

plaider pour ma propre cause. 

Pour être bref, je vais prendre la liberté de procéder dans le genre 

littéraire de la position de thèses. Je leur ai donné la formulation 

abrupte qu'exige ce style, et que le lecteur saura nuancer. 

§1. La liberté comme essence de la philosophie 

Qu'on me permette de commencer par une définition provisoire 

du concept de « philosophie ». Je dis donc : la philosophie consiste à 

affirmer la liberté et à la soutenir avec toutes ses conséquences. 

Ceci peut sembler rendre un son typiquement moderne. On pense 

au coup de clairon de Schelling dans une lettre que, âgé de vingt ans, 

il écrivit à son condisciple Hegel, qui n'avait que cinq ans de plus 

que lui : « L'alpha et l'oméga de toute philosophie est la liberté »  2. 

La liberté à laquelle il pense est la version radicale que Fichte venait 

de donner du primat kantien de la raison pratique, qui n'est pas 

vraiment une idée grecque. Et pourtant, on trouve la même idée 

dans la pensée antique, elle aussi. Il me faut rappeler ici des choses 

bien connues : nous lisons déjà chez Platon une caractérisation de la 

dialectique, c'est-à-dire de la plus haute discipline de la philosophie, 

comme étant l'art libéral authentique, la science des hommes libres 

(hè tôn eleutherôn epistèmè)  3. Aristote définit la sagesse comme le 

genre de connaissance qui existe en vue de soi-même, ce qui est le 

privilège des hommes libres  4. Plus tard, nous lisons chez Syrianus, 

commentateur néoplatonicien d'Aristote : « se débarrasser de la liberté 

2. Schelling, Lettre à Hegel, 4 février 1795, Briefe an und von Hegel ; éd. J. Hoff- 

meister, Hambourg, Meiner, 1969, t. 1, p. 22. 

3. Platon, Sophiste,253c7 s. 

4. Aristote, Métaphysique,A,2,982b24-28.

Histoire de la philosophie et liberté 11 

fait de la philosophie une entreprise superflue (le in nobis interemptum 

superfluam pronuntiat philosophiam) »  5. Tout ce qui représente un 

danger pour la liberté en représente aussi un pour la philosophie. 

On peut résumer les traits principaux de la discipline philo- 

sophique en les regroupant sous le chapitre de la liberté. J'ai choisi 

trois de ces traits : l'origine, la méthode et le but de la philosophie. 

1. Quant à son origine concrète, c'est-à-dire sociale, la philo- 

sophie s'enracine dans la situation idéale d'un dialogue ouvert auquel 

quiconque le veut a le droit de prendre part et dans lequel, en outre, 

les arguments sont jugés pour ce qu'ils valent, abstraction faite de 

l'origine, c'est-à-dire des qualités des personnes qui les avancent. 

Bien entendu, une situation de ce genre n'est guère plus qu'un 

idéal. Elle constitue la transposition de la liberté philosophique en 

uneparrhèsia sociale. Cela implique l'exigence d'un contrôle collectif 

du discours philosophique. La première conséquence de ce fait est 

que des énoncés philosophiques doivent être compréhensibles. Certes, 

le vocabulaire et le style de la philosophie sont tout à fait particuliers, 

de sorte qu'ils ne peuvent pas ne pas avoir l'air étranges. Et pourtant, 

en principe, la philosophie doit parler la même langue que l'homme 

en général. 

2. Quant à la méthode philosophique, la liberté en est le principe, 

là aussi. On me permettra d'appeler cette méthode du nom de 

« phénoménologie ». Je n'entends pas par là une quelconque école 

particulière, qu'il faudrait distinguer de tendances ou de styles 

rivaux, mais bien la phénoménologie telle qu'elle se comprend elle- 

même, c'est-à-dire, pour citer en personne son fondateur, Husserl, la 

« nostalgie cachée de toute la philosophie moderne »  6. Or, la phéno- 

ménologie repose sur une conjonction de deux libertés : elle s'efforce 

de libérer notre regard des préjugés et préconceptions de toutes 

5. Syrianus cité par Proclus, De providentia [latin], XII, §66 ; éd. D. Isaac, 

Paris, Belles Lettres, 1979, p. 83. 

6. Husserl, Ideen zu einer reiner Phänomenologie…, § 62 ; éd. W. Biemel, La 

Haye, Nijhoff, 1950, Husserliana, t. III, p. 118.

12 Introductionau monde grec 

sortes ; c'est pour nous permettre par là de recevoir le donné tel quel, 

c'est-à-dire tel qu'il se donne librement comme ce qu'il est, et avec 

les caractéristiques qui font de lui ce qu'il est. 

3. Enfin, le but ultime de la philosophie est une prétention à 

l'universalité, la prétention à atteindre des vérités qui valent pour 

tout le monde. Il y a là une conséquence de plus du fait que l'on a 

pensé jusqu'au bout le principe de la liberté : l'universel est l'espace 

ouvert dans lequel aucune frontière fixe n'a le droit de subsister, car 

sa présence limiterait la liberté. 

La servilité 

Or donc, quelles sortes de choses peuvent-elles mettre en danger 

l'entreprise philosophique ? Quels sont les ennemis de la philo- 

sophie ? S'il est vrai que la philosophie est fondée sur la liberté, ces 

dangers et ces ennemis doivent être ceux de la liberté même. En 

conséquence, ils ne peuvent pas venir du dehors. Certes, les gens 

libres en général, et les philosophes en particulier, qui ne font pas 

exception ici, peuvent très bien être privés de leur liberté. Mais la 

libertécomme telle ne peut pas être vaincue si elle ne commence par 

se rendre. 

Les ennemis de la philosophie doivent donc être à l'intérieur 

même de la liberté, ils doivent être pour elle des tentations, des ten- 

tations qui ne sont là que pour elle. La pire de toutes celles-ci est la 

servitude, et elle culmine quand elle est une servitude volontaire, 

c'est-à-dire quand elle est servilité. Mais pourquoi donc devrions- 

nous choisir l'esclavage ? Parce que la liberté ne peut pas ne pas pro- 

duire l'angoisse devant le risque que doit courir tout être libre. Si la 

philosophie est l'affirmation et la défense de la liberté, son terrain 

nourricier n'est autre que l'angoisse. Pas n'importe quelle angoisse, 

cependant, mais une angoisse contrôlée, une angoisse féconde. Reste 

que la liberté est désagréable et que nous pouvons essayer d'y échapper. 

Je vais maintenant essayer de présenter en esquisse le type de ser- 

vilité auquel la philosophie doit faire face. Je viens de distinguer trois 

dimensions de la philosophie. Chacune de celles-ci peut céder à une 

tentation spécifique. 

Histoire de la philosophie et liberté 13 

Devant les formalismes 

En face de l'exigence d'une communication ouverte, nous trouvons 

la servilité envers les langages formels. Je n'ai rien à reprocher à ces 

langages en tant que tels. Mais l'application d'une méthode peut 

devenir une médication destinée à nous permettre d'alléger notre 

angoisse. Ce faisant, nous fuyons celle d'avoir à questionner. Les 

psychanalystes décrivent les conduites rituelles des maniaques et les 

interprètent comme ce qui permet à certains névrosés de parer la 

montée d'une angoisse qu'ils craignent de ne pouvoir tenir en 

respect. L'un de ceux-ci, George Devereux, a appliqué cette idée aux 

sciences humaines et expliqué que la volonté de mettre l'accent de 

façon excessive sur une méthode stricte peut provenir du désir d'évi- 

ter l'angoisse que nous ne pouvons pas ne pas éprouver chaque fois 

que, étudiant l'humain comme tel, nous sommes du coup nous- 

mêmes en question comme être humains. Ce faisant, nous nous dé- 

robons au caractère très problématique de notre propre humanité  7. 

Devant les sciences 

Quant à la méthode philosophique, il y a beau temps que la 

philosophie a dû accepter que les sciences de la nature revendiquent 

leur indépendance. Elle a dû accepter de ne pas être une science, à 

tout le moins pas une science comparable aux sciences de la nature. 

La servilité envers les sciences peut prendre plusieurs aspects. J'en 

choisirai ici deux seulement. 

Tout d'abord, l'imitation, l'essai de singer la science. Depuis 

Galilée, les sciences de la nature ont parlé une autre langue que 

l'homme, à savoir la langue des mathématiques  8. Pourquoi la philo- 

sophie ne ferait-elle pas comme elles en ayant son propre langage 

symbolique ? L'usage d'un symbolisme a au moins un avantage : le 

lecteur sait dès le départ que l'oeuvre qu'il a devant lui est d'accès 

7. G. Devereux, From Anxiety to Method in the Behavioural Sciences, Paris / 

La Haye, Mouton, 1967. 

8. Galilée, Il saggiatore, ch. 6.