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"Preuves de vie : les SMS et e-mails de P. Guyotat entrent à la BNF", par C. Richard (rue89.fr)

Publié le par Marc Escola

Lu sur rue89.fr, 15 avril 2015 :

« Preuves de vie » : les SMS et e-mails de Pierre Guyotat entrent à la BNF, par Claire Richard

Pierre Guyotat, l’auteur de « Tombeau pour 500 000 soldats » (Gallimard, 1967) et « Eden, Eden, Eden » (Gallimard, 1970) poursuit depuis plus de 50 ans une des œuvres les plus importantes de la littérature contemporaine. Ses textes abordent dans une langue unique la guerre d’Algérie, le sexe ou encore le sacré, et sont toujours, de l’aveu de l’auteur, largement autobiographiques.

La frontière entre vie et écriture est ténue et mouvante pour cet écrivain attentif à son mythe. C’est pourquoi il a toujours accordé une très grande attention à sa correspondance autant qu’à ses archives. Et pourquoi aujourd’hui, il est le premier écrivain français à donner à la Bibliothèque nationale de France ses e-mails et ses SMS.

Archiver les écrits électroniques

En 2004, Pierre Guyotat avait déjà fait don de ses papiers et manuscrits à la BNF. Quelques années plus tard, il a recontacté la bibliothèque, Guillaume Fau, conservateur au département des manuscrits, explique :

« Il nous a proposé d’archiver ses textos et ses e-mails parce qu’il se rendait compte qu’il n’avait presque plus de correspondance uniquement sur papier. »

Le conservateur a tout de suite trouvé l’idée logique, venant d’un auteur qui a toujours apporté le plus grand soin à ses écrits quels qu’ils soient :

« Il n’emploie pas de langage télégraphique dans ses textos : il est dans une démarche d’écriture, de formalisation de sa correspondance électronique. Il a toujours dit qu’il la considérait pleinement comme une correspondance écrite, à laquelle il accorde autant d’attention qu’à sa correspondance papier. »

En tant que conservateur, Guillaume Fau considère cette nouvelle forme de correspondance comme toute aussi intéressante, d’un point de vue de recherche, que l’ancienne :

« Du point de vue intellectuel ou philosophique, il n’y a pas de différence entre la correspondance sur papier et la correspondance électronique. Elle témoigne d’un réseau de relations, d’une écriture et d’une sociabilité, et doit ainsi être conservée au même titre. »

Tous les deux mois, chez Guyotat...

La BNF ne s’était jamais lancée dans ce type d’archivage et il a fallu inventer une technique adaptée. C’est Matthieu Bonicel, responsable de l’informatisation et de la numérisation au département des manuscrits de la BNF, qui s’en est chargé. La tâche n’était pas mince :

« Guyotat a beaucoup de documents électroniques : il envoie beaucoup de textos, de mails. Il s’enregistre sur des vidéos, écrit sur un iPad mini pour pouvoir écrire couché sur son lit... »

Intéressé par l’informatique mais pas forcément très doué, Guyotat ne voulait pas sauvegarder ses archives à distance. Matthieu Bonicel se rend donc chez l’écrivain, tous les deux mois environ, pour y télécharger à même ses machines les e-mails et SMS accumulés depuis sa dernière visite.

« Je le fais toujours en sa présence, pour ne pas m’immiscer dans sa vie privée. »

Le tout est ensuite hébergé à la BNF sur des serveurs, et régulièrement mis à jour en même temps que le dépôt légal du Web – pour s’assurer que les fichiers restent lisibles même lorsque formats et plateformes changent.

7 000 textos inaccessibles

Le volume de cette correspondance est massif et appelé à grandir.

D’abord parce que les conservateurs archivent plus que le simple contenu des messages. Matthieu Bonicel télécharge toute la structure de la boîte mail : elle témoigne de l’organisation de l’écrivain et pourrait intéresser les chercheurs. De même, chaque SMS est archivé avec la date et l’heure, le numéro de téléphone, le statut (émis ou reçu). A ce jour, la BNF a récupéré plus de 7 000 textos.

Ensuite parce qu’avec l’électronique, les gens ont tendance à tout conserver. Ainsi, soupire Matthieu Bonicel :

« Dans les correspondances électroniques, les gens ne jettent rien, et on récupère toute la pub Orange, les newsletters... Or, en théorie, une fois que les documents sont dans les collections, on n’a pas le droit de les jeter. »

De plus, Guyotat lui-même livre tout en bloc, sans sélection préalable.

Aux conservateurs donc de faire le tri. Pour les spams, il suffit d’installer des filtres. Mais pour le reste ? Comment pourra-t-on accéder à cette énorme masse d’information ? Selon quels critères organiser la base de données ? Ces questions sont encore à l’étude.

De toutes façons, pour l’instant, cette correspondance n’est pas accessible au public et elle ne le sera pas de sitôt. Pour consulter les correspondances privées, le droit français exige d’obtenir l’accord de l’auteur des lettres mais aussi de ses correspondants. Car, souligne Matthieu Bonicel :

« Il y a des vidéos, des enregistrements sonores, des e-mails, des textos. Et s’y trouvent des choses intimes, qui ne concernent pas forcément que Pierre Guyotat. Cette correspondance implique aussi des gens qui ne sont pas forcément au courant de cet archivage. »

Les conservateurs trancheront donc sur les demandes des chercheurs au cas par cas, avec l’accord de l’écrivain.

« Des preuves de vie »

Cet archivage permanent des écrits quotidiens change-t-il les pratiques de Guyotat lui-même ? Ecrit-il différemment ses e-mails et ses SMS depuis que ceux-ci entrent directement au patrimoine ? Malheureusement, Pierre Guyotat nous a fait savoir qu’il ne parlait plus à la presse.

Mais l’une de ses correspondantes, la chercheuse Catherine Brun, a déjà modifié les e-mails qu’elle lui envoie depuis qu’elle sait qu’ils sont archivés :

« Il y a des effets induits à cet archivage. Je sais que cet archivage existe, mais de façon indirecte, car il ne me l’a jamais dit. Nous, ses correspondants, sommes un public captif : dans la correspondance, il est inévitable de livrer certains éléments privés, car il s’agit d’un échange. Mais je filtre dans la mesure du possible : j’écris en conscience. »

Pour cette enseignante à Paris-III, spécialiste de l’œuvre de Guyotat, l’archive qui se constitue ainsi est « plus intéressante comme geste que comme contenu ». Car elle prolonge une démarche entamée depuis longtemps par Guyotat, obsédé par l’importance de la trace, l’archivage de son existence et l’édification de son mythe de « grand écrivain » :

« Il a toujours écrit dans la perspective d’un public, même ses écrits privés. Il a été l’un des premiers à déposer des archives de son vivant. Même avant ça, il gardait des copies au carbone des lettres qu’il envoyait. Pendant longtemps, il s’est promené avec ce qu’il appelait des “preuves de vie” : des photocopies de lettres que lui avaient envoyées des gens importants, qui le rassuraient sur son statut. »

« On ne peut pas tout lire »

Pierre Guyotat est pour l’instant seul à déposer ses textos à la BNF. Mais on peut imaginer que la pratique va se répandre. Quel sera le statut de ces archives énormes ? Comment les chercheurs accéderont-ils à cette énorme masse de données brutes ?

Catherine Brun prévient que la création des bases de données risque d’appauvrir l’accès à l’œuvre :

« On ne peut pas tout lire. Et en choisissant des mots-clés, en créant certains chemins d’accès et pas d’autres, on risque de retomber sur des entrées pré-établies qui réduiront la lecture de l’œuvre. Or, quand je lis des archives, je ne sais pas toujours à l’avance ce que je cherche. Mais à force de lire, je trouve des récurrences, et le sens vient progressivement. »

Comment trier le significatif et le futile ? Comment ne pas se noyer dans ces tonnes d’informations ?

Les réponses à ces questions sont en cours d’élaboration, un peu partout dans le monde. Ainsi, la Bibliothèque royale du Danemark a créé MyArchive, un serveur sur lequel les particuliers peuvent déposer directement leurs archives en ligne. Aux Etats-Unis, tous les e-mails de l’écrivaine Susan Sontag (ainsi que le contenu de son ordinateur) sont consultables sur une machine dédiée, à l’université de Californie.

L’écriture et l’archive entrent de plain-pied dans le tout-numérique, et nous n’avons pas fini d’en observer les effets.