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« Puis-je appeler ce livre un roman ? » Lire Jean Santeuil aujourd’hui

« Puis-je appeler ce livre un roman ? » Lire Jean Santeuil aujourd’hui

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Stéphane Chaudier)

La revue Roman 20 / 50 consacre un numéro à Jean Santeuil ; Stéphane Chaudier (U. de Lille 3) et Jean-Marc Quaranta (Aix-Marseille Université) assurent la direction de ce dossier, pour lequel nous avons rédigé l’appel à communication ci-dessous.

« Puis-je appeler ce livre un roman ? » Lire Jean Santeuil aujourd’hui

« Qui dira le charme, le jaillissement des œuvres de jeunesse ? », se demande Jean-Yves Tadié, dans la préface de la réédition de Jean Santeuil dans la collection « Quarto[1] ». Ce charme explique la légère perplexité du lecteur, même aguerri ; il ne sait en effet pas trop comment aborder ces textes. Faut-il les lire pour eux-mêmes ? Comme une œuvre à part entière ? Comme des avant-textes de la Recherche tout en résistant aux tentations de l’analogie et de la téléologie ? Les replacer dans leur contexte fin de siècle ? Ressusciter cette époque où Proust commençait à lire Ruskin et où ses parents vivaient encore ? Mais cette austérité épistémologique peut être jugée excessive. Au nom de quoi se priverait-on de comparer l’œuvre de jeunesse au chef-d’œuvre de la maturité ? On peut ainsi relever dans Jean Santeuil tout ce qu’il annonce de la Recherche, et plus subtilement peut-être, recenser tout ce par quoi il diffère d’elle. Dans des temps très anciens, en 2004, Raymonde Coudert et Guillaume Perrier avaient rassemblé une série d’études consacrées aux surprises que Proust réserve à ses lecteurs[2]. Il n’y était guère question, avouons-le, de Jean Santeuil. Lire cette œuvre, la plus secrète, la moins aimée peut-être, de Proust, n’est-ce pas commencer par faire l’inventaire de tout ce qui nous étonne en elle ? On ne sait ce qui déroute le plus, en la relisant : y redécouvrir ce qu’on avait oublié y être déjà, ou bien y repérer des matériaux, des préoccupations que Proust plus tard abandonnera[3].

Malgré tout le charme des œuvres de jeunesse, il se pourrait bien qu’elles ne fussent en rien différentes des autres œuvres ; et qu’il soit impossible ou peu judicieux de ne pas les faire passer par la moulinette des mêmes « grandes » questions que celles que nous appliquons, avec un zèle tout professionnel, à la Recherche : gageons que, reprise à nouveaux frais, l’étude des formes (l’art du récit, de l’anecdote, les descriptions et les portraits, les configurations phrastiques, les figures, les dispositifs énonciatifs, l’écriture de la complexité) et des thèmes (le temps et l’étonnante insistance sur le vieillissement, l’art, la mondanité, l’observation sociale et politique, toutes les modalités de la sensualité, l’amour, la psychologie et les sentiments) se taillera la part du lion.

On pourra aussi aborder, en poéticien, en généticien, et même en praticien de l’écriture, l’intrigante et peut-être inopérante question de son inachèvement. Pourquoi Jean Santeuil est-il resté en chantier ? Comment les textes contemporains, la correspondance et les feuilles volantes recueillies dans le volume dit « Proust 45 » permettraient-elles de rendre compte de cet abandon ? Faut-il invoquer des circonstances extérieures à l’œuvre ou faire jouer une sorte de « vice interne » à l’œuvre, que révèlerait l’étude des formes : emploi aporétique (ou jugé tel) de la troisième personne, incapacité d’articuler les exigences du roman et celle de l’autofiction (dont le nom était, bien sûr, encore à naître), réticence à penser un dénouement romanesque satisfaisant, contrairement au finale de la Recherche où l’œuvre d’art rédime une vie ratée, déficit – ou hypertrophie – théorique du jeune écrivain ayant trop ou trop peu conscience du « message » fondamental à faire passer pour réellement écrire, semblable en cela au personnage de Du côté de chez Swann ? Y a-t-il lieu de creuser le sillon de ces hypothèses ou faut-il en « finir avec » l’inachèvement de Jean Santeuil, sans doute pour mieux y revenir… vingt ans après ?

On peut d’ailleurs entrer  dans ce qui reste un ensemble de brouillons par la porte de l’écriture, de la pratique. Aujourd’hui où l’on commence, en France, à enseigner la création littéraire, on peut se plaire à voir dans ce vaste chantier de jeunesse qu’est Jean Santeuil de nombreux défauts du débutant : une représentation naïve de l’écriture et de l’écrivain, la tentation du pastiche involontaire (textes de la classe de rhétorique ou de Balzac, par exemple), l’allusion (trop) appuyée, une tendance à prendre le texte pour un miroir et non pour un objet de création littéraire, l’incapacité à donner un plan d’ensemble, à opérer un choix, l’influence trop puissante d’un arrière fond philosophique. Il sera intéressant de se demander alors en quoi et comment le débutant encore malhabile de Jean Santeuil est lentement devenu l’écrivain adroit capable de construire et d’écrire la Recherche.

C’est poser d’une autre manière la question embarrassante entre toutes : faut-il juger ou s’interdire de juger Jean Santeuil ? Juger une œuvre, c’est mobiliser la double catégorie de l’arbitraire et de la subjectivité, qui ne font qu’un ; c’est donc faire preuve d’imprudence, de désinvolture ou d’arrogance ; autant d’aimables qualités dont garantissent le sérieux scientifique et la suspension du jugement de valeur[4]. Et pourtant, il se pourrait bien que « l’intime conviction » d’un ratage ou d’un accomplissement fût un bon conducteur de la réflexion. Ce n’est là, bien sûr qu’une idée de recherche, bonne ou mauvaise, peu importe ; elle voudrait surtout encourager les contributeurs de ce volume à s’engager sans fausse honte dans l’évaluation d’une œuvre qui, parce qu’elle échappe à l’encombrant statut de chef-d’œuvre, laisse à ses lecteurs quelques marges de manœuvre dans l’appréciation de ses charmes et… de ses limites.

 

Stéphane Chaudier

Jean-Marc Quaranta

CALENDRIER PRÉVISIONNEL

- LUNDI 19 JUIN 2017 : date limite d’envoi des propositions (1500 signes maximum)

- LUNDI 26 JUIN 2017 : acceptation des articles

- NOVEMBRE 2017 : recueil des articles (entre 15 000 et 30 000 signes espaces compris)

- JANVIER 2018 : remise du dossier

- JUIN 2019 : parution du numéro

 

 

 

 

[1] Il est peut-être significatif que Jean Santeuil soit la seule œuvre de Proust qui n’ait pas les honneurs de la diffusion universelle qu’assure la publication en « Folio ».  

[2] Marcel Proust, Surprises de la Recherche, textes rassemblées par Raymonde Coudert et Guillaume Perrier, Paris, Revue Textuel n° 45, 2004.

[3] C’est la perspective qu’adopte Gide dans son célèbre article « En relisant les Plaisirs et les Jours », Paris, NRf, janvier 1923.

[4] Comment ne pas citer la formule qui résume et ponctue le chapitre qu’Antoine Compagnon consacre à l’épineuse question de la valeur littéraire dans Le Démon de la théorie : « La valeur littéraire ne peut pas être fondée théoriquement : c’est une limite de la théorie, non de la littérature. » (Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, p. 274).