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Quel « nouvel humanisme » francophone contemporain ?

Quel « nouvel humanisme » francophone contemporain ?

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Florian Alix)

Quel « nouvel humanisme » francophone contemporain ?

Colloque international – 16-17-18 juin 2016

Université Paris-Sorbonne

CIEF - CELLF

Dans une première acception, l’humanisme est un courant de pensée européen qui naît au XVIème siècle. Il semble donc assez éloigné des préoccupations des chercheurs en littératures francophones, dont les objets d’étude se situent assez fréquemment en dehors de la sphère culturelle européenne et datent des XIXème et XXème siècles. Pourtant, on trouve, dans les racines de ce courant de pensée européen, les Grandes Découvertes, notamment l’élargissement de la géographie avec l’apparition du continent américain sur les cartes, le développement de routes maritimes unissant l’Europe à l’Asie par le biais de nombreux comptoirs sur les côtes africaines, la transformation des relations géopolitiques avec le monde arabe et ottoman. La culture européenne se transforme donc du fait de cette nouvelle géographie mondiale qui englobe les régions du monde où naîtront les écrivains francophones. On peut alors se demander quelles sont les relations que ces écrivains francophones entretiennent avec ce courant de pensée européen. Trouve-t-on chez les écrivains francophones des échos ou des traces de Rabelais, Montaigne, Erasme ? De quelle manière reprennent-ils les questionnements philosophiques, politiques et culturels que cette transformation des conceptions du monde a ouverts et que les humanistes ont eu à prendre en charge ? Quels échos trouvons-nous du carnavalesque rabelaisien chez Patrick Chamoiseau ou Daniel Poliquin ? En quoi l’écriture de Naïm Kattan s’inspire-t-elle du scepticisme de Montaigne ?

L’humanisme renaissant se fondait sur l’idée d’une amélioration de l’homme par la formation, par la fréquentation des grands textes de l’Antiquité (Bouriau, 24 et sq.). D’une part, une telle conception limitait l’accès à une humanité achevée à un cercle de lettrés, en excluant non seulement certaines catégories de la population européenne, mais a fortiori toutes les populations supposées éloignées de cette Antiquité. Mais justement un autre humanisme n’est-il pas né d’autres filiations de cette Antiquité avec le monde arabe, le continent africain ou, plus tard, dans ses lectures américaines. Par ailleurs, les écrivains francophones demeurent marqués par cette culture antique, dont ils ont hérité à travers la langue française. Qu’est-ce que la poésie de Léopold Sedar Senghor doit au lyrisme de Pindare ? Comment Wajdi Mouawad retrouve-t-il le théâtre grec ancien ? D’autre part, l’humanisme se fonde bien sur un écart linguistique puisqu’un certain nombre de ces textes qui reprennent les classiques grecs ou latins sont écrits dans les langues européennes modernes. Dans quelle mesure peut-on alors établir un parallèle avec le travail de l’écrivain francophone qui lui aussi cherche à lire une réalité culturelle dans une autre langue, le français en l’occurrence ?

Par ailleurs, l’humanisme s’est traduit par un repositionnement de l’homme au cœur des dispositifs du savoir et de l’organisation de la cité – Montaigne fonde la connaissance en faisant de lui-même le principal objet de sa démarche, Machiavel rompt avec toute référence à la Cité de Dieu. En ce sens, l’humanisme correspond à un processus de sécularisation relatif. Le terme se coupe peu à peu de son contexte culturel : il devient synonyme d’une certaine attitude face au monde, il comprend une certaine éthique qui fait de la dignité humaine une valeur cardinale. Il devient aussi synonyme d’attitude critique vis-à-vis des savoirs admis et d’ouverture d’esprit, de posture de dialogue avec l’autre, y compris avec un autre radicalement différent. En ce sens, l’humanisme dépasse la simple période de la Renaissance. On en retrouve les traces dans les philosophies des Lumières ; l’existentialisme sartrien a pu lui aussi s’en réclamer. De même, il semble qu’on peut trouver une telle configuration de pensée à l’extérieur de la culture européenne, comme le fait Mohammed Arkoun (2005, 21). Certaines littératures francophones, héritières à la fois d’un héritage européen et d’un héritage non européen, peuvent alors puiser en différentes traditions culturelles pour reconfigurer un humanisme neuf fondé sur un dialogue interculturel.

Enfin, alors même que l’humanisme voyait le jour, la dignité humaine qu’il contribuait à valoriser était sérieusement mise à mal. D’une certaine manière, l’envers de l’humanisme est la violence – cette violence à laquelle les littératures francophones se confrontent, qu’elles représentent et qu’elles conjurent parfois, dans des projets d’écriture singuliers. L’un des objets du colloque sera donc de cerner ces écritures francophones de l’humanisme. Cette configuration intellectuelle, cette forme de pensée induit-elle un style particulier ? Y a-t-il des genres spécifiques à l’humanisme francophone – on peut penser à l’essai – ou bien peut-on en trouver des traces dans le roman, le théâtre, la poésie ? Qu’en est-il de formes comme l’autobiographie ? Le pamphlet ou la satire informent-il un humanisme ou bien faut-il les considérer comme l’expression d’un antihumanisme ?

A travers la conquête de ce qui allait devenir les colonies, à travers la mise en place de la Traite pour mettre en valeur ces nouveaux espaces, à travers la colonisation elle-même qui déniait tout ou partie de l’humanité des peuples colonisés, l’humanisme érigé comme une valeur par les sociétés européennes était en effet contredit dans les faits. Bon nombre d’écrivains issus des colonies ont alors dénoncé cette contradiction. Albert Memmi décrit ainsi la « déshumanisation » des colonisés comme un phénomène intrinsèque à la « relation coloniale » (1985, 105). Prolongeant cette pensée, Frantz Fanon en appelle à l’avènement d’un « nouvel humanisme » où les hiérarchies sociales fondées sur la couleur de peau seraient abolies (1971, 5). Jacques Stephen Alexis aspirait lui aussi à la refonte de l’humanisme en un mouvement qui n’exclurait personne, « un humanisme plus profond et plus quotidien, par une meilleure harmonisation des facultés humaines » (1971, 27). Senghor, en présentant la négritude comme « une certaine présence active au monde : à l’univers » (1977, 69), fait l’éloge de la culture africaine au nom d’un humanisme qui, respectueux des spécificités de chaque civilisation, est tourné vers l’universel. Amin Maalouf retrouve les échos du poète sénégalais : lorsqu’il s’inquiète du « seuil d’incompétence morale » de l’humanité (2009, 11), il déplore que le monde ait perdu ce souci de l’universel qui faisait à ses yeux la force de la pensée des Lumières.

Aux crimes de la colonisation s’ajoutent les horreurs produites sur le territoire européen lui-même par les différents totalitarismes du XXème siècle, qui ont conduit un certain nombre d’écrivains européens, comme Milan Kundera ou Agota Kristof, à choisir le français pour écrire à partir de ces expériences où la dignité humaine a été blessée. Ces auteurs mettent en texte l’expérience totalitaire et interrogent de ce fait le lien entre humanisme et démocratie. 

Une autre voie, plus radicale, consiste en une critique de l’humanisme européen. Edouard Glissant condamne fermement le concept d’universel, invitant par là à une attitude de défiance vis-à-vis de l’humanisme et à sa redéfinition. L’imaginaire animal qui contamine le monde des hommes dans l’œuvre romanesque de Mohammed Khaïr-Eddine ou d’Ahmadou Kourouma pousse l’humanité dans ses retranchements. Sony Labou Tansi dénonce les mensonges d’un progrès qui n’est qu’un « équipement (…) matériel » alors que l’universel ne peut être qu’une « cotisation volontaire des génies, des facettes, des regards, des routes, des apports… » (1986, 23-24), tandis que Naïm Kattan considère les groupes et les communautés humaines comme autant de « théâtres » dont l’effondrement contemporain, loin de conduire au réel, annonce la venue des « temps sauvages » (1971, 145). L’animalisation de l’humain, jusque chez Alain Mabanckou ou Wajdi Mouawad, ainsi que la mise en cause des discours comme masques de la sauvagerie, ouvrent-ils la voie d’un antihumanisme francophone ? Comment s’écrit cette réflexion dans l’essai ? Trouve-t-elle une forme particulière dans l’écriture romanesque, théâtrale ou poétique ?

Bon nombre d’écrivaines francophones, comme Anne Hébert, Linda Lê, Ananda Devi ou Assia Djebar, ont aussi mis en question les frontières d’un humanisme oublieux des femmes, reléguées à la marge, en dénonçant souvent la violence de cette exclusion et en mettant en cause cette autre frontière artificiellement placée à l’intérieur de l’humanité. Une telle interrogation ouvre plus largement sur la question du genre et de ses représentations et mises en scène.

On peut alors se demander si les littératures francophones, en ce qu’elles mettent en avant une imagination pluriculturelle, ne constituent pas un espace particulièrement propice à la construction d’un humanisme où l’écrivain « peut sortir des limites de son monde, élargir sa vue au-delà de ce qui est "sous lui" » (Bouriau, 59), où les auteurs peuvent adopter une diversité de points de vue et d’attitudes qui correspond à l’exigence humaniste. L’écrivain francophone se trouve ainsi souvent dans la position de Gaston Miron qui intime à sa poésie : « harangues tes frères humiliés » ;

 

qu’ainsi à l’exemple des pauvres tu as ton orgueil

et comme des pauvres ensemble un jour tu seras

dans une conscience ensemble

sans honte et retrouvant une nouvelle dignité (1996, 145)

 

Cette exigence éthique rejoint alors une ouverture des perspectives esthétiques. L’humanisme francophone n’est pas uniquement le souci des « frères humiliés » mais aussi l’ouverture de la littérature à leur parole. La définition de la culture humaine sous-jacente à la notion d’humanisme invite à considérer la façon dont les écrivains francophones repensent l’espace littéraire en déplaçant les frontières admises entre culture populaire et « Littérature » savante. Du « langagement » et des jeux de mots de Jean-Pierre Verheggen aux effets de fantastique chez Jean Ray, de la réflexion sur les contes populaires chez Abdelkebir Khatibi à leur réécriture chez Mohammed Khaïr-Eddine ou Mourad Djebel, des échos de la vie de noceurs dans la complexe poésie de Léon Gontran Damas aux intertextes issus des cultures urbaines contemporaines chez Faïza Guène ou Rachid Djaïdani, les littératures francophones proposent une autre vision, élargie, de l’homme/la femme cultivé-e, à travers un humanisme en extension qui fait de toute production culturelle la matière d’un dialogue et d’un échange.

 

Axes :

  • Les littératures francophones et l’intertexte de l’humanisme européen.
  • Les filiations antiques et la construction de traditions humanistes francophones.
  • L’humanisme en tension avec le discours colonial : stratégies intellectuelles et rhétoriques de l’humanisme.
  • Formes et genres littéraires : une esthétique et un style humaniste dans les littératures francophones ?
  • Les contours et les frontières de l’humanité : écritures de l’humain et de l’inhumain dans les littératures francophones.
  • Humanismes et antihumanismes francophones.
  • Humanismes francophones et mises en scène/performances littéraires du genre (gender).
  • De la mise au ban à la mise en dialogue, de la Littérature aux écritures plurielles de la culture : un humanisme en extension.

 

Le colloque se veut interdisciplinaire et accueillera bien sûr des communications de spécialistes des littératures francophones, mais aussi d’historiens, de sociologues, de philosophes ; les propositions offrant des lectures croisées seront les bienvenues ; toutes les aires aussi bien que les écrivains singuliers sont appelés à entrer dans le cadre de la réflexion.

 

Le colloque est organisé par le Centre International d’Etudes Francophones (CIEF), rattaché au Centre d’Etudes de la Langue et des Littératures Françaises (CELLF) de l’Université Paris-Sorbonne.

 

Les propositions sont à envoyer aux membres du comité d’organisation avant le 05 octobre 2015. Elles seront d’une longueur de 500 mots maximum, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique (5 lignes maximum). Le colloque aura lieu à l’Université Paris-Sorbonne les 16-17-18 juin 2016.

 

Comité d’organisation :

 

Bibliographie indicative :

 

  • Giorgio Agamben, Homo sacer I. le pouvoir souverain et la vie nue (1995), Paris, Seuil – « L’Ordre philosophique », 1997, 213 pp.
  • Jacques Stephen Alexis, « La belle amour humaine » (1957), Europe, 49è année, n° 501, janvier 1971, pp. 20-27.
  • Claudia Alvares, Humanism after colonialism, Bern, Peter Lang, 2006, 318 pp.
  • Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Press Pocket – Agora, 1983, 406 pp.
  • Mohammed Arkoun, Humanisme et islam, Paris, Vrin, 2005, 315 pp.
  • Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Paris, Armand Colin – « Le Temps des idées », 2014, 287 pp.
  • Christophe Bouriau, Qu’est-ce que l’humanisme ?, Paris, Vrin, 2007, 128 pp.
  • Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010, 176 pp.
  • Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966), Paris, Gallimard – Tel, 1990, 400 pp.
  • Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard / Seuil – « Hautes études », 2004, 356 pp.
  • Frantz Fanon, Peau noire masques blancs (1952), Paris, Seuil – Points Essais, 1971, 189 pp.
  • Edouard Glissant, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, 157 pp.
  • Naïm Kattan, Le Réel et le théâtral (1970), Paris, Denoël, 1971, 183 pp.
  • Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme (1978), Paris, Livre de Poche, 1987, 122 pp.
  • Amin Maalouf, Le Dérèglement du monde, Paris, Grasset, 2009, 317 pp.
  • Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur (1957), Paris, Gallimard, 1985, 165 pp.
  • Gaston Miron, L’Homme rapaillé (1970), Montréal, Typo, 1996, 258 pp.
  • Mads Rosendahl Thomsen, The New Human in Literature. Posthuman Visions of Changes in Body, Mind and Society after 1900, Londres, Bloomsbury, 2014, 256 pp. 
  • Edward W. Said, Humanisme et démocratie (2004), Paris, Fayard, 2005, 249 pp.
  • Léopold Sédar Senghor, Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, 445 pp.
  • Léopold Sédar Senghor, Liberté 3. Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, 1977, 576 pp.
  • Michel Serres, Récits d’humanisme, Paris, Le Pommier, 2009, 244 pp.
  • Sony Labou Tansi, « Lettre ouverte à l’humanité », Equateur, n°1, 1986, pp. 23-25.

 

CIEF

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